Préface Penser les pouvoirs du son
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Penser le son, entendre l’inouï. Esthétique et politique de la modernité sonore
- Auteur : Buch (Esteban)
- Pages : 9 à 14
- Collection : Rencontres, n° 591
- Série : Études de philosophie, n° 15
Préface
Penser les pouvoirs du son
Cet ouvrage, Penser le son, entendre l’inouï, est issu d’un colloque qui s’est tenu à Amiens en 2017 sous la direction de Céline Hervet, et dont le titre était Pouvoirs du son / sons du pouvoir. Le sous-titre d’alors était Esthétique et politique du sonore, tandis que celui que l’on retrouve ici en couverture est Esthétique et politique de la modernité sonore. On le voit, entre le projet et sa réalisation les choses ont bougé, certaines notions en ont déplacé d’autres, certains thèmes ont gagné en importance tandis que d’autres passaient à l’arrière-plan. Ce genre de changement est bien sûr normal dans la vie scientifique, et même, c’est une sorte de garantie que les échanges entre collègues ont été fructueux, que le point d’arrivée de la discussion n’est pas une simple confirmation de son point de départ.
La présentation des résultats s’organise désormais autour du couple de verbes d’action penser et entendre, qui reconduit l’ancienne distinction entre l’intelligible et le sensible, mais que l’on ne saurait tenir pour une opposition. Penser veut dire entendre des voix contradictoires dans sa tête, et entendre suppose l’activité cognitive de subsumer les sons sous des concepts, par exemple en reconnaissant leur source. Le son, cette réalité sensible que les technologies actuelles scrutent et transforment dans ses moindres détails, y compris ses arcanes spectraux et ses silences, fait pendant à l’inouï, notion poétique chère à Michel Serres, en équilibre précaire entre ce qui vient d’advenir et ce qui n’est pas encore. Le substantif sonore s’est mué en adjectif qualifiant une modernité comme un écho du travail fondateur de Jonathan Sterne dans The Audible Past, ou plutôt dans sa traduction française Histoire de la modernité sonore.
Enfin, il y a le retrait de la notion de pouvoir, qui du titre de l’ouvrage migre vers ceux de deux de ses parties, Le son du pouvoir et Les pouvoirs du son. L’appel à communications pour les journées d’Amiens précisait que « le terme “pouvoir” est ici entendu dans son sens le plus large : puissance exercée, efficacité, capacité à susciter des effets : affects, actions, 10comportements ». C’était une définition élégante et utile, qui toutefois s’applique difficilement au second membre du chiasme, les sons du pouvoir, où ce pouvoir au singulier n’est sans doute ni une capacité ni une puissance, mais une réalité instituée, le pouvoir politique. Politique « au sens large », certes, mais pouvoir politique tout de même, au sens molaire des États, des institutions, des dispositifs techniques, des gens de pouvoir, des musiciens en tant qu’acteurs sociaux.
Avec le retrait du pouvoir, le titre de l’ouvrage met en avant le terme penser, partant sa dimension philosophique, ce qui sans doute justifie le changement. Mais je voudrais ajouter l’hypothèse que ce double mouvement autour de la question du pouvoir, cette hésitation ou cette vacillation, à moins que ce ne soit un battement ou une intermittence, est un signe qui renvoie à l’ontologie du son au sein de la « modernité sonore ». Autrement dit, j’ai l’impression que d’un point de vue anthropologique ou sociologique, « le son » et « les sons » sont des entités dont on ne sait pas bien, au fond, si elles ont un pouvoir ou non, dans un sens du terme qui ne soit pas seulement celui qui nous fait dire qu’une table a le pouvoir de supporter les objets que l’on pose dessus, ou que tel personnage politique entendu dans les médias a le pouvoir de nous insupporter. Et que cette incertitude, ou cette oscillation, est constitutive de notre rapport aux objets sonores eux-mêmes, qu’ils soient déclinés au singulier – un son, du son – ou au pluriel.
Pour argumenter dans ce sens, un déplacement vers la musique peut s’avérer utile. La notion d’un « pouvoir de la musique » est tout aussi répandue, sinon plus, que celle d’un « pouvoir du son ». Au moment d’écrire ces lignes, en septembre 2022, une plateforme française de streaming vient de s’en saisir comme slogan d’une campagne de publicité, en remplissant les couloirs du métro parisien d’images de jeunes joyeux et branchés qui ont l’air de se sentir empowered par des abonnements premium à une infinité de playlists qui leur font ressentir the power of music.
C’est le dernier avatar commercial en date d’une longue histoire, car The Power of Musick est le sous-titre d’un oratorio de Georg Friedrich Haendel créé à Londres en 1736, Alexander’s Feast. Malgré le titre, le protagoniste de ce « festin d’Alexandre », basé sur un poème de John Dryden, n’est pas l’empereur Alexandre le Grand mais son musicien attitré, un certain Timothée, qui en jouant de la flûte ou de la lyre a la capacité de susciter chez son maître des « affects, actions, comportements » 11allant de la rage meurtrière à la dépression atone, en passant par les joies de l’ivresse et l’excitation érotique. Et c’est parce que l’histoire met en scène et en sons l’emprise de l’humble musicien sur l’homme de pouvoir qu’en 1790, lorsque Wolfgang Amadeus Mozart arrange la partition de Haendel pour la faire entendre à Vienne, l’œuvre est rebaptisée Timotheus oder der Gewalt der Musik, « Timothée ou le pouvoir de la musique ».
Dans l’œuvre de Haendel, où l’expression power of music n’apparaît que dans le sous-titre, sa définition tient à ce que l’œuvre montre, dans la mise en scène des effets de la musique sur Alexandre, et en produisant à son tour des effets sur le public. De fait, l’histoire ne concerne pas tant les pouvoirs de la musique que les pouvoirs du musicien, ce Timothée qui dans ce théâtre musical est un homme plus puissant que le plus puissant des hommes. Cependant l’histoire s’achève sur un éloge des pouvoirs non pas de Timothée mais de Sainte Cécile, une figure féminine chargée d’insuffler à la musique le sens moral et chrétien requis par l’Église anglicane, à la saison en lutte avec des Puritains décidés à interdire toute musique, un peu comme certains islamistes aujourd’hui. Or, Cécile était une martyre du iiie siècle qui jamais ne chanta ni ne joua d’un instrument que l’on sache ; Mallarmé l’appelle « la musicienne du silence ». Elle incarne les pouvoirs de la musique en vertu d’une tradition du ve siècle qui raconte que le jour de ses noces forcées, alors que les musiciens jouent autour d’elle(cantantibus organis) des musiques festives, elle adressa à Dieu en son for intérieur un chant muet(decantabat dicens) en le priant de lui donner la force de refuser les sollicitations de son mari, afin de consacrer sa virginité au seul Jésus-Christ. Il semblerait que Dieu avait ce jour-là des oreilles pour l’entendre, mais cela ne sauvera pas Cécile d’être mise à mort d’horribles façons. En tout cas, la musique muette de sa prière fait sans doute partie du domaine de l’inouï.
La campagne de pub dans le métro, l’oratorio de Haendel et Dryden, les interdits meurtriers des salafistes, le culte de Sainte Cécile, autant d’objets dont les chercheurs en sciences sociales peuvent se saisir, nourris par des sound studies qui, pour l’essentiel, se revendiquent comme une discipline ou une démarche empirique. Cependant, la question théorique qui relie toutes ces situations est celle de savoir si le pouvoir peut être, ou non, un attribut d’entités non humaines. En clair, le pouvoir de la musique ou le pouvoir du son ont-ils jamais été autre chose que des métaphores, des tournures commodes, des façons de parler ?
12La réponse est loin d’être évidente. Certes, il faut insister, si pouvoir n’est jamais qu’un synonyme de capacité la réponse sur l’existence de ces pouvoirs doit être positive, quitte à sacrifier toute recherche de spécificité – car il n’est nul objet des sens qui n’ait, au minimum, la capacité d’être perçu. Ceci étant, la réflexion sur le pouvoir ne s’est jamais bornée à cette synonymie, car sa visée a plutôt été de comprendre les relations asymétriques entre les êtres humains. Si Platon a le premier théorisé ce qu’aujourd’hui il paraît simple d’appeler les pouvoirs de la musique, l’histoire du concept de pouvoir traverse toute l’histoire moderne de la philosophie et des sciences sociales, de Machiavel à Latour, en passant par Hobbes, Kant, Marx, Nietzsche, Weber, Arendt, Foucault, Bourdieu, Butler et bien d’autres. Or, dans cette vaste bibliographie, le pouvoir est conçu surtout comme une relation entre sujets humains, d’après le schéma – que l’on peut dire métapragmatique – de la capacité qu’a l’individu A (ou la classe d’individus A) de faire faire quelque chose à l’individu B (ou la classe d’individus B). Il n’est pas jusqu’à Foucault qui n’ait réservé le terme « pouvoir », par opposition justement à « capacité », au « jeu des relations entre individus (ou entre groupes). Car, poursuit-il, il ne faut pas s’y tromper : si on parle du pouvoir des lois, des institutions ou des idéologies, si on parle de structures ou de mécanismes de pouvoir, c’est dans la mesure seulement où on suppose que “certains” exercent un pouvoir sur d’autres1 ».
Ceci étant, il y a des auteurs qui font bien du pouvoir un attribut distinctif de certaines choses, avec un privilège épistémologique accordé aux œuvres d’art. La question est celle de l’attribution d’une agentivité ou une agence (agency) à des entités non humaines telles qu’une peinture ou une image, ou encore une musique ou un son. La thèse d’une agentivité de la musique et de ses dispositifs techniques, contre-intuitive à cause de ses présupposés animistes, est cependant intelligible pour une histoire matérialiste irriguée par les assemblages deleuziens, les dispositifs foucauldiens ou les acteurs-réseaux latouriens. Par ailleurs, l’idée que certaines musiques ont la capacité de nous affecter comme des personnes humaines, en nous accompagnant ou en nous interpellant, fait partie de ces anciennes croyances qui ont donné sens à l’idée d’en faire une muse, d’y consacrer des temples ou des enclaves pragmatiques 13tels que les salles de concert, d’entretenir des présences amies dans une playlist de son smartphone, et bien d’autres choses encore.
Il revient à l’anthropologue Alfred Gell d’avoir proposé en 1998, dans Art & Agency, un modèle théorique articulant l’observation ethnographique de la croyance aux pouvoirs des arts avec une méthodologie pour analyser les objets d’art eux-mêmes2. Pour Gell, ceux-ci ont bien une agentivité propre, qui est équivalente – même si le terme n’est pas saillant chez lui – à leur pouvoir, et qui présuppose une communauté au sein de laquelle on reconnaît leurs effets présumés sur les êtres humains. Au même moment, l’historien de l’art David Freedberg intitule The power of images une étude historique des diverses façons dont, depuis l’Antiquité, les tableaux et les sculptures se sont inscrits dans le monde des humains en leur faisant faire certaines choses plutôt que d’autres, par exemple s’exciter en présence d’images érotiques, ou se mettre en colère suite aux élans doctrinaires de l’iconoclasme3. Tout récemment, Philippe Descola a repris cette discussion en soulignant l’
insistance des images à se frayer dans les mondes que nous habitons un chemin qui leur est propre, à nous envoyer des messages, à s’y comporter en agent, parfois directement […], le plus souvent par délégation de l’intentionnalité des humains qui les ont fait advenir, les utilisent, voire les réprouvent4.
Ce cadre anthropologique permet de préciser une question qui est bien ontologique, car il y va de la catégorisation des êtres qui composent « les mondes que nous habitons ». La modernité est-elle, ou non, une culture qui accepte et entretient l’agentivité du son et de la musique, aux côtés de celle des humains ? Le pouvoir de la musique et le pouvoir du son font-ils partie des agents efficaces reconnus dans les régions du monde qui participent de cette modernité ? On peut penser que l’expression « modernité sonore » est en soi un argument tacite pour une réponse affirmative, mais les exemples qui font du pouvoir des choses une simple métaphore de l’intentionnalité des humains, ruinant ainsi toute prétention ontologique, sont trop nombreux pour les écarter comme des anomalies. Par exemple, il n’est pas garanti que les concepteurs de la 14campagne de publicité sur the power of music y croient eux-mêmes, pas plus d’ailleurs que les clients de la plateforme de streaming en question. En revanche, les personnes qui s’endorment pour ainsi dire dans les bras de leur musique favorite reconnaissent sans doute à celle-ci la capacité de rendre leur vie meilleure, ou tout au moins supportable, face au gouffre des solitudes affectives et des silences imposés.
L’ouvrage que voici est un instrument précieux pour tâcher de saisir ces tensions ontologiques. Autrement dit, pour penser les pouvoirs du son dans l’espoir d’entendre l’inouï, au cœur de ce que Céline Hervet appelle « le miroir acoustique » de la modernité.
Esteban Buch
EHESS-CRAL (UMR 8566)
1 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, repris dans Le pouvoir, éd. Céline Spector, Paris, Flammarion, 1997, p. 198.
2 Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Oxford-Clarendon Press, 1998.
3 David Freedberg, The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1989.
4 Philippe Descola, Les formes du visible, Paris, Seuil, 2021, p. 82.
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-406-14980-4
- EAN : 9782406149804
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14980-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/09/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Philosophie, esthétique, ontologie, anthropologie, sound studies