Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Paradise Now en paradis. Une histoire du Living Theatre à Avignon et après (1968/2018)
- Pages : 13 à 16
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 27
Préface
Le Living Theatre est mon grand non-souvenir de théâtre. Un certain jour de juillet 1968, je débarque en Avignon, inscrit aux « Rencontres » que le Festival propose libéralement à des jeunes – j’aurai, à la fin de ce mois-là, précisément vingt ans, quarante-huitard doublé d’un soixante-huitard. Préparé depuis plusieurs jours par les émissions en direct de Lucien Attoun sur France-Culture, je sais déjà que je tombe dans un grand chaudron, plein de bruit et de fureur. Non seulement c’est beaucoup de découvrir en l’espace d’une seule journée le Sud, le Rhône, la Cité des Papes (le dernier pape en date s’appelle Jean Vilar), le Festival, la Cour d’honneur et Maurice Béjart, mais ça l’est bien plus encore quand on apprend que, le soir de ce premier jour, le destin du Festival est suspendu à ce que va faire Béjart : va-t-il décider de ne pas donner À la recherche de, par solidarité avec le Living ? Aujourd’hui, on sait comment l’Histoire a tranché : Béjart va parler – moment étonnant, dont les moindres détails me sont restés gravés – puis il va jouer – sous les sifflets d’une petite partie du public – et le Festival va continuer, jusqu’au moment où j’écris, c’est à dire pendant encore au moins cinquante-quatre ans ; le Living, lui, qui venait de décider de quitter le Festival, va continuer à tourner, à jouer, à représenter – ces trois mots mériteraient un long commentaire – à Chateauvallon, puis encore ailleurs, puis de moins en moins, puis plus du tout. Ici une dernière image, crépusculaire, me revient à l’esprit : une dizaine d’années plus tard, je me trouve un soir à Privas, chef-lieu du département de l’Ardèche, petite ville dont émane pour moi, à cet instant-là, un fort sentiment de tristesse, de solitude et d’abandon. Rien de plus éloigné, spirituellement, de l’atmosphère solaire, populeuse et carnavalesque du Festival de 68. La nuit règne, nulle âme qui vive à l’horizon et là, sur un mur, l’affiche effrangée d’une petite troupe théâtrale locale. Je m’approche : c’est une affiche du Living.
14Émeline Jouve analyse ici l’aventure des vaincus de la confrontation de 68 jusqu’au-delà de la disparition de la troupe initiale, jusqu’à la transformation de cette aventure en mythe et, pour finir, en patrimoine. Elle l’analyse avec l’empathie que suscite chez elle cette hétérotopie – concept foucaldien préféré ici, à juste titre, à celui d’utopie – et nous livre avec honnêteté tous les éléments de ce que, sous l’Ancien régime – je parle ici de celui d’avant 1789, pas de celui d’avant 1968 –, on aurait appelé un « mémoire en défense ». Le regard que je porterai sera différent. Il se situera au croisement de l’histoire culturelle et de l’histoire politique – et c’est, au reste, ce croisement qui fait tout l’intérêt du Living. Mais, dès lors, il amène à conclure que, si cette expérience est, assurément, intéressante, voire saisissante, par son projet, elle l’est, plus encore, par son échec.
La force esthétique – entendons par là sensible, corporelle, émotionnelle – de la troupe résidait dans l’étroite homologie de ses moyens dramatiques et de son ambition politique, qu’il est arrivé aux initiateurs eux-mêmes de résumer dans le mot anarchie. À cet égard, une lecture – qu’on aurait à peine osé esquisser à l’époque – par les cultures nationales s’impose : avec le recul le Living apparaît comme le pur produit de la grande culture protestante et démocratique qui s’appelle les États-Unis, là où l’hétérotopie des festivals et, tout particulièrement, du Festival d’Avignon a tout d’un pur produit de la grande culture catholique et monarchique française. La rupture entre la troupe et Vilar est à cette image. Mais l’on n’est pas seulement devant une confrontation culturelle. L’art dont il est question ici s’appelle le théâtre, élargi par l’époque en « arts du spectacle ». Il est donc tout dans la représentation et tout dans la politique, au sens où il n’existe pas sans un double rapport : à une société qu’il met en scène – au même titre que la littérature ou les arts plastiques – et à un public supposé présent dans le présent, en corps individuel et en corps collectif – ce qui, là, change tout.
Émeline Jouve pose avec justesse la question de l’efficacité symbolique. Le Living Theatre peut être légitimement questionné sous ce regard puisqu’il n’a jamais caché qu’il cherchait à « utiliser le théâtre comme arme révolutionnaire », selon les mots de l’auteure. Le Living n’a pas tué le Festival d’Avignon, comme le craignaient ou le souhaitaient certains des acteurs – dans tous les sens du mot – de juillet 68 mais, assurément, le Festival a, de fait, tué le Living qui, l’espace de quelques jours 15cruciaux, avait posé en face du théâtre civique de Jean Vilar un théâtre qui se voulait révolutionnaire. Toute la différence entre une certaine culture de gauche française et un certain gauchisme américain, entre l’Union de la gauche des années 1970, qui ira montante jusqu’à la victoire de 1981, et le mouvement dit « hippie », entre une esthétique moderne et une esthétique radicale. Comparé à celui du théâtre public français jusqu’au ministère Lang compris, le destin du Living aux États-Unis dit tout : les hautes figures de la nouvelle génération théâtrale française, de Planchon à Mnouchkine ou de Vincent à Chéreau, s’installeront sans vraie difficulté dans les lieux à eux confiés par la Culture administrée, alors que le Living, confronté à un pur marché artistique et à la division traditionnelle de la gauche radicale, dans tous les pays, entre ligne libertaire et ligne autoritaire, sera condamné à une mort lente avant de connaître pire encore : l’embaumement. L’histoire du mouvement du mai 68 français est celle d’un échec politique débouchant sur un succès culturel ; l’errance finale du Living, elle, s’origine dans la séquence initiale – aussi éclate-t-il en trois tendances, déterminées, à lire Émeline Jouve, par l’idéologie : la ligne ashram, la ligne d’avant-garde et le canal historique, strictement politique, du couple fondateur. Les gauchistes français des années 1960, parvenus peu à peu au pouvoir culturel dans les années 1970 et 1980, n’auront rien perdu de fondamental de la fin des Trente Glorieuses, les libertaires américains y perdront tout : artistiquement et politiquement.
De cette confrontation entre deux variétés d’échec ressort une interrogation, plus fondamentale, sur le rôle (métaphore théâtrale) imparti au spectacle dans le changement social et, plus précisément, dans toute révolution politique. À considérer l’évolution « sociétale » depuis lors, on peut dire que les valeurs libertaires ont progressé dans les sociétés – pour peu qu’elle fussent libérales… –, même si le succès du populisme à l’orée du xxie siècle laisse rêveur sur la manière dont les sociétés en question interprètent les mots de « Peuple » et de « Révolution », à l’heure de Donald Trump et de l’occupation du Capitole. Mais en quoi l’art, posé et supposé par tant de fidèles de la religion artistique comme annonciateur voire comme moteur de l’histoire politique, en a-t-il été autre chose qu’un accompagnateur ? Aucunement perturbateur, au mieux performateur, voire percussionniste ? Le Mariage de Figaro, aimé 16en son temps par Marie-Antoinette, n’a pas fait la Révolution française, comme on le lit encore ici ou là, mais il permet d’en comprendre le sens. Pour le reste la seule réponse à une proposition artistique est une réponse artistique, de même qu’à des questions politiques on ne peut donner que des réponses politiques.
Considérés avec plus d’un demi-siècle de recul Jean Vilar, Maurice Béjart et le Living participaient d’une même représentation. Les manifestants qui, au nom du Living, descendirent dans les rues d’Avignon aux cris de « Vilar, Béjart, Salazar » jouèrent, eux, la carte de la répétition – dans tous les sens du mot : imitation de mai en juillet et préparation révolutionnaire. L’histoire n’est pas tragique parce qu’elle se répète en farce, suivant le schéma marxien : c’est parce qu’elle est tragique que la répétition avignonnaise apparaît comme farcesque.
Pascal Ory
Mai 2022
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13818-1
- EAN : 9782406138181
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13818-1.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/10/2022
- Langue : Français