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Classiques Garnier

Préface Penser les pouvoirs du son

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Penser le son, entendre l’inouï. Esthétique et politique de la modernité sonore
  • Auteur : Buch (Esteban)
  • Résumé : Quel sens ontologique donner à la notion de pouvoir du son ? Le pouvoir peut-il être un attribut d’entités non humaines, ou bien parler d’un pouvoir de la musique ou du son n’est-il possible que de façon métaphorique ? Si l’anthropologie des arts visuels montre qu’il y a bien une agentivité propre aux œuvres d’art, qui affecte les hommes et peut même les conduire à accomplir certaines actions, conférer un pouvoir au son ou à la musique suppose de réinterroger le cadre même de la modernité.
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : Rencontres, n° 591
  • Série : Études de philosophie, n° 15
  • Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
  • EAN : 9782406149804
  • ISBN : 978-2-406-14980-4
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14980-4.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/09/2023
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Philosophie, esthétique, ontologie, anthropologie, sound studies
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Préface

Penser les pouvoirs du son

Cet ouvrage, Penser le son, entendre linouï, est issu dun colloque qui sest tenu à Amiens en 2017 sous la direction de Céline Hervet, et dont le titre était Pouvoirs du son / sons du pouvoir. Le sous-titre dalors était Esthétique et politique du sonore, tandis que celui que lon retrouve ici en couverture est Esthétique et politique de la modernité sonore. On le voit, entre le projet et sa réalisation les choses ont bougé, certaines notions en ont déplacé dautres, certains thèmes ont gagné en importance tandis que dautres passaient à larrière-plan. Ce genre de changement est bien sûr normal dans la vie scientifique, et même, cest une sorte de garantie que les échanges entre collègues ont été fructueux, que le point darrivée de la discussion nest pas une simple confirmation de son point de départ.

La présentation des résultats sorganise désormais autour du couple de verbes daction penser et entendre, qui reconduit lancienne distinction entre lintelligible et le sensible, mais que lon ne saurait tenir pour une opposition. Penser veut dire entendre des voix contradictoires dans sa tête, et entendre suppose lactivité cognitive de subsumer les sons sous des concepts, par exemple en reconnaissant leur source. Le son, cette réalité sensible que les technologies actuelles scrutent et transforment dans ses moindres détails, y compris ses arcanes spectraux et ses silences, fait pendant à linouï, notion poétique chère à Michel Serres, en équilibre précaire entre ce qui vient dadvenir et ce qui nest pas encore. Le substantif sonore sest mué en adjectif qualifiant une modernité comme un écho du travail fondateur de Jonathan Sterne dans The Audible Past, ou plutôt dans sa traduction française Histoire de la modernité sonore.

Enfin, il y a le retrait de la notion de pouvoir, qui du titre de louvrage migre vers ceux de deux de ses parties, Le son du pouvoir et Les pouvoirs du son. Lappel à communications pour les journées dAmiens précisait que « le terme “pouvoir” est ici entendu dans son sens le plus large : puissance exercée, efficacité, capacité à susciter des effets : affects, actions, 10comportements ». Cétait une définition élégante et utile, qui toutefois sapplique difficilement au second membre du chiasme, les sons du pouvoir, où ce pouvoir au singulier nest sans doute ni une capacité ni une puissance, mais une réalité instituée, le pouvoir politique. Politique « au sens large », certes, mais pouvoir politique tout de même, au sens molaire des États, des institutions, des dispositifs techniques, des gens de pouvoir, des musiciens en tant quacteurs sociaux.

Avec le retrait du pouvoir, le titre de louvrage met en avant le terme penser, partant sa dimension philosophique, ce qui sans doute justifie le changement. Mais je voudrais ajouter lhypothèse que ce double mouvement autour de la question du pouvoir, cette hésitation ou cette vacillation, à moins que ce ne soit un battement ou une intermittence, est un signe qui renvoie à lontologie du son au sein de la « modernité sonore ». Autrement dit, jai limpression que dun point de vue anthropologique ou sociologique, « le son » et « les sons » sont des entités dont on ne sait pas bien, au fond, si elles ont un pouvoir ou non, dans un sens du terme qui ne soit pas seulement celui qui nous fait dire quune table a le pouvoir de supporter les objets que lon pose dessus, ou que tel personnage politique entendu dans les médias a le pouvoir de nous insupporter. Et que cette incertitude, ou cette oscillation, est constitutive de notre rapport aux objets sonores eux-mêmes, quils soient déclinés au singulier – un son, du son – ou au pluriel.

Pour argumenter dans ce sens, un déplacement vers la musique peut savérer utile. La notion dun « pouvoir de la musique » est tout aussi répandue, sinon plus, que celle dun « pouvoir du son ». Au moment décrire ces lignes, en septembre 2022, une plateforme française de streaming vient de sen saisir comme slogan dune campagne de publicité, en remplissant les couloirs du métro parisien dimages de jeunes joyeux et branchés qui ont lair de se sentir empowered par des abonnements premium à une infinité de playlists qui leur font ressentir the power of music.

Cest le dernier avatar commercial en date dune longue histoire, car The Power of Musick est le sous-titre dun oratorio de Georg Friedrich Haendel créé à Londres en 1736, Alexanders Feast. Malgré le titre, le protagoniste de ce « festin dAlexandre », basé sur un poème de John Dryden, nest pas lempereur Alexandre le Grand mais son musicien attitré, un certain Timothée, qui en jouant de la flûte ou de la lyre a la capacité de susciter chez son maître des « affects, actions, comportements » 11allant de la rage meurtrière à la dépression atone, en passant par les joies de livresse et lexcitation érotique. Et cest parce que lhistoire met en scène et en sons lemprise de lhumble musicien sur lhomme de pouvoir quen 1790, lorsque Wolfgang Amadeus Mozart arrange la partition de Haendel pour la faire entendre à Vienne, lœuvre est rebaptisée Timotheus oder der Gewalt der Musik, « Timothée ou le pouvoir de la musique ».

Dans lœuvre de Haendel, où lexpression power of music napparaît que dans le sous-titre, sa définition tient à ce que lœuvre montre, dans la mise en scène des effets de la musique sur Alexandre, et en produisant à son tour des effets sur le public. De fait, lhistoire ne concerne pas tant les pouvoirs de la musique que les pouvoirs du musicien, ce Timothée qui dans ce théâtre musical est un homme plus puissant que le plus puissant des hommes. Cependant lhistoire sachève sur un éloge des pouvoirs non pas de Timothée mais de Sainte Cécile, une figure féminine chargée dinsuffler à la musique le sens moral et chrétien requis par lÉglise anglicane, à la saison en lutte avec des Puritains décidés à interdire toute musique, un peu comme certains islamistes aujourdhui. Or, Cécile était une martyre du iiie siècle qui jamais ne chanta ni ne joua dun instrument que lon sache ; Mallarmé lappelle « la musicienne du silence ». Elle incarne les pouvoirs de la musique en vertu dune tradition du ve siècle qui raconte que le jour de ses noces forcées, alors que les musiciens jouent autour delle(cantantibus organis) des musiques festives, elle adressa à Dieu en son for intérieur un chant muet(decantabat dicens) en le priant de lui donner la force de refuser les sollicitations de son mari, afin de consacrer sa virginité au seul Jésus-Christ. Il semblerait que Dieu avait ce jour-là des oreilles pour lentendre, mais cela ne sauvera pas Cécile dêtre mise à mort dhorribles façons. En tout cas, la musique muette de sa prière fait sans doute partie du domaine de linouï.

La campagne de pub dans le métro, loratorio de Haendel et Dryden, les interdits meurtriers des salafistes, le culte de Sainte Cécile, autant dobjets dont les chercheurs en sciences sociales peuvent se saisir, nourris par des sound studies qui, pour lessentiel, se revendiquent comme une discipline ou une démarche empirique. Cependant, la question théorique qui relie toutes ces situations est celle de savoir si le pouvoir peut être, ou non, un attribut dentités non humaines. En clair, le pouvoir de la musique ou le pouvoir du son ont-ils jamais été autre chose que des métaphores, des tournures commodes, des façons de parler ?

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La réponse est loin dêtre évidente. Certes, il faut insister, si pouvoir nest jamais quun synonyme de capacité la réponse sur lexistence de ces pouvoirs doit être positive, quitte à sacrifier toute recherche de spécificité – car il nest nul objet des sens qui nait, au minimum, la capacité dêtre perçu. Ceci étant, la réflexion sur le pouvoir ne sest jamais bornée à cette synonymie, car sa visée a plutôt été de comprendre les relations asymétriques entre les êtres humains. Si Platon a le premier théorisé ce quaujourdhui il paraît simple dappeler les pouvoirs de la musique, lhistoire du concept de pouvoir traverse toute lhistoire moderne de la philosophie et des sciences sociales, de Machiavel à Latour, en passant par Hobbes, Kant, Marx, Nietzsche, Weber, Arendt, Foucault, Bourdieu, Butler et bien dautres. Or, dans cette vaste bibliographie, le pouvoir est conçu surtout comme une relation entre sujets humains, daprès le schéma – que lon peut dire métapragmatique – de la capacité qua lindividu A (ou la classe dindividus A) de faire faire quelque chose à lindividu B (ou la classe dindividus B). Il nest pas jusquà Foucault qui nait réservé le terme « pouvoir », par opposition justement à « capacité », au « jeu des relations entre individus (ou entre groupes). Car, poursuit-il, il ne faut pas sy tromper : si on parle du pouvoir des lois, des institutions ou des idéologies, si on parle de structures ou de mécanismes de pouvoir, cest dans la mesure seulement où on suppose que “certains” exercent un pouvoir sur dautres1 ».

Ceci étant, il y a des auteurs qui font bien du pouvoir un attribut distinctif de certaines choses, avec un privilège épistémologique accordé aux œuvres dart. La question est celle de lattribution dune agentivité ou une agence (agency) à des entités non humaines telles quune peinture ou une image, ou encore une musique ou un son. La thèse dune agentivité de la musique et de ses dispositifs techniques, contre-intuitive à cause de ses présupposés animistes, est cependant intelligible pour une histoire matérialiste irriguée par les assemblages deleuziens, les dispositifs foucauldiens ou les acteurs-réseaux latouriens. Par ailleurs, lidée que certaines musiques ont la capacité de nous affecter comme des personnes humaines, en nous accompagnant ou en nous interpellant, fait partie de ces anciennes croyances qui ont donné sens à lidée den faire une muse, dy consacrer des temples ou des enclaves pragmatiques 13tels que les salles de concert, dentretenir des présences amies dans une playlist de son smartphone, et bien dautres choses encore.

Il revient à lanthropologue Alfred Gell davoir proposé en 1998, dans Art & Agency, un modèle théorique articulant lobservation ethnographique de la croyance aux pouvoirs des arts avec une méthodologie pour analyser les objets dart eux-mêmes2. Pour Gell, ceux-ci ont bien une agentivité propre, qui est équivalente – même si le terme nest pas saillant chez lui – à leur pouvoir, et qui présuppose une communauté au sein de laquelle on reconnaît leurs effets présumés sur les êtres humains. Au même moment, lhistorien de lart David Freedberg intitule The power of images une étude historique des diverses façons dont, depuis lAntiquité, les tableaux et les sculptures se sont inscrits dans le monde des humains en leur faisant faire certaines choses plutôt que dautres, par exemple sexciter en présence dimages érotiques, ou se mettre en colère suite aux élans doctrinaires de liconoclasme3. Tout récemment, Philippe Descola a repris cette discussion en soulignant l

insistance des images à se frayer dans les mondes que nous habitons un chemin qui leur est propre, à nous envoyer des messages, à sy comporter en agent, parfois directement [], le plus souvent par délégation de lintentionnalité des humains qui les ont fait advenir, les utilisent, voire les réprouvent4.

Ce cadre anthropologique permet de préciser une question qui est bien ontologique, car il y va de la catégorisation des êtres qui composent « les mondes que nous habitons ». La modernité est-elle, ou non, une culture qui accepte et entretient lagentivité du son et de la musique, aux côtés de celle des humains ? Le pouvoir de la musique et le pouvoir du son font-ils partie des agents efficaces reconnus dans les régions du monde qui participent de cette modernité ? On peut penser que lexpression « modernité sonore » est en soi un argument tacite pour une réponse affirmative, mais les exemples qui font du pouvoir des choses une simple métaphore de lintentionnalité des humains, ruinant ainsi toute prétention ontologique, sont trop nombreux pour les écarter comme des anomalies. Par exemple, il nest pas garanti que les concepteurs de la 14campagne de publicité sur the power of music y croient eux-mêmes, pas plus dailleurs que les clients de la plateforme de streaming en question. En revanche, les personnes qui sendorment pour ainsi dire dans les bras de leur musique favorite reconnaissent sans doute à celle-ci la capacité de rendre leur vie meilleure, ou tout au moins supportable, face au gouffre des solitudes affectives et des silences imposés.

Louvrage que voici est un instrument précieux pour tâcher de saisir ces tensions ontologiques. Autrement dit, pour penser les pouvoirs du son dans lespoir dentendre linouï, au cœur de ce que Céline Hervet appelle « le miroir acoustique » de la modernité.

Esteban Buch

EHESS-CRAL (UMR 8566)

1 Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, repris dans Le pouvoir, éd. Céline Spector, Paris, Flammarion, 1997, p. 198.

2 Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Oxford-Clarendon Press, 1998.

3 David Freedberg, The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1989.

4 Philippe Descola, Les formes du visible, Paris, Seuil, 2021, p. 82.