Présentation
- Publication type: Book chapter
- Book: Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages: 381 to 385
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 95
Présentation
Dans son rapport au théâtre, Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) est davantage connu comme théoricien que comme praticien de la pantomime, genre auquel il s’est pourtant exercé à partir de 1893 – date des premières esquisses. Après avoir renié Le Disciple [1901], l’écrivain se tourne vers une pantomime nouvelle, née de la danse telle que la pratique Grete Wiesenthal, déjà remarquée en 1907 dans la pantomime de Max Mell, La Danseuse et la Marionnette, et dans la mise en scène de Sumurûn par Max Reinhardt en 1910. Réflexion théorique et mise en pratique sont indissolublement liées selon Hofmannsthal, puisque son essai Sur la pantomime est distribué aux spectateurs lors de la première d’Amour et Psyché et La Jeune Fille étrangère en même temps que le livret de ces deux pantomimes1, conçues pour Grete Wiesenthal, à l’instar de Die Biene [L’abeille, 1914]2.
Cette première a lieu à Berlin le 15 septembre 1911, au Theater an der Königgrätzer Straße, avec Lilly Berger dans le rôle d’Amour et Grete Wiesenthal dans celui de Psyché, sur une musique de Rudolf Braun (1869-1925), dont la partition est malheureusement perdue. Le décor est d’Erwin Lang, l’époux de Grete Wiesenthal. Les représentations berlinoises ne connaissent pas un grand succès, la critique est très 382mitigée3, mais elles sont suivies d’une tournée en Allemagne et dans d’autres pays européens, avec un total de 120 représentations.
Hofmannsthal s’inspire du conte d’Apulée dans L’Âne d’or ou les Métamorphoses et reprend le motif du dieu Amour, épris d’une mortelle, Psyché, qu’il est censé châtier sur ordre d’Aphrodite jalouse, mais qu’il entraîne dans son palais pour lui rendre visite nuit après nuit, sans qu’elle puisse voir l’objet de son amour. Le mythe est réduit aux deux seuls protagonistes – Aphrodite et les sœurs de Psyché sont absentes, tout comme les péripéties du conte apuléen – et condensé en trois moments symboliques : Psyché s’adonne « au doux jeu de l’attente » et de l’amour (tableau I), mais pour avoir enfreint l’interdit et cédé au désir de voir sans se fier au seul langage du corps4, elle doit connaître le désespoir de dépérir aux enfers (tableau II), avant de rejoindre, au terme de cette épreuve « infinie », le séjour des dieux, où elle retrouve son bien-aimé (tableau III). Dans une lettre à Grete Wiesenthal, Hofmannsthal lui expose la disposition d’âme de Psyché dans chaque tableau mais s’interdit d’en détailler le contenu pantomimique tel qu’il l’imagine et préfère dessiner les contours de leur complicité artistique à venir : « Vous me renverrez la balle si le sujet vous captive, et je vous la renverrai à mon tour, et ainsi pourra se manifester finalement une étonnante richesse5. »
Chaque tableau doit être mimé, selon les indications d’Hofmannsthal lui-même, comme « une suite d’attitudes et de gestes purs », loin de tout signe conventionnel et de toute sentimentalité, telle Ruth Saint Denis en prêtresse dans sa chorégraphie Radha (1906)6. Il s’agit de retrouver la grâce première dont le logos a éloigné l’être humain : Amour, bien 383que voilé, est « en même temps innocent et simple, le dieu comme l’animal, avec plus de simplicité que l’homme7 ». Cet idéal, qui fait écho à l’essai de Kleist Sur le théâtre de marionnettes, rejoint les notes d’Hofmannsthal pour un texte resté fragmentaire, Anrede an Schauspieler (Discours aux acteurs) : « Vous vous rappelez l’exposé de Kleist : nous ne sommes pas à la hauteur de l’ours – nous sommes à mi-chemin entre la marionnette et la divinité8. »
L’expression de l’âme à travers cette suite de « gestes purs » pourra être directement perçue par le public dans sa totalité et son unité, par opposition à la linéarité du langage verbal. Toutefois, le texte d’Hofmannsthal, loin d’être descriptif, vise à une semblable pureté par une réduction à l’essentiel : simplicité de la syntaxe, concision de l’expression, noblesse des termes choisis, la langue tout entière se fait danse pour évoquer les états d’âme de Psyché, mais aussi pour exprimer des vérités universelles, en accord avec la qualité du mythe. La mise en regard, dans le livret qui accompagne la représentation, du texte et de photographies figeant les mouvements de Grete Wiesenthal et Lilly Berger, témoigne du « rapport d’émulation féconde » entre les deux médias artistiques, la danse et l’écriture, de sorte qu’on peut voir en Amour et Psyché « une métaphore de la renaissance de la littérature grâce à l’union de l’écriture littéraire, de la danse et de la pantomime9 ».
Hofmannsthal atteint ici, plus que dans toute autre de ses pantomimes, une qualité poétique à laquelle concourt également une attention particulière au rythme. Son « grand amour de la danse, son sens aigu du rythme » lui ont inspiré la structure de ce jeu muet, déclare Grete Wiesenthal à propos de leur collaboration à Bad Aussee pendant l’été 191010. Le corps, dans ses mouvements rythmés, où la courbe se substitue à la géométrie des lignes, condense l’énergie et permet, dans les poses que suggère cette pantomime, de figer l’éphémère. Psyché alterne le mouvement impétueux (lorsqu’elle se précipite « telle une ménade ») et 384l’immobilisation (lorsqu’elle se tient tremblante et désirante, dans l’attente du dieu ou qu’elle demeure immobile, dans une sorte de catatonie, aux enfers, avant qu’Amour ne la ranime)11. À travers son interprétation des pantomimes d’Hofmannsthal, Grete Wiesenthal espère montrer « le triomphe du rythme comme essence de la pantomime moderne12 ».
Le rythme participe de la dimension rituelle du jeu pantomimique selon Hofmannsthal puisque chaque geste pur, dans « son rythme intérieur, est si riche qu’il en suffit de quelques-uns seulement pour composer une cérémonie tout entière, un ‘acte’ tout entier13 ». Le geste le plus simple peut devenir rituel s’il est accompli dans la conscience de l’unité de l’être. La pantomime devient mystère, culte, de même que Bachofen avait montré le lien entre le mythe d’Amour et Psyché et le culte d’Isis dans des travaux qu’Hofmannsthal connaissait très vraisemblablement14.
Y concourent également les costumes et quelques accessoires symboliques. Grete Wiesenthal en Psyché est vêtue d’une simple robe blanche, ceinte à la taille d’un foulard satiné et les cheveux retenus par un large bandeau15, tandis qu’Amour, joué par Lilly Berger, porte un costume de papillon, évocation du tendre frôlement des amants tels que Canova les a gravés dans le marbre pour Psyché ranimée par le baiser de l’amour (1793) et remotivation métaphorique d’un amour qui « donne des ailes ». La métamorphose de la chenille en papillon est aussi celle de l’âme au terme d’une douloureuse épreuve, le terme grec de psyché désignant à la fois l’âme et le papillon. Le costume d’Amour, en préfigurant la métamorphose de Psyché, suggère donc leur nécessaire union, celle de l’âme et du corps, soulignée par la dimension homoérotique de la distribution, puisque les rôles d’Amour et de Psyché ont été confiés à deux danseuses. Quelques objets, « peu nombreux mais 385nobles », accompagnent cette transfiguration. La lampe, écho au mythe platonicien de la caverne, joue un rôle important selon Hofmannsthal, elle « qui n’apporte la vérité qu’en apparence, la fallacieuse lumière du monde, de l’entendement à courte vue ». Et l’écrivain ajoute : « de tels tableaux parallèles avec un accessoire sont toujours fertiles. Ils sont le véritable cœur de la pantomime, me semble-t-il16 ». La lampe symbolise ainsi le désir de voir et de savoir, l’intellect qui détruit le mystère, par opposition à l’intuition. Par leur dimension symbolique, costumes et accessoires participent de la pantomime élevée au rang de cérémonie. Et Hofmannsthal ancre ainsi le mythe antique d’Amour et Psyché dans la Modernité, puisque Psyché apparaît comme une allégorie de l’âme décadente, coupée de sa nécessaire union avec le corps.
1 La première publication est Grete Wiesenthal in Amor und Psyche und Das fremde Mädchen. Szenen von Hugo von Hofmannsthal, Berlin, Fischer, 1911, p. 7-14 pour Amor und Psyche, que l’écrivain rédige durant l’été 1910, comme en témoigne sa correspondance avec Grete Wiesenthal.
2 On trouvera ces pantomimes écrites pour Grete Wiesenthal – outre les deux citées, Die Biene [1914] et deux pièces inachevées –, ainsi que d’autres dans Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke. Kritische Ausgabe, Bd. XXVII : Ballette, Pantomimen, Filmszenarien, hg. von Gisela Bärbel Schmid und Klaus-Dieter Krabiel, Frankfurt a. M., 2006. – Sur la réflexion théorique d’Hofmannsthal sur la pantomime, cf. l’introduction au présent ouvrage, p. 29 sq. Cf. aussi Catherine Mazellier-Lajarrige, « ‘Das wortlose Spiel’ : Pantomime um 1900 am Beispiel der Zusammenarbeit zwischen Hugo von Hofmannsthal und Grete Wiesenthal », Das Spiel in der Literatur, Philippe Wellnitz (Hg.), Berlin, Frank und Timme, 2013, p. 133-146.
3 Selon le critique Herbert Jhering, la pantomime doit porter en soi la nécessité d’une expression corporelle pour être légitime. Or, selon lui, une seule scène s’y prête dans Amour et Psyché : celle où Psyché s’efforce d’échapper aux ombres des enfers. Cf. Herbert Jhering, « Grete Wiesenthal », Die Schaubühne 39 (1911), 28/09/1911, cité dans Gregor Gumpert, op. cit., p. 138.
4 Sur cette « pulsion scopique » et le rapport entre le voir et le savoir, cf. Jacques Le Rider, « Par-delà les mots. Hugo von Hofmannsthal, du scepticisme linguistique à la recherche d’un nouveau langage », art. cité, p. 47.
5 Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., lettre du 18 juin 1910, p. 359 : « Sie werfen mir, wenn der Stoff Sie fesselt, den Ball wieder zu, dann ich wieder Ihnen, so kann schließlich ein erstaunlicher Reichthum zum Vorschein kommen. »
6 Lettre du 5/11 juillet 1910 à G. Wiesenthal, dans Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., p. 362. Sur l’analogie entre geste pur et symbole comme union du signifiant et du signifié, cf. Claas Junge, Text in Bewegung. Zu Pantomime, Tanz und Film bei Hugo von Hofmannsthal, Diss., Frankfurt a. M., 2006, p. 153-157.
7 Ibid., p. 362 : « er ist der Verhüllte, und zugleich arglos und einfach, der Gott wie das Thier, um eine Stufe einfacher als der Mensch. »
8 Ibid., p. 362, cité dans la note 31.
9 Jacques Le Rider, « Par-delà les mots. Hugo von Hofmannsthal, du scepticisme linguistique à la recherche d’un nouveau langage », art. cité, p. 52 et 44.
10 Article de journal de 1910 (fonds Martin Lang) cité dans le catalogue Die neue Körpersprache, op. cit., p. 54 : « Hofmannsthals große Liebe für den Tanz, sein tiefer Sinn für Rhythmus schufen in ihm das feinste Gefühl für den Aufbau des wortlosen Spiels. »
11 Sur l’alternance de moments d’accumulation et de décharge d’énergie, et la relation entre stasis et kinesis chez Hofmannsthal, cf. Gabriele Brandstetter, « Hofmannsthals ‘Tableaux vivants’ », art. cité, p. 291-303.
12 Grete Wiesenthal, « Pantomime » (1911), article reproduit dans Hofmannsthal-Blätter 34 (1986), p. 43-45.
13 Lettre du 5/11 juillet 1910 dans Sämtliche Werke, op. cit., p. 362 : « Eine reine Geberde in […] ihrem inneren Rhythmus ist ja so reich, daß aus ihrer wenigen sich eine ganze Ceremonie, eine ganzer ‚Act’ zusammensetzt. »
14 Cf. Gisela Bärbel Schmid, « Amor und Psyche. Zur Form des Psyche-Mythos bei Hofmannsthal », dans Hofmannsthal-Blätter 31/32 (1985), p. 58-63.
15 Cf. les photos conservées au Wien-Museum, dans la collection Martin Lang.
16 Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., p. 362 : « Die Lampe ist wichtig : die scheinbare Wahrheitsbringerin, das falsche Licht der Welt, des kurzsichtigen Verstandes. […] Solche Parallelscenen mit einem Geräth sind immer fruchtbar. Sie sind der eigentliche Kern der Pantomime, scheint mir. »
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-12938-7
- EAN: 9782406129387
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0381
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-06-2022
- Language: French