Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages: 57 to 60
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 95
Présentation
Hermann Bahr est l’un des premiers auteurs de la « Jeune Vienne » à s’exercer à la pantomime – à peu près au même moment que Beer-Hofmann – et mettre ainsi en pratique les recommandations qu’il prodigue aux écrivains de langue allemande dans son essai Pantomime (1890)1. Sa volonté théorique de dépasser le naturalisme par une forme au diapason des « nerfs » de ses contemporains qui ferait la part belle à l’imaginaire, se heurte à une réalisation pratique en dessous de ses espérances. Rédigée en 1892 et publiée pour la première fois dans une revue littéraire berlinoise2, La Pantomime du brave homme reste tributaire des schémas de la comédie italienne et n’est pas à la hauteur des ambitions annoncées dans l’essai théorique, ainsi que Bahr le reconnaît volontiers lui-même, la jugeant même, avec une certaine sévérité, « très, très mauvaise3 ». Et peut-être le rejet du langage verbal dans le drame au profit de la « vie » nue l’a-t-il conduit à sous-estimer l’importance des mots, ainsi qu’il le constate rétrospectivement :
Si une pièce est assez faible pour devoir se raccrocher à des mots, alors elle n’en est pas du tout une, au diable cette pièce ! Si c’est une pièce, elle n’aura pas besoin de mots pour exister, au diable les mots ! Car nous voulons la chose elle-même, la situation pure. C’est ce que nous pensions, cela semblait plausible. Mais nous avons dû entendre raison et reconnaître que le drame exige bel et bien le mot. Nous avions oublié une chose : l’acteur. Le mot est nécessaire à l’acteur. Dans le drame, les mots sont là pour l’acteur, parce qu’il 58ne peut pas représenter autrement qu’en s’inspirant des mots. […] [Ils] sont le matériau dont l’acteur a besoin pour mimer à partir d’eux4.
Toutefois, la pantomime de Bahr a le mérite d’avoir ouvert la voie, conjointement au Pierrot Hypnotiseur que son collègue Beer-Hofmann rédige sans doute peu auparavant, au début de l’année 18925 : la lecture qui en fut alors donnée dans le cercle de la Jeune-Vienne pourrait avoir influencé Bahr, notamment à travers le duo Arlequin-Colombine.
On décèle également une influence de la pantomime française, dans la mesure où Bahr reprend le motif tragi-comique de Pierrot pendu, présent dans la pantomime éponyme de Champfleury : Pierrot pendu. Pantomime avec douze changements » (1846), ayant elle-même inspiré à Charles Aubert Le suicide de Pierrot (1895), dont les « gags » burlesques annoncent ceux de Charlie Chaplin. Contrairement à la pantomime de Beer-Hofmann, Pierrot n’est pas le mari trompé chez Bahr : ce rôle revient à Pantalon, qui n’est donc plus le vieillard grippe-sou du masque italien. Pierrot est le « brave homme » qui a voulu faire le bien en détachant le pendu de sa corde pour le sauver et se retrouve arrêté par les gendarmes de Scaramouche en guise de récompense. Il est davantage amer que mélancolique. Sans atteindre à la finesse psychologique et la cruelle lucidité d’un Schnitzler, Bahr suggère ici la noirceur d’un monde où les « bonnes âmes » ont tout à perdre et ne suscitent que le mépris. Même son suicide raté, « tout ce mal pour mourir sans avoir le bénéfice de la mort », suscite le sourire, voire le rire du public par son caractère grotesque.
La Pantomime du brave homme est programmatique en ce qu’elle intègre l’accompagnement musical sous la forme de motifs, influencés par le leitmotiv wagnérien. Arthur Schnitzler signale dans son journal une mise en musique, en 1918, par le compositeur Arthur Johannes Scholz6 59– qui a également mis en musique un extrait du Pierrot lunaire d’Albert Giraud, mais la partition semble perdue.
La description des motifs musicaux dans ce qui relève du paratexte permet de caractériser la psychologie des personnages et de soutenir ainsi le jeu muet. Cette caractérisation est empreinte d’humour, en particulier celle de la maréchaussée ridicule, et l’on peut même percevoir une certaine auto-dérision dans la description de la robe plissée de Colombine : « le type traditionnel dans un style renouvelé, entre rococo anglais et Kate Greenaway ». L’emploi du style indirect libre, en substitution aux dialogues dans la scène de séduction ou pour exprimer l’amertume de Pantalon et les hésitations de Pierrot, rend le tableau très vivant, tout en créant une distance ironique.
En quête d’un « type traditionnel dans un style renouvelé », Bahr a retenu la leçon esthétique des naturalistes français et la formule frappante de Zola : « Une phrase bien faite est une bonne action7. » Il recourt à la synesthésie pour évoquer le motif d’une Colombine versatile, une valse « changeante comme une soie moirée », ou celui d’Arlequin, aussi criard qu’un « rouge coquelicot », ainsi qu’à l’anaphore. La recherche stylistique s’exprime aussi dans l’emploi de l’anaphore – « C’est ici qu’elle s’est assise mille fois à ses côtés, ici qu’elle lui a fait mille serments ! » –, de l’allitération ou de l’assonance. Ainsi la répétition de la voyelle grave « a » suggère-t-elle de manière mimétique le motif assourdi de Scaramouche s’avançant dans l’obscurité (« in den Tönen der Rast und der Nacht »), effet que la traduction déplace vers une assonance en « o » : le motif est « assourdi et voilé de tonalités d’obscurité et de repos ».
Insatisfait de sa première pantomime, Hermann Bahr choisit de nouveau ce genre pour l’inauguration du théâtre viennois Zum lieben Augustin en novembre 1901, dirigé par Felix Salten et destiné à héberger les productions de la « Jeune Vienne ». Il rédige alors une pantomime en trois actes sur ce personnage populaire du « brave Augustin », musicien enjoué, sauvé de la fosse commune par son jeu de cornemuse, alors qu’on l’y avait jeté, ivre-mort, par erreur, et l’intitule Der liebe Augustin8. Il se détourne ainsi de la comédie italienne avec ce personnage typiquement 60viennois, qui ne parvient pas à séduire la fille du maire parce que ces poches sont vides et qui doit constater, parodiant la Marguerite de Faust, que l’argent est tout-puissant en ce monde. Au fil des déboires d’Augustin, qui signe un pacte avec le diable, c’est le comique du divertissement qui l’emporte, sans que le langage corporel de la pantomime ne permette d’explorer les replis de l’âme humaine.
1 Cf. p. 13 sq. de l’introduction au présent ouvrage.
2 Hermann Bahr, Die Pantomime vom braven Mann, Das Magazin für Litteratur 62 (1893), Nr. 6, p. 93-95. La pantomime figure également, sous une forme légèrement remaniée, dans l’ouvrage Variété. Ein Buch der Autoren des Wiener Verlags, Wien, Wiener Verlag, 1902, p. 26-33.
3 Hermann Bahr, lettre à Arthur Schnitzler du 27/10/1901 : « Die Pantomime finde ich sehr, sehr schlecht » ; cité dans Donald G. Daviau, « Hugo von Hofmannsthals Pantomime Der Schüler. Experiment in Form – Exercice in Nihilism », MLA 1(1968), p. 4-30, ici p. 25.
4 Hermann Bahr, Das Wort im Drama (1898), art. cité, p. 917-918 : « Ist ein Stück so schwach, daß es sich an Worten halten muß, so ist es eben überhaupt kein Stück, weg mit ihm ! Ist es ein Stück, so wird es nicht erst Worte brauchen, fort mit ihnen ! Denn wir wollen die Sache selbst, die reine Situation. So dachten wir, es schien plausibel. Wir mußten aber belehrt werden, daß das Dramatische doch das Wort verlangt. Wir hatten etwas vergessen : den Schauspieler. Der Schauspieler braucht das Wort. Im Drama ist das Wort für den Schauspieler da, weil er nicht anders als am Worte darstellen kann. […] Das Wort ist im Drama das Material für den Schauspieler, das er braucht, um daran mimisch zu werden. »
5 Cf. la présentation de Pierrot Hypnotiseur dans le présent ouvrage, note 5.
6 Journal à la date du 22 août 1918, cité par Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 58.
7 Bahr cite à plusieurs reprises cette formule, en français, dans son Autoportrait (1923) : Hermann Bahr. Ce monsieur de Linz qui inventa Vienne, op. cit., p. 79 et passim.
8 Le journal Neues Wiener Tagblatt du 20 octobre 1901 annonce l’achèvement de cette pantomime mais sans annoncer de représentation, et on n’en trouve pas non plus trace dans la presse au moment de l’inauguration du théâtre. La pantomime fut publiée dans la revue Neue Deutsche Rundschau 1 (1902) et chez Fischer, à Berlin, en 1902.
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-12938-7
- EAN: 9782406129387
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0057
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-06-2022
- Language: French