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Classiques Garnier

Présentation

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Présentation

Hermann Bahr est lun des premiers auteurs de la « Jeune Vienne » à sexercer à la pantomime – à peu près au même moment que Beer-Hofmann – et mettre ainsi en pratique les recommandations quil prodigue aux écrivains de langue allemande dans son essai Pantomime (1890)1. Sa volonté théorique de dépasser le naturalisme par une forme au diapason des « nerfs » de ses contemporains qui ferait la part belle à limaginaire, se heurte à une réalisation pratique en dessous de ses espérances. Rédigée en 1892 et publiée pour la première fois dans une revue littéraire berlinoise2, La Pantomime du brave homme reste tributaire des schémas de la comédie italienne et nest pas à la hauteur des ambitions annoncées dans lessai théorique, ainsi que Bahr le reconnaît volontiers lui-même, la jugeant même, avec une certaine sévérité, « très, très mauvaise3 ». Et peut-être le rejet du langage verbal dans le drame au profit de la « vie » nue la-t-il conduit à sous-estimer limportance des mots, ainsi quil le constate rétrospectivement :

Si une pièce est assez faible pour devoir se raccrocher à des mots, alors elle nen est pas du tout une, au diable cette pièce ! Si cest une pièce, elle naura pas besoin de mots pour exister, au diable les mots ! Car nous voulons la chose elle-même, la situation pure. Cest ce que nous pensions, cela semblait plausible. Mais nous avons dû entendre raison et reconnaître que le drame exige bel et bien le mot. Nous avions oublié une chose : lacteur. Le mot est nécessaire à lacteur. Dans le drame, les mots sont là pour lacteur, parce quil 58ne peut pas représenter autrement quen sinspirant des mots. [] [Ils] sont le matériau dont lacteur a besoin pour mimer à partir deux4.

Toutefois, la pantomime de Bahr a le mérite davoir ouvert la voie, conjointement au Pierrot Hypnotiseur que son collègue Beer-Hofmann rédige sans doute peu auparavant, au début de lannée 18925 : la lecture qui en fut alors donnée dans le cercle de la Jeune-Vienne pourrait avoir influencé Bahr, notamment à travers le duo Arlequin-Colombine.

On décèle également une influence de la pantomime française, dans la mesure où Bahr reprend le motif tragi-comique de Pierrot pendu, présent dans la pantomime éponyme de Champfleury : Pierrot pendu. Pantomime avec douze changements » (1846), ayant elle-même inspiré à Charles Aubert Le suicide de Pierrot (1895), dont les « gags » burlesques annoncent ceux de Charlie Chaplin. Contrairement à la pantomime de Beer-Hofmann, Pierrot nest pas le mari trompé chez Bahr : ce rôle revient à Pantalon, qui nest donc plus le vieillard grippe-sou du masque italien. Pierrot est le « brave homme » qui a voulu faire le bien en détachant le pendu de sa corde pour le sauver et se retrouve arrêté par les gendarmes de Scaramouche en guise de récompense. Il est davantage amer que mélancolique. Sans atteindre à la finesse psychologique et la cruelle lucidité dun Schnitzler, Bahr suggère ici la noirceur dun monde où les « bonnes âmes » ont tout à perdre et ne suscitent que le mépris. Même son suicide raté, « tout ce mal pour mourir sans avoir le bénéfice de la mort », suscite le sourire, voire le rire du public par son caractère grotesque.

La Pantomime du brave homme est programmatique en ce quelle intègre laccompagnement musical sous la forme de motifs, influencés par le leitmotiv wagnérien. Arthur Schnitzler signale dans son journal une mise en musique, en 1918, par le compositeur Arthur Johannes Scholz6 59– qui a également mis en musique un extrait du Pierrot lunaire dAlbert Giraud, mais la partition semble perdue.

La description des motifs musicaux dans ce qui relève du paratexte permet de caractériser la psychologie des personnages et de soutenir ainsi le jeu muet. Cette caractérisation est empreinte dhumour, en particulier celle de la maréchaussée ridicule, et lon peut même percevoir une certaine auto-dérision dans la description de la robe plissée de Colombine : « le type traditionnel dans un style renouvelé, entre rococo anglais et Kate Greenaway ». Lemploi du style indirect libre, en substitution aux dialogues dans la scène de séduction ou pour exprimer lamertume de Pantalon et les hésitations de Pierrot, rend le tableau très vivant, tout en créant une distance ironique.

En quête dun « type traditionnel dans un style renouvelé », Bahr a retenu la leçon esthétique des naturalistes français et la formule frappante de Zola : « Une phrase bien faite est une bonne action7. » Il recourt à la synesthésie pour évoquer le motif dune Colombine versatile, une valse « changeante comme une soie moirée », ou celui dArlequin, aussi criard quun « rouge coquelicot », ainsi quà lanaphore. La recherche stylistique sexprime aussi dans lemploi de lanaphore – « Cest ici quelle sest assise mille fois à ses côtés, ici quelle lui a fait mille serments ! » –, de lallitération ou de lassonance. Ainsi la répétition de la voyelle grave « a » suggère-t-elle de manière mimétique le motif assourdi de Scaramouche savançant dans lobscurité (« in den Tönen der Rast und der Nacht »), effet que la traduction déplace vers une assonance en « o » : le motif est « assourdi et voilé de tonalités dobscurité et de repos ».

Insatisfait de sa première pantomime, Hermann Bahr choisit de nouveau ce genre pour linauguration du théâtre viennois Zum lieben Augustin en novembre 1901, dirigé par Felix Salten et destiné à héberger les productions de la « Jeune Vienne ». Il rédige alors une pantomime en trois actes sur ce personnage populaire du « brave Augustin », musicien enjoué, sauvé de la fosse commune par son jeu de cornemuse, alors quon ly avait jeté, ivre-mort, par erreur, et lintitule Der liebe Augustin8. Il se détourne ainsi de la comédie italienne avec ce personnage typiquement 60viennois, qui ne parvient pas à séduire la fille du maire parce que ces poches sont vides et qui doit constater, parodiant la Marguerite de Faust, que largent est tout-puissant en ce monde. Au fil des déboires dAugustin, qui signe un pacte avec le diable, cest le comique du divertissement qui lemporte, sans que le langage corporel de la pantomime ne permette dexplorer les replis de lâme humaine.

1 Cf. p. 13 sq. de lintroduction au présent ouvrage.

2 Hermann Bahr, Die Pantomime vom braven Mann, Das Magazin für Litteratur 62 (1893), Nr. 6, p. 93-95. La pantomime figure également, sous une forme légèrement remaniée, dans louvrage Variété. Ein Buch der Autoren des Wiener Verlags, Wien, Wiener Verlag, 1902, p. 26-33.

3 Hermann Bahr, lettre à Arthur Schnitzler du 27/10/1901 : « Die Pantomime finde ich sehr, sehr schlecht » ; cité dans Donald G. Daviau, « Hugo von Hofmannsthals Pantomime Der Schüler. Experiment in Form – Exercice in Nihilism », MLA 1(1968), p. 4-30, ici p. 25.

4 Hermann Bahr, Das Wort im Drama (1898), art. cité, p. 917-918 : « Ist ein Stück so schwach, daß es sich an Worten halten muß, so ist es eben überhaupt kein Stück, weg mit ihm ! Ist es ein Stück, so wird es nicht erst Worte brauchen, fort mit ihnen ! Denn wir wollen die Sache selbst, die reine Situation. So dachten wir, es schien plausibel. Wir mußten aber belehrt werden, daß das Dramatische doch das Wort verlangt. Wir hatten etwas vergessen : den Schauspieler. Der Schauspieler braucht das Wort. Im Drama ist das Wort für den Schauspieler da, weil er nicht anders als am Worte darstellen kann. [] Das Wort ist im Drama das Material für den Schauspieler, das er braucht, um daran mimisch zu werden. »

5 Cf. la présentation de Pierrot Hypnotiseur dans le présent ouvrage, note 5.

6 Journal à la date du 22 août 1918, cité par Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 58.

7 Bahr cite à plusieurs reprises cette formule, en français, dans son Autoportrait (1923) : Hermann Bahr. Ce monsieur de Linz qui inventa Vienne, op. cit., p. 79 et passim.

8 Le journal Neues Wiener Tagblatt du 20 octobre 1901 annonce lachèvement de cette pantomime mais sans annoncer de représentation, et on nen trouve pas non plus trace dans la presse au moment de linauguration du théâtre. La pantomime fut publiée dans la revue Neue Deutsche Rundschau 1 (1902) et chez Fischer, à Berlin, en 1902.