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Classiques Garnier

Avant-propos Boaistuau auteur

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Pierre Boaistuau ou le génie des formes
  • Author: Grande (Nathalie)
  • Abstract: Alors que l’histoire littéraire ne conserve le souvenir de Boaistuau qu’à titre de minor, traducteur et compilateur, les articles qui composent cet ouvrage le font enfin apparaître comme un auteur au sens plein du terme, un créateur de formes qui n’a cessé de renouveler son inspiration au fil de ses œuvres. Son pessimisme ontologique l’amène à une conscience politique aiguë, où il puise l’inspiration tragique qui l’amène à séduire un large public.
  • Pages: 7 to 17
  • Collection: Studies and Essays on the Renaissance, n° 125
  • Series: Éthique et poétique des genres, n° 5
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406109242
  • ISBN: 978-2-406-10924-2
  • ISSN: 2114-1096
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10924-2.p.0007
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-05-2021
  • Language: French
  • Keyword: Auteur, auctorialité, compilation, création, miseria hominis, pessimisme, récit bref, traduction
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AVANT-PROPOS

Boaistuau auteur

Alors que lhistoire littéraire ne conserve le souvenir de Pierre Boaistuau (1517-1566) quà titre de minor, son œuvre, plus vaste quon ne le sait parfois, apparaît comme un point de rencontre où viennent se croiser les fils les plus caractéristiques de lécriture de son siècle. Traducteur et compilateur, il a longtemps été perçu par la critique comme un plagiaire plus ou moins habile, à la science limitée à une imitation sans invention. Dans la lignée des derniers travaux qui lui ont été consacrés, cet ouvrage se propose au contraire de reconsidérer lensemble de son œuvre dun autre point de vue, en lappréciant enfin comme un auteur au sens plein du terme, un créateur de formes.

En effet, loin dêtre le compilateur sans imagination que lon a parfois décrit, Boaistuau est un auteur qui na cessé de renouveler son inspiration au fil de ses œuvres, et cela dans un laps de temps remarquablement court. En effet, sa période active de publication ne compte que cinq ans, et durant ces quelques années, non seulement il donne à lire la première édition du recueil de nouvelles de Marguerite de Navarre, LHeptaméron, sous le titre Histoires des amans fortunez (1558), mais il est encore lauteur de cinq ouvrages relevant de genres très divers. Son Histoire de Chelidonius Tigurinus (1556) est une « institution du prince », cest-à-dire un traité politique, tandis que le Bref Discours de lexcellence et dignité de lhomme (1558) et le Théâtre du monde paru la même année recueillent lhéritage chrétien des méditations morales sur la grandeur et la misère conjointes de la condition humaine. Sans transition, il passe ensuite au récit de fiction avec ses Histoires tragiques (1559) et ses Histoires prodigieuses (1560), narrations inquiétantes mettant en acte les drames de lhistoire aussi bien que les étranges merveilles de la nature, et qui sont à lorigine de genres littéraires qui ont prospéré aux xvie et xviie siècles, et bien au-delà. Si on y ajoute encore lHistoire des persécutions de lEglise chrestienne, parue 8de manière posthume en 1572, qui ressortit à la tradition apologétique, on doit constater quil a parcouru en quelques années des domaines très diversifiés, témoignant de curiosités multiples. De plus, lorsquil présente lui-même ses œuvres comme de simples traductions (Histoire de Chelidonius Tigurinus) ou quon les analyse comme des compilations (Histoire des persécutions de lEglise chrestienne), force est de constater que Boaistuau sest astreint à une élaboration qui la conduit à renouveler les genres quil illustre, si bien quil semble avoir délibérément cherché à déguiser ses nouveautés du manteau de la tradition, comme tant dautres écrivains du xvie siècle. Telle est lintuition à lorigine de cet ouvrage qui, usant de loccasion de la commémoration du cinq-centième anniversaire de la naissance de Boaistuau dans la région nantaise, a cherché à rassembler les contributions des meilleurs spécialistes pour faire un bilan de lensemble de son œuvre et ouvrir de nouvelles pistes de lecture. Trois grandes orientations se dégagent de cet ensemble et permettent de saisir les tensions à lœuvre chez le polygraphe.

Pessimisme politique
et rhÉtorique du doute

En confrontant la première œuvre de Boaistuau avec sa dernière réalisation, on constate la permanence dune pensée dauteur, sinon complètement originale, du moins cohérente, orientant son écriture vers la réflexion politique. LHistoire de Chelidonius Tigurinus sur linstitution des princes chrétiens, publiée en 1556, rejoint en effet lHistoire des persécutions de lEglise chrestienne (1572) par le pessimisme qui marque ces méditations sur le pouvoir et sur lhistoire. Marie Barral-Baron montre ainsi que le miroir du prince, genre mal défini, a permis à lauteur alors débutant de faire sentir toutes les ombres qui pèsent sur la monarchie française à la fin des années 1550. Comme elle lécrit : « Si Boaistuau névoque aucun des événements de lactualité de son temps dans son Miroir, fidèle en cela à la tradition du Speculum, toute la tension de ces années tragiques est néanmoins sensiblement présente en ces pages ». Cest dire que la présentation de louvrage comme la simple traduction « dun livre latin 9intitulé lInstitution des Princes Chrestiens », relève plutôt du subterfuge, dissimulant la nouveauté dun regard moral dans un genre ancien.

Les analyses de Thibault Catel confirment aussi que si lHistoire de Chelidonius Tigurinus a souvent été négligée parce que considérée comme la simple traduction dun traité de Clichtove, on y trouve pourtant une réflexion plus originale quil ny paraît, loriginalité ne tenant pas tant à la pensée politique de Boaistuau quà la forme quelle prend pour sexprimer : ce nest pas seulement linflexion historique particulière que le contexte a pu inspirer à lauteur qui signale la nouveauté qui marque Boaistuau mais son écriture même. En étudiant comment lHistoire de Chelidonius Tigurinus sinscrit dans la tradition du miroir du prince tout en sen distinguant, Thibault Catel resitue ainsi ce texte dans le champ des discours établis, le confronte à ses intertextes afin de mieux en dégager la signification particulière. Il nous invite alors à lire une pensée politique personnelle « dans les interstices de la compilation, dans le choix et les coutures des sources, dans [le] jeu » de la soi-disant traduction. Et le résultat de lanalyse est clair, et convergeant avec ce quavançait Marie Barral-Baron : linstitution du prince devient chez Boaistuau un miroir de la condition humaine, et cest déjà une invitation à la méditation sur la misère humaine quouvre cette première œuvre, une misère dont le souverain nest quun exemple plus frappant que le reste de lhumanité.

Dans son article sur « La rhétorique de la miseria hominis dans le Théâtre du monde », Daniel Ménager poursuit cette réflexion sur le pessimisme qui hante lœuvre entière mais sexprime plus précisément dans le Théâtre du monde, peut-être parce que cette méditation a été composée par Boaistuau au moment où il voulait entreprendre une traduction dAugustin. Selon Daniel Ménager, le thème de la miseria hominis semble échapper chez Boaistuau à la théologie pour devenir un lieu commun de la littérature humaniste : loin dapprofondir en philosophe la dimension ontologique de cette misère, il la déploierait tel un spectacle, invitant son lecteur à la « considérer ». Sans avoir encore compris sa vocation de conteur, le moraliste sabandonne en effet au plaisir de la copia verborum, sattardant plus volontiers sur les multiples surprises que réserve le hasard (ou la « Fortune » si lon préfère) que sur les plans de Dieu. Alice Vintenon a dautres réserves à légard de la nature véritablement tragique du Théâtre du monde et sattache à y 10déceler « des contradictions internes et des éléments dialogiques [qui] tempèrent la tonalité “tragique” du propos, et suggèrent quun tableau uniformément sombre de la condition humaine, qui méconnaîtrait notamment le rôle de la Providence divine et du libre-arbitre, pourrait relever du blâme paradoxal ». En effet, on ne saurait oublier la forte charge rhétorique de tels textes : le Théâtre du monde pourrait bien nêtre quune partie dun diptyque antithétique par lequel Boaistuau entendait peindre la condition humaine, et dont le Bref Discours de lexcellence et dignité de lhomme constituerait lindispensable pendant. Les deux textes, publiés la même année, et dont on ne sait sil faut vraiment les considérer simultanément ou séparément, invitent en tout cas à considérer avec un certain recul les thèses défendues par lauteur.

Bérangère Basset tente de résoudre cette énigme en soumettant les deux textes ensemble à une lecture rhétorique, puisquils ressortissent tous deux au genre de la declamatio. Pour elle, la série de contradictions irréconciliables quils mettent en scène peut se comprendre si on se souvient que « misère et grandeur de lhomme ne se situent pas dans un rapport de simultanéité mais de succession ». Selon que la créature humaine est considérée avant ou après la Chute, ou encore à la fin des temps, le regard que porte Boaistuau varie : dans le Théâtre du monde, il sattache à stigmatiser la déchéance de lhumanité corrompue dici-bas, tandis que le Bref Discours peint la créature appelée au salut par la bienveillance du Créateur. Mais si un regard théologique peut sauver lhumanité sub specie aeternitatis, il nen reste pas moins que lhistoire, en tant quelle est le déploiement dans le temps des conséquences de la Chute, néchappe pas au tragique. Si Boaistuau sastreint à rédimer lhumanité dans le Bref Discours de lexcellence et dignité de lhomme, ce tableau plus gratifiant de lhumaine condition ne servirait-il pas à disculper lauteur du reproche de complaisance envers un tragique envahissant, synonyme dun orgueil morbide ?

En guise de contrepoint audacieux à cet ensemble qui souligne le pessimisme de lauteur, il faut mentionner la contribution de Concetta Cavallini qui envisage linfluence que la lecture du Pogge a pu exercer sur Boaistuau. Certes il ny a pas dinfluence directe et aucune certitude sur la connaissance personnelle que pouvait avoir le Nantais des œuvres du Pogge mais la gageure que soutient Concetta Cavallini lui permet de souligner des points originaux de lécriture de Boaistuau : « Aux 11éléments formels, surtout structuraux (abondances de dialogues, monologues, utilisation de la forme épistolaire, utilisation dune introduction qui, en guise de captatio benevolentiae, appelle lapprobation des lecteurs sur certains éléments connus du public, etc.), il faut en effet ajouter la présence dun ton mélangé. À côté du ton sentimental, pathétique, solennel, nous trouvons aussi le ton ironique, facétieux, visant à faire réfléchir le lecteur ». Le pessimisme si couramment relevé de lauteur mériterait-il alors quelque réexamen ?

Lau-delÀ de ce monde :
une orthodoxie pessimiste

La double postulation qui déchire lhumanité entre Ciel et terre, au prix du tragique mais avec lespérance du salut, transparaît de manière récurrente dans les réflexions et convictions de lauteur telles quelles apparaissent par exemple dans son Histoire des persécutions de lEglise Chrestienne et catholique. En faisant le récit des attaques diaboliques menées contre lÉglise par la violence (tyrannies) ou la ruse (hérésies), Boaistuau sinscrit dans une intention apologétique sous le signe de linfluence de La Cité de Dieu dAugustin. Bruno Méniel, montrant comment Boaistuau use dune rhétorique percutante fondée sur le témoignage et dune poétique de la merveille, prouve la nature militante du texte, reflet des combats dune Église de nature elle-même militante. Surtout il montre comment, conformément à la doctrine augustinienne qui veut que Dieu ait permis au mal dexister pour mieux permettre au bien de se manifester, tout finit par entrer au service du plan salvifique de Dieu, y compris lhérésie elle-même, qui sert doccasion à la doctrine orthodoxe pour se purifier.

Mais, si peindre la « fresque historique » (Valerio Cordiner) des persécutions souffertes par lÉglise témoigne dune entreprise apologétique, cela donne simultanément à Boaistuau loccasion de dresser un réquisitoire sans appel contre les tyrans. Car, comme le rappelle Valerio Cordiner, il y a une incompatibilité ontologique entre Dieu et César, entre lordre divin, qui relève de la Grâce, et lordre humain, qui tient 12de la politique : or « la tradition, le savoir et la foi saccordent pour faire de la tyrannie un symptôme du dérèglement du monde sous lemprise de Satan ». Cette conscience de la collusion entre le pouvoir et le Mal amène Boaistuau, sans être un monarchomaque, à être sensible aux formes de résistance aux pouvoirs abusifs. Ainsi lHistoire des persécutions, œuvre posthume et la moins connue de lauteur, entre en écho avec les débats contemporains sur les rapports entre loi et justice, sujets chrétiens et souverains, souverains du monde et souverain des cieux, monarchies et Papauté. Cest encore un pessimisme tragique qui marque cette vision de lhistoire politique, pessimisme qui exprime sur un mode volontiers paradoxal les idées religieuses de Boaistuau.

Selon un schéma réciproque et antithétique, ce même pessimisme se retrouve dans la conception de lamour, compris comme le désir obsessionnel dune unique personne. Si, comme le montre Ulrich Langer, il relève principalement dune véritable maladie de lesprit, il ne sidentifie pourtant pas à la luxure médiévale. De manière plus complexe et plus moderne, la conception de Boaistuau amalgame en effet différentes traditions : la tradition néoplatonicienne de la « fureur » amoureuse, la tradition de lamour-mélancolie, et celle de lamour pétrarquiste. Lamour appartient donc bien aux fléaux qui affligent lhumanité, mais pas tant parce quil serait en soi un péché, que parce quil ôte à lindividu la maîtrise de soi et léloigne par conséquent du reste de la communauté humaine : ce nest pas tant au péché auquel est sensible lauteur quà la rupture des liens sociaux.

On peine donc à situer avec certitude les convictions religieuses de lauteur, qui mêle stricte orthodoxie chrétienne, voire catholique, et sensibilité à des courants profanes. Les analyses de Bénédicte Boudou sur la manière dont la religion sexprime au travers des Histoires tragiques prouvent ces ambivalences : si lhomme sans Dieu, soumis à ses passions, est plein de misère, il peut atteindre la grandeur quand il se met au service de la volonté divine. Mais surtout Boaistuau manifeste un goût pour les narrations mettant en scène des cas où la fortune sacharne contre le bonheur de jeunes gens. Plus que Bandello, qui donnait le beau rôle au hasard, masque de la Providence, Boaistuau semble sinterroger sur les silences de Dieu en mettant volontiers ses personnages aux prises avec leurs responsabilités, les confronte à leur libre arbitre et à leur capacité à prêter attention à la voix de leur conscience. Le tragique relève ici non 13dune transcendance, mais de lincompréhension et/ou de limpuissance de lindividu aux prises avec la vie même.

Ce pessimisme qui marque lhistoire des hommes, comme individus et comme société, nempêche pas un optimiste sur le plan transcendant : Boaistuau est fidèle à la doctrine de lÉglise qui veut que le prince de ce Monde ne puisse rivaliser au plan théologique avec Dieu tout-puissant. Marianne Closson rappelle en effet que la conception que Boaistuau se fait de la puissance maléfique qui mène le monde, Satan, « sinscrit dans la doxa formulée par Augustin et reprise comme dogme par lÉglise : le diable nest que linstrument de Dieu ». Le paradoxe nest quapparent, et si le diable par ses sortilèges, ses prodiges et ses monstres peut effrayer le croyant, le seul danger vient en fait du risque de perdre la vraie foi : le diable, si présent dans les Histoires prodigieuses, y compris par limage, incarne surtout les multiples religions « qui assiègent la chrétienté et qui sont présentes jusque dans son sein ».

Plutôt que de souligner combien le discours de Boaistuau stigmatise une de ces religions conçues comme forcément diaboliques, le travail que propose Tristan Vigliano permet alors de se faire une idée plus précise sur lune dentre elles, lislam. En effet, Boaistuau a consacré à lhistoire de Mahomet une assez longue digression dans le septième chapitre de lHistoire de Chelidonius Tigurinus. On peut sétonner de cette curiosité, car malgré les relations commerciales, diplomatiques ou militaires qui pouvaient sétablir entre le royaume de France et lEmpire ottoman, et malgré des récits de voyage de plus en plus nombreux vers lOrient, ce monde restait encore largement terra incognita, et donc aussi terra fabulosa au xvie siècle. Or la curiosité de Boaistuau, qui sexplique sans doute par le désir de plaire au dédicataire, le duc de Nevers, lamène à compiler des sources de bonne qualité, et donne une idée assez juste de limage somme toute très marginale quun humaniste pouvait avoir de lislam.

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Conter le monde en formes choisies

La première contribution de Boaistuau à lhistoire de la fiction narrative prend la forme de la première édition du recueil de Marguerite de Navarre, LHeptaméron, en 1558, sous le titre Histoires des amans fortunez. En changeant lincipit du recueil, en modifiant son ordre et en lui ajoutant une table générale et un résumé pour chaque nouvelle, Boaistuau a procuré une édition que la postérité a éliminée pour lui préférer celle de Claude Gruget publiée en 1559. Emily Thompson reprend ce dossier pour montrer combien cette édition a compté et continue à compter dans lhistoire de lécriture des nouvelles comme dans les pratiques critiques sur LHeptaméron : « Sa redistribution des nouvelles, son interprétation du rôle que jouent les devisants, sa transformation des nouvelles en histoires tragiques, tout cela met en valeur le rôle des lecteurs dans les choix éditoriaux des recueils de nouvelles au xvie siècle et peut encore nous informer sur lévolution des genres littéraires de cette époque ».

Mais le legs le plus important de Boaistuau à la postérité sincarne surtout dans sa création personnelle de nouvelles formes narratives, de fictions brèves, qui pourrait bien faire de lui un lointain ancêtre du thriller policier et de la littérature fantastique. Si, en écrivant les Histoires tragiques puis les Histoires prodigieuses, Boaistuau a fondé deux genres promis à un bel avenir, il a dabord voulu éveiller la curiosité de son lecteur en alliant visée édifiante et goût du sensationnel. Cette poétique de la simultanéité paradoxale, que nous avons déjà notée, Frank Lestringant lexplore dans les Histoires prodigieuses où, dans une logique cumulative, Boaistuau additionnent les hypothèses, même contradictoires : en ne choisissant pas entre « Dieu et le diable, entre laction admirable du Créateur dans un monde infiniment divers, et la parodie satanique du Prince des ténèbres, puissance derreur et de tromperie [], les Histoires prodigieuses invitent simultanément à ladmiration et à lhumilité ». Mais le compilateur en quête de prodiges et de merveilles cherche peut-être dabord à plaire à un public varié, « au plus savant comme au plus fruste, à celui qui recherchait la cause philosophique des phénomènes comme à celui qui voyait partout la main des puissances obscures ». Les deux genres partagent ainsi un objectif commun, même si leur modalité diverge.

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Cest également la conclusion à laquelle jaboutis, après une étude synthétique des différentes formes que revêt le choix de la brièveté chez lauteur. Le souci de faire court peut en effet revêtir différentes formes (la concentration, labrègement souligné, le renvoi allusif à dautres sources, la dramatisation spectaculaire, laccélération de laction au moment opportun, etc.), mais elle concourt toujours à un effet sur le public. On peut évidemment penser quil sagit de frapper limagination du lecteur pour mieux le persuader de la démonstration morale portée par le récit, mais javance aussi lhypothèse que la forme brève en recueil correspond à linvention dune forme susceptible par sa modularité de répondre aussi bien aux attentes quaux pratiques dun public élargi.

Autre synergie des deux types de narration, on remarque quelles relèvent toutes deux de lintention de faire le tour de la miseria hominis, en sappuyant sur lhistoire conçue comme réservoir de leçons de vie. Cette rencontre entre Histoires prodigieuses et Histoires tragiques, Hervé-Thomas Campangne en trace les lignes, tout en mettant en évidence les divergences, par exemple le fait que « les Histoires prodigieuses se présentent comme des récits illustrés de phénomènes vus et observés, [tandis que] les Histoires tragiques sont davantage des récits de discours entendus ». Il nempêche que la postérité a eu du mal à distinguer les deux genres, confusion qui a pu nuire à la réputation de Boaistuau, comme le signale pour finir Hervé-Thomas Campangne.

Cette réticence de la postérité à payer sa dette à légard de Boaistuau apparaît dautant moins fondée quil a conçu des modèles largement originaux et appelés à marquer lessor de la nouvelle française. Lanalyse de Witold Pietrzak montre ainsi loriginalité de lauteur dans son traitement du discours exemplaire. Sa brièveté ne lempêche pas de rechercher des formes damplification dans ses Histoires tragiques, « au risque de se défaire du contrôle sur leur signification ». Ses protestations de véracité dissimulent mal ses inexactitudes dhistorien qui « plus attentif à la vérité humaine quà la vérité factuelle, semble préférer le vraisemblable au vrai ». Ainsi, malgré le rôle assumé par le conteur de narrateur unique et omniscient, Witold Pietrzak établit que le développement des analyses psychologiques et labsence de morales finales détournent le lecteur du message édifiant pour linviter à rechercher des sens cachés.

Jean-Claude Arnould, montrant comment Boaistuau a su jouer de la mystification pour inventer, partage la même approche originale. Certes 16Boaistuau est traducteur de Bandello, mais sa traduction entretient des relations ambiguës avec les Novelle. Il substitue à lautorité courtoise une autorité docte par laffirmation, au prix de la vérité, de la nature historiographique de son écriture. Pourtant, cette dimension historiographique est consciemment fictive, et laccréditation des histoires sert en fait la cause de la fiction : « Le passage de la novella à lhistoire tragique peut ainsi être décrit comme un double transfert, de la culture italienne vers la culture française et de loralité fictive vers lunivers solide du livre », conclut Jean-Claude Arnould.

Il faut donc ne pas hésiter à voir dans Boaistuau un artisan majeur du renouveau du genre narratif au milieu du xvie siècle, et Nora Viet le confirme par sa démonstration. Parent pauvre des traités de rhétorique, le récit bref était resté jusque là à lécart du renouveau poétique et littéraire qui animait la scène littéraire française et se cantonnait dans une veine facétieuse sans prétention poétique explicite. Lanalyse de Nora Viet pointe comment Boaistuau va saisir lopportunité de ce délaissement poétique pour œuvrer à lanoblissement du récit bref en lui assignant une ambition nouvelle. Ce faisant, en promouvant ce genre par le rapprochement intergénérique avec les modèles tragique et historique, Boaistuau signale sa propre ambition, littéraire et peut-être aussi sociale.

Pour finir, Véronique Duché ressaisit lécriture du Nantais comme art de la compilation, non plus pour réduire la portée de son œuvre, mais pour apprécier comment, par le remploi, par linvention dauteurs fictifs, par le déguisement en traducteur ou en lecteur, la compilation se fait chez lui création dart. En sattachant à montrer comment les figures de la ligne (verticale, horizontale ou pointillée) et du cercle se combinent au fil de lœuvre, elle dessine un parcours « où la lignée spirituelle ou littéraire se combine à la circularité du théâtre ». Cet habile petit précis de géométrie met en évidence comment la compilation devient chez Boaistuau création formelle, et offre à lauteur les moyens de transmettre sa vision du monde, un monde en proie au désordre et à la violence, jusquau monstrueux : Boaistuau serait-il alors un auteur maniériste ? cest bien ce que suggère Bruno Méniel dans sa postface.

Comme le lecteur le constatera, Boaistuau navait pas besoin du prétexte que fournissait une commémoration pour justifier lattention que lui ont consacrée les meilleur-e-s spécialistes. Au terme de cette étude 17de lensemble de son œuvre sous langle de son travail sur les formes et leurs significations, on constate ainsi quil a su transformer en profondeur les formes quil importait et quil joue un vrai rôle dans lévolution des formes narratives, en même temps quil offre un exemple pertinent pour réfléchir au statut de lauctorialité au xvie siècle. Pour permettre de saisir lévolution et la diversité de son écriture, nous avons choisi, à rebours de cette petite synthèse introductive, de proposer au lecteur de suivre au fil de louvrage les étapes de son œuvre. Notre plan adopte donc une progression à la fois chronologique et générique.

Nathalie Grande

Université de Nantes
– LAMo EA 4276