Préface Traduire, penser
- Publication type: Book chapter
- Book: Paul Valéry et l’acte de traduire
- Author: Marx (William)
- Pages: 11 to 14
- Collection: Translatio, n° 2
- Series: Penseurs de la traduction, n° 1
PRÉFACE
Traduire, penser
Il ne faut pas s’y tromper : Paul Valéry et l’acte de traduire n’est pas un livre de plus dans l’immense bibliographie valéryenne. C’est le livre qui manquait. Un livre qui fait sens de l’œuvre de toute une vie.
Cette vie, c’est d’abord celle de David Elder : une vie consacrée à ses divers cours de littérature, de traduction et de pédagogie, d’abord en France, à l’université de Nice et à l’École normale d’instituteurs, puis en Australie, où il coordonna jusqu’à sa retraite les programmes de langues vivantes à l’université Edith Cowan. Il fut aussi vice-président de l’Alliance française de Perth pendant de nombreuses années. Son engagement et ses mérites lui valurent d’être distingué par le gouvernement australien ainsi que par la République française, qui le fit chevalier de l’Ordre des Palmes académiques. Un chevalier au milieu des kangourous et des koalas !
Mais David Elder est aussi et surtout depuis toujours un éminent spécialiste de l’œuvre de Valéry, à qui il a dédié sa vie de chercheur. Dans ses « Mémoires des Cahiers » parus dans le tome XIII et dernier de la monumentale édition des Cahiers 1894-1914 dont elle fut l’instigatrice et le moteur principal, Nicole Celeyrette-Pietri raconte comment, alors qu’elle se rendait au début des années 1970 rue Paul-Valéry, anciennement rue de Villejust, pour consulter les manuscrits de l’écrivain et qu’elle était accueillie par la fille de ce dernier, Agathe, elle rencontrait dans l’appartement encore plein des souvenirs du poète un jeune chercheur venu des antipodes pour étudier ces mêmes papiers et débrouiller les mystères de cette œuvre et de cette pensée elles-mêmes situées aux antipodes de tout commun et de toute banalité. On l’aura compris : ce jeune chercheur n’était autre, déjà, que David Elder.
Il faudra un jour expliquer pourquoi l’Australie, qui héberge tant d’espèces rares et sans équivalent ailleurs, les dingos, les ornithorynques et tous les genres de marsupiaux, a produit certains des plus éminents 12exemplaires d’une espèce plus rare encore : les valéryens. Car ce continent de l’autre bout du monde a offert aux lettres françaises quelques-uns des plus admirables lecteurs du poète de La Jeune Parque, parmi lesquels Judith Robinson, James Lawler et Robert Pickering. David Elder apparaît aujourd’hui comme le D’Artagnan de ce trio de valeureux mousquetaires, lui qui vécut toute sa vie dans une intimité avec Valéry dont les fruits longtemps furent aussi rares que précieux.
Heureusement, de telles lumières ne peuvent rester éternellement sous le boisseau. J’eus le bonheur de rencontrer David Elder lorsqu’à partir des années 2010 il vint de plus en plus régulièrement participer aux séminaires de l’équipe Valéry de l’Institut des textes et manuscrits modernes et contribuer activement à l’édition des Cahiers 1894-1914, que j’avais l’honneur de diriger aux côtés de Nicole Celeyrette-Pietri. Ce que cachait ou plutôt annonçait la venue de cet homme aussi souriant que savant, c’était la production du grand œuvre que vous avez, lecteur, lectrice, désormais entre les mains, un travail où se distille la quintessence d’une existence passée parmi les pages de Valéry et augmentée d’une compétence remarquable dans les sciences du langage. Car David Elder, en plus d’être un valéryen, est aussi et d’abord un linguiste et un traductologue, maniant avec aisance les grandes langues européennes, comme en témoigne le livre, et doté, chose plus rare encore, du sentiment de la langue. Comment écrire sans cela sur la question de la traduction ?
Paul Valéry et l’acte de traduire : le et n’introduit pas ici une coordination accidentelle. Si ce livre manquait, s’il est important, c’est parce qu’il fait sens de la vie de Valéry lui-même. Le problème de la traduction ménage l’une des meilleures entrées possibles dans la théorie littéraire valéryenne : analyser précisément, d’une part, comme le fait Elder, les traductions données par Valéry, qu’il s’agisse de Virgile, de Thomas Hardy ou de Bertrand Russell, mettre ensemble, d’autre part, tous les morceaux de théorie de la traduction éparpillés dans les Cahiers et dans les essais, c’est faire apparaître les invariants du passage d’une langue à une autre et mettre en évidence ce qui pour l’écrivain vaut la peine d’être sauvé et préservé dans un texte littéraire ou poétique, c’est-à-dire ce qui compte dans la littérature. Quel est, demande Elder, le principe d’équivalence entre deux textes ? Ses analyses sont irremplaçables en ce qu’elles touchent aux fondements mêmes de toute esthétique :
13« Rien de beau ne se peut résumer », disait [Valéry]. Tout résumé est impossible, et tout délayage verbal (par le récit, etc.) les altère irrévocablement.
Mais il y a plus. La littérature ni le langage ne sont pas les seuls concernés par la question de la traduction. C’est la pensée même, la pensée tout entière qui, selon Valéry, est placée sous le régime d’un traduire perpétuel : « La pensée est une série de traductions », écrit-il dans les Cahiers. Elle est aussi « self-traduction », selon la belle formule de David Elder inspirée de la « self-conscience » valéryenne. Voilà ce qui caractérise le moi « pensant-sentant », toujours en train de jongler entre les données émanant du corps, du monde et de l’esprit lui-même, pour élaborer une sorte de koinê mentale ou langage commun – par opposition à ce fameux « Moi pur » valéryen qui n’est, quant à lui, que le moyeu vide et silencieux autour duquel tournent les vicissitudes de la roue psychique.
Et David Elder de montrer comment un tel paradigme de la traduction est appliqué par Valéry à tous les domaines de la vie de l’esprit, y compris au rêve. Au rêve même, en effet, au rêve en soi, nous n’avons jamais accès directement, quelque effort que nous fassions, quelque créance qu’en prétendent nous donner les souvenirs. Nous n’en connaissons que des traductions. On retrouve là l’une des critiques fondamentales adressées à Freud par Valéry. Citons encore ici Elder :
En travaillant sur le « dire » et le rêve, Valéry est tenté aussi par le terme « ouï-dire », qui lui permet de reléguer le connu (déjà fort imparfait) au niveau de l’ouï-dire à cause de la distance qui « me » sépare de « mon » rêve – comme je suis séparé des autres. Il en va de même pour toute histoire ou aventure racontée.
À tout prendre, c’est la veille elle-même, c’est-à-dire la vie consciente de l’esprit, qui est encore plus mystérieuse que le rêve :
La situation de la veille et du rêve reste infiniment plus complexe – et indécodable pour Valéry : « L’esprit aussi a ses raisons que la raison ne connaît pas. »
Relire les Cahiers, comme le fait David Elder, en s’aidant de la clé fournie par le concept de traduction lui permet sinon de reconstituer ce fameux « Système » que Valéry désespéra de produire en ses jeunes années, du moins d’en proposer l’une des plus convaincantes réalisations 14possibles, ainsi qu’un modèle extrêmement stimulant de compréhension des mécanismes de la pensée. Car ce livre ne parle pas seulement de Valéry. Il ne parle pas seulement de la traduction. Il fait aussi penser, et penser la pensée. Je n’en conçois pas de plus bel éloge.
William Marx
Université Paris Nanterre
Collège de France
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-08419-8
- EAN: 9782406084198
- ISSN: 2800-5376
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08419-8.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-03-2019
- Language: French