Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages: 413 to 418
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 95
Présentation
Désireux de créer un art des foules et d’investir des lieux non théâtraux – tel le cirque Schumann à Berlin, pouvant accueillir 5 000 spectateurs – le metteur en scène Max Reinhardt s’associe à l’écrivain Karl Vollmoeller (1878-1948) pour présenter au grand public la pantomime Le Miracle. Issue d’une famille de théologiens protestants, de scientifiques et d’entrepreneurs – son père avait fondé l’une des plus grandes entreprises textiles d’Allemagne –, titulaire d’un doctorat en archéologie, l’écrivain et aventurier Karl Gustav Vollmoeller demeure méconnu1, malgré l’immense succès du Miracle et du film de Sternberg, L’Ange bleu : c’est à lui en effet que l’on doit le scénario de ce film, adapté du roman d’Heinrich Mann, Professeur Unrat, et la découverte en Europe de Marlene Dietrich. Sa vie est marquée par le cosmopolitisme et l’éclectisme, mais aussi par le goût de l’aventure, qui le conduit à entreprendre des courses automobiles et à construire des aéroplanes avec son frère Hans Robert. Après des débuts prometteurs comme poète symboliste, dans le cercle de Stefan George, il se tourne vers le théâtre, met à profit sa maîtrise de plusieurs langues pour traduire et adapter notamment Francesca da Rimini, tragédie de Gabriele d’Annunzio, l’Antigone de Sophocle ou L’Orestie d’Eschyle mise en scène par Reinhardt, écrit lui-même de nombreuses pièces de théâtre, ainsi que des œuvres en prose, dont le recueil de nouvelles Acht Mirakel der Heiligen Jungfrau Maria (Huit miracles de la Vierge Marie, 1928). À partir de 1912, il s’oriente également vers le cinéma en tant que scénariste pour Hollywood, où 414le succès du Miracle et sa vie aventureuse lui valent une réputation d’artiste « légendaire2 ».
L’intérêt de Vollmoeller pour les légendes mariales et son désir de transposer les mystères du Moyen Âge à l’époque contemporaine le guident dans le choix du sujet et de la forme pantomimique. À travers l’histoire de Sœur Megildis, Vollmoeller reprend une légende notée par le moine cistercien Caesarius von Heisterbach dans son Dialogus miraculorum (1219-223). Elle rapporte la séduction d’une nonne par un clerc, sa fuite hors du couvent, sa repentance après avoir été abandonnée et son retour auprès de la Vierge de miséricorde, qui, en son absence, a pris en charge ses fonctions. La légende a inspiré de nombreux auteurs à travers les siècles et les aires culturelles, tels Lope de Vega, Charles Nodier, Gottfried Keller, Villiers de l’Isle-Adam, jusqu’à Maurice Maeterlinck, à qui l’on doit Sœur Béatrice, « miracle en trois actes » qui influença également Karl Vollmoeller3. La première édition de la pantomime, qui porte le titre Das Wunder, mentionne la mise en scène de Max Reinhardt et la musique d’Engelbert Humperdinck4. S’il est permis de penser que la légende naquit pour soutenir le culte marial et fortifier les vocations monastiques, la pantomime de Vollmoeller s’inscrit dans un autre contexte : l’écrivain renoue avec les mystères du Moyen Âge et une certaine édification religieuse pour toucher un large public en misant sur la sentimentalité et l’irrationnel, mais à l’ère de la « mort de Dieu », ses mises en scène spectaculaires illustrent surtout le transfert des grands rites religieux vers la sphère séculière, théâtrale en particulier, où l’expérience collective fonde une autre forme de communauté. La 415salle de spectacle devient alors la « cathédrale de l’avenir » qu’Adolphe Appia appelle de ses vœux5 et annonce le caractère sacré du « Grand Théâtre du monde » hofmannsthalien que Reinhardt mettra en scène à Salzbourg.
The Miracle, « pantomime monstre6 », est créée le 23 décembre 1911 à l’Olympia Hall de Londres, lieu prévu pour accueillir 30 000 personnes lors du salon automobile. L’exagération gestuelle exigée par les dimensions du lieu dépersonnalise les acteurs, les transforme en marionnettes7, à l’image de la « surmarionnette » rêvée par Edward Gordon Craig, dont Vollmoeller connaissait et admirait les théories8. Elle mobilise, selon les représentations, entre 1 500 et 2 500 comédiens et figurants, dans une distribution qui varie selon les lieux et les années9. La pantomime connaît un immense succès international pendant plus de deux décennies, exerçant une fascination hors du commun. Après avoir été donnée à la Rotonde de Vienne (1912), puis dans tout l’espace germanophone, où elle porte le titre Das Mirakel, elle triomphe en Amérique à partir de 1924, la tournée prévue en 1914 ayant été ajournée à cause de la guerre. Cette année-là, elle est jouée tous les jours à Broadway, et remporte un vif succès au festival de Salzbourg l’année suivante. Remaniée en 1932, la pantomime repart en tournée en Angleterre et en Écosse dans sa nouvelle forme10.
416Situés au-delà ou en-deçà du logos, les miracles au cœur de la pièce – la disparition de l’enfant Jésus, l’échange des rôles entre la nonne et la Vierge, l’élévation de la nonne céleste, la rédemption peu orthodoxe de Megildis sous une pluie de roses rouges11 – sont propices au spectaculaire sans parole et à l’émerveillement que Reinhardt souhaite offrir au public. Il conçoit pour cela un dispositif immersif qui plonge le public au cœur du miraculeux et veut instaurer une communion entre la scène et la salle. La parole est supplantée par l’image, toute-puissante, et proprement miraculeuse dans cette pantomime12. Pour accentuer les impressions visuelles, tout est imaginé dans des proportions exagérées : la grande estrade escamotable utilisée dans certaines scènes, les costumes aux couleurs vives, les accessoires surdimensionnés, la gestuelle13. Reinhardt confie la scénographie au fidèle Ernst Stern, qui déploie le faste d’une cathédrale gothique au cœur d’espaces aussi peu dédiés à l’art que l’Olympia Hall, ou en 1914, l’arène du cirque Busch à Berlin. En matière d’éclairage, le recours aux dernières innovations techniques permet de développer une véritable « dramaturgie de la lumière14 ». Dans cet art immersif, l’expérience théâtrale se veut une totalité synesthésique, où les éléments visuels sont renforcés par les sollicitations olfactives, à travers des volutes d’encens, et un univers sonore qui doit envelopper le public. La partition, écrite par un compositeur de renom, Engelbert Humperdinck (1854-1921), soutient l’action en tant que mimèsis et la structure par le recours à différents moyens : différenciation des espaces scéniques par des effets d’écho ou de diminuendo, opposition entre le couvent (hymnes religieux) et le monde extérieur (rondes enfantines, diverses danses dans la premier tableau et l’intermède), recours à des 417motifs bien reconnaissables, comme celui du rossignol, qui appelle Megildis vers le monde de la sensualité, et au timbre propre des différents instruments, telle la sensuelle clarinette ou le son du cor, associé aux usages de la cour15.
Dans la mise en scène du Miracle pour la Rotonde de Vienne en 1912, la conception de l’espace théâtral comme un tout englobant se traduit par une spatialisation du son très élaborée. À cet effet, Reinhardt prévoit d’installer un immense orgue – instrument enveloppant par excellence – dans la coupole au-dessus du public, afin qu’il reçoive le son d’en haut, à la manière d’une douche sonore, ce qui constitue une extraordinaire nouveauté16. Cet enveloppement sonore est renforcé par l’utilisation massive de cloches et la répartition des voix, entre les solistes placés en hauteur, sous la coupole, et le chœur, lui-même partagé entre un espace hors scène et son immersion au sein des comédiens et figurants. Et « pour intensifier la puissance du son, Reinhardt prévoit, en plus de l’orchestre de 200 musiciens, l’ajout d’une trentaine de timbales et tambours17 ». La critique est partagée entre l’admiration pour l’œuvre d’art totale réalisée par Reinhardt, sa monumentalité, et la méfiance envers une entreprise de séduction des masses par le seul biais des sens et du sensationnel, entre mystique et bacchanale18.
Le texte lui-même accentue la tension antagoniste entre le religieux et le mondain, la piété et la vie selon la chair, la prière et la danse, le Bien et le Mal. Le ménestrel protéiforme, présent tout au long de la pièce, incarne la tentation mondaine et l’animalité diabolique. Oscillant entre le saltimbanque, le faune et la faucheuse, entre le grotesque et le tragique, il unit eros et thanatos. Il est caractérisé, au début de l’intermède, 418comme celui « qui veut toujours le bien et toujours fait le mal », dans une définition inversée du Méphistophélès goethéen19.
Dans la trajectoire de Max Reinhardt, la forme pantomimique favorise assurément la reconnaissance internationale. Le metteur en scène tente de concurrencer l’arrivée du cinématographe et ses spectacles de masse en misant sur la pantomime et sur son internationalisation, mais cette tentative est prise de court par les progrès techniques rapides du cinéma et la suprématie qu’il acquiert en tant qu’art des foules. C’est avec une certaine amertume que Reinhardt reconnaît lui envier ces « cortèges de masse, cette intrépidité dans les performances acrobatiques, ces édifices gigantesques et les prodiges accomplis par des bêtes de cirque dressées de manière inquiétante20 ». Le Miracle n’en reste pas moins un objet extraordinaire à bien des égards.
1 Les trois biographies éditées qui lui sont consacrées ont été publiées à compte d’auteur ou chez un éditeur confidentiel : Frederik D. Tunnat, Karl Vollmoeller : Dichter und Kulturmanager – Eine Biographie, Hamburg, tredition 2008 et Id., Karl Vollmoeller : ein kosmopolitisches Leben im Zeichen des Mirakels ; sein Leben in Selbstzeugnissen und Bildern, Hamburg, tredition 2008 ; Klaus Konrad Dillmann, Dr. Karl-Gustav Vollmöller. Eine Zeitreise durch ein bewegtes Leben, Heidelberg, Gingko Medien, 2012.
2 La réalisation du film The Miracle (1912), d’après le texte de Vollmoeller, est d’abord confiée à Max Reinhardt, puis, ce dernier s’étant brouillé avec le producteur américain Joseph Menchen, à Michel-Antoine Carré. Pour Maria Carmi, qui joue la Madone, ce premier rôle à l’écran sera un tremplin vers une carrière internationale. Le film est diffusé pour la première fois en décembre 1912 à l’Opéra de Covent Garden, sur un écran encadré par une façade de cathédrale. Il a été considéré comme perdu jusqu’à ce qu’une copie en soit retrouvée aux archives du CNC à Bois-d’Arcy. Un film concurrent est tourné la même année par le réalisateur roumain Mime Misu sous le titre Das Marienwunder (Le Miracle marial).
3 Cf. Robert Guiette, La Légende de la Sacristine, Paris, Champion, 1927. La Vierge et la Nonne, nouvelle de Keller, est contenue dans le recueil bilingue : Gottfried Keller, Sept légendes. Sieben Legenden, introduction, traduction et notes de Léon Mis, Paris, Aubier-Montaigne, 1943.
4 Karl Vollmoeller, Das Mirakel (Das Wunder). Große Pantomime in zwei Akten und einem Zwischenspiel. Musik von Engelbert Humperdinck, Regie Max Reinhardt, Berlin, Bote & Bock, 1912. C’est la version de 1912 qui est traduite ici.
5 Adolphe Appia dans La Musique et la mise en scène [1899], cité dans Julien Ségol, « Das Mirakel : une cathédrale pour la modernité », art. cité, p. 89. Cf. aussi Ségolène Le Men, « Max Reinhardt et l’art de la cathédrale », Max Reinhardt. L’art et la technique à la conquête de l’espace, op. cit., p. 59-83.
6 The Miracle est qualifiée de « Monsterpantomime » par Peter W. Marx, op. cit., p. 132. C’est également à Londres que Reinhardt crée, en novembre 1912, au Palace Theatre, la pantomime de Karl Vollmoeller, A Venetian Night, reprise en août 1913 aux Kammerspiele de Berlin sous le titre Venezianisches Abenteuer eines jungen Mannes, et dont il existe également une version filmique.
7 Cf. Peter W. Marx, op. cit., p. 133 et Paul Stefanek, « Max Reinhardts frühe englische Inszenierungen », Maske und Kothurn 15 (1969), p. 374-391.
8 Signalons que le thème de la marionnette comme métaphore de l’existence humaine est au centre d’une autre pantomime de Vollmoeller, rédigée en 1921 en collaboration avec le compositeur néerlandais Jaap Kool : Die Schießbude (Le stand de tir). Sur cette pantomime, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 418-432.
9 Le rôle de la Madone reste confié à Maria Carmi (Grete Wiesenthal avait d’abord été pressentie). Celui du ménestrel est joué à Londres par Max Pallenberg, puis par Ernst Matray dans les représentations suivantes.
10 On trouvera une liste des représentations dans Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., et une évocation des mises en scène dans Max Reinhardt, Leben für das Theater, op. cit., p. 176 sq.
11 La version tardive de la pantomime s’achève sur le miracle de cette transfiguration, et non sur le retour au réel et à la prière matinale renvoyant au début du texte, qui laisse ouverte la possibilité d’interpréter le déroulement des faits comme un songe de la sacristine. Miracle ou rêve ? Vollmoeller a lui-même déclaré dans une interview pour le New York Times d’avril 1924 préférer l’interprétation du miracle, à laquelle il trouve davantage de poésie et de vérité (cf. Frederik D. Tunnat, Karl Vollmoeller : ein kosmopolitisches Leben im Zeichen des Mirakels, op. cit., p. 9).
12 Notons que le terme de « Bild », employé tout au long du texte pour désigner la statue miraculeuse, est polysémique : il désigne une image ou toute forme de représentation plastique (dessin, tableau, statue ou photographie).
13 Cf. Ernst Stern, Bühnenbildner bei Max Reinhardt, op. cit.
14 Cristina Grazioli, « Éclairage et dramaturgie de la lumière dans les mises en scènes de Max Reinhardt », Max Reinhardt. L’art et la technique à la conquête de l’espace, op. cit., p. 35-58.
15 Pour une analyse approfondie de la partition du Miracle, notamment du « geste » musical, cf. Julien Ségol, « Das Mirakel : une cathédrale pour la modernité », art. cité, qui propose également un CD d’accompagnement.
16 Cf. lettre de Reinhardt à Berthold Held du 21 août 2012, traduite dans Julien Ségol, « Das Mirakel : une cathédrale pour la modernité », art. cité, p. 91 : « Je mets [l’orgue] volontairement à la première place parce qu’énormément de choses dépendent de lui. […] Et encore une fois : le son doit venir d’en haut ! ! ! »
17 Ibid.
18 Sur la réception dans la critique allemande, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 403-405. Comme pour Sumurûn, dont le texte est lui aussi assez trivial, le succès vient avant tout de la mise en scène. Le critique Julius Bab va jusqu’à prétendre que cette trivialité est consubstantielle au genre pantomimique, qui serait prisonnier de la pure matérialité en tant qu’art corporel (ibid., p. 405).
19 Dans la scène « Cabinet d’étude » de Faust I, Méphistophélès se définit diaboliquement comme « une partie de cette force / Qui veut toujours le mal et toujours fait le bien. » (v. 1335-1336).
20 Max Reinhardt, « Über das ideale Theater », Hannoverscher Anzeiger, 13/01/1928, cité dans Heinrich Huesmann, Welttheater Reinhardt, op. cit., p. 33 : « Massenaufzüge, diese Tollkühnheit in akrobatischen Leistungen, diese Riesenbauten und die Wunderleistungen unheimlich dressierter Zirkustiere des Spielfilms ».
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-12938-7
- EAN: 9782406129387
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0413
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-06-2022
- Language: French