Skip to content

Classiques Garnier

Présentation

381

Présentation

Dans son rapport au théâtre, Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) est davantage connu comme théoricien que comme praticien de la pantomime, genre auquel il sest pourtant exercé à partir de 1893 – date des premières esquisses. Après avoir renié Le Disciple [1901], lécrivain se tourne vers une pantomime nouvelle, née de la danse telle que la pratique Grete Wiesenthal, déjà remarquée en 1907 dans la pantomime de Max Mell, La Danseuse et la Marionnette, et dans la mise en scène de Sumurûn par Max Reinhardt en 1910. Réflexion théorique et mise en pratique sont indissolublement liées selon Hofmannsthal, puisque son essai Sur la pantomime est distribué aux spectateurs lors de la première dAmour et Psyché et La Jeune Fille étrangère en même temps que le livret de ces deux pantomimes1, conçues pour Grete Wiesenthal, à linstar de Die Biene [Labeille, 1914]2.

Cette première a lieu à Berlin le 15 septembre 1911, au Theater an der Königgrätzer Straße, avec Lilly Berger dans le rôle dAmour et Grete Wiesenthal dans celui de Psyché, sur une musique de Rudolf Braun (1869-1925), dont la partition est malheureusement perdue. Le décor est dErwin Lang, lépoux de Grete Wiesenthal. Les représentations berlinoises ne connaissent pas un grand succès, la critique est très 382mitigée3, mais elles sont suivies dune tournée en Allemagne et dans dautres pays européens, avec un total de 120 représentations.

Hofmannsthal sinspire du conte dApulée dans LÂne dor ou les Métamorphoses et reprend le motif du dieu Amour, épris dune mortelle, Psyché, quil est censé châtier sur ordre dAphrodite jalouse, mais quil entraîne dans son palais pour lui rendre visite nuit après nuit, sans quelle puisse voir lobjet de son amour. Le mythe est réduit aux deux seuls protagonistes – Aphrodite et les sœurs de Psyché sont absentes, tout comme les péripéties du conte apuléen – et condensé en trois moments symboliques : Psyché sadonne « au doux jeu de lattente » et de lamour (tableau I), mais pour avoir enfreint linterdit et cédé au désir de voir sans se fier au seul langage du corps4, elle doit connaître le désespoir de dépérir aux enfers (tableau II), avant de rejoindre, au terme de cette épreuve « infinie », le séjour des dieux, où elle retrouve son bien-aimé (tableau III). Dans une lettre à Grete Wiesenthal, Hofmannsthal lui expose la disposition dâme de Psyché dans chaque tableau mais sinterdit den détailler le contenu pantomimique tel quil limagine et préfère dessiner les contours de leur complicité artistique à venir : « Vous me renverrez la balle si le sujet vous captive, et je vous la renverrai à mon tour, et ainsi pourra se manifester finalement une étonnante richesse5. »

Chaque tableau doit être mimé, selon les indications dHofmannsthal lui-même, comme « une suite dattitudes et de gestes purs », loin de tout signe conventionnel et de toute sentimentalité, telle Ruth Saint Denis en prêtresse dans sa chorégraphie Radha (1906)6. Il sagit de retrouver la grâce première dont le logos a éloigné lêtre humain : Amour, bien 383que voilé, est « en même temps innocent et simple, le dieu comme lanimal, avec plus de simplicité que lhomme7 ». Cet idéal, qui fait écho à lessai de Kleist Sur le théâtre de marionnettes, rejoint les notes dHofmannsthal pour un texte resté fragmentaire, Anrede an Schauspieler (Discours aux acteurs) : « Vous vous rappelez lexposé de Kleist : nous ne sommes pas à la hauteur de lours – nous sommes à mi-chemin entre la marionnette et la divinité8. »

Lexpression de lâme à travers cette suite de « gestes purs » pourra être directement perçue par le public dans sa totalité et son unité, par opposition à la linéarité du langage verbal. Toutefois, le texte dHofmannsthal, loin dêtre descriptif, vise à une semblable pureté par une réduction à lessentiel : simplicité de la syntaxe, concision de lexpression, noblesse des termes choisis, la langue tout entière se fait danse pour évoquer les états dâme de Psyché, mais aussi pour exprimer des vérités universelles, en accord avec la qualité du mythe. La mise en regard, dans le livret qui accompagne la représentation, du texte et de photographies figeant les mouvements de Grete Wiesenthal et Lilly Berger, témoigne du « rapport démulation féconde » entre les deux médias artistiques, la danse et lécriture, de sorte quon peut voir en Amour et Psyché « une métaphore de la renaissance de la littérature grâce à lunion de lécriture littéraire, de la danse et de la pantomime9 ».

Hofmannsthal atteint ici, plus que dans toute autre de ses pantomimes, une qualité poétique à laquelle concourt également une attention particulière au rythme. Son « grand amour de la danse, son sens aigu du rythme » lui ont inspiré la structure de ce jeu muet, déclare Grete Wiesenthal à propos de leur collaboration à Bad Aussee pendant lété 191010. Le corps, dans ses mouvements rythmés, où la courbe se substitue à la géométrie des lignes, condense lénergie et permet, dans les poses que suggère cette pantomime, de figer léphémère. Psyché alterne le mouvement impétueux (lorsquelle se précipite « telle une ménade ») et 384limmobilisation (lorsquelle se tient tremblante et désirante, dans lattente du dieu ou quelle demeure immobile, dans une sorte de catatonie, aux enfers, avant quAmour ne la ranime)11. À travers son interprétation des pantomimes dHofmannsthal, Grete Wiesenthal espère montrer « le triomphe du rythme comme essence de la pantomime moderne12 ».

Le rythme participe de la dimension rituelle du jeu pantomimique selon Hofmannsthal puisque chaque geste pur, dans « son rythme intérieur, est si riche quil en suffit de quelques-uns seulement pour composer une cérémonie tout entière, un acte tout entier13 ». Le geste le plus simple peut devenir rituel sil est accompli dans la conscience de lunité de lêtre. La pantomime devient mystère, culte, de même que Bachofen avait montré le lien entre le mythe dAmour et Psyché et le culte dIsis dans des travaux quHofmannsthal connaissait très vraisemblablement14.

Y concourent également les costumes et quelques accessoires symboliques. Grete Wiesenthal en Psyché est vêtue dune simple robe blanche, ceinte à la taille dun foulard satiné et les cheveux retenus par un large bandeau15, tandis quAmour, joué par Lilly Berger, porte un costume de papillon, évocation du tendre frôlement des amants tels que Canova les a gravés dans le marbre pour Psyché ranimée par le baiser de lamour (1793) et remotivation métaphorique dun amour qui « donne des ailes ». La métamorphose de la chenille en papillon est aussi celle de lâme au terme dune douloureuse épreuve, le terme grec de psyché désignant à la fois lâme et le papillon. Le costume dAmour, en préfigurant la métamorphose de Psyché, suggère donc leur nécessaire union, celle de lâme et du corps, soulignée par la dimension homoérotique de la distribution, puisque les rôles dAmour et de Psyché ont été confiés à deux danseuses. Quelques objets, « peu nombreux mais 385nobles », accompagnent cette transfiguration. La lampe, écho au mythe platonicien de la caverne, joue un rôle important selon Hofmannsthal, elle « qui napporte la vérité quen apparence, la fallacieuse lumière du monde, de lentendement à courte vue ». Et lécrivain ajoute : « de tels tableaux parallèles avec un accessoire sont toujours fertiles. Ils sont le véritable cœur de la pantomime, me semble-t-il16 ». La lampe symbolise ainsi le désir de voir et de savoir, lintellect qui détruit le mystère, par opposition à lintuition. Par leur dimension symbolique, costumes et accessoires participent de la pantomime élevée au rang de cérémonie. Et Hofmannsthal ancre ainsi le mythe antique dAmour et Psyché dans la Modernité, puisque Psyché apparaît comme une allégorie de lâme décadente, coupée de sa nécessaire union avec le corps.

1 La première publication est Grete Wiesenthal in Amor und Psyche und Das fremde Mädchen. Szenen von Hugo von Hofmannsthal, Berlin, Fischer, 1911, p. 7-14 pour Amor und Psyche, que lécrivain rédige durant lété 1910, comme en témoigne sa correspondance avec Grete Wiesenthal.

2 On trouvera ces pantomimes écrites pour Grete Wiesenthal – outre les deux citées, Die Biene [1914] et deux pièces inachevées –, ainsi que dautres dans Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke. Kritische Ausgabe, Bd. XXVII : Ballette, Pantomimen, Filmszenarien, hg. von Gisela Bärbel Schmid und Klaus-Dieter Krabiel, Frankfurt a. M., 2006. – Sur la réflexion théorique dHofmannsthal sur la pantomime, cf. lintroduction au présent ouvrage, p. 29 sq. Cf. aussi Catherine Mazellier-Lajarrige, « Das wortlose Spiel : Pantomime um 1900 am Beispiel der Zusammenarbeit zwischen Hugo von Hofmannsthal und Grete Wiesenthal », Das Spiel in der Literatur, Philippe Wellnitz (Hg.), Berlin, Frank und Timme, 2013, p. 133-146.

3 Selon le critique Herbert Jhering, la pantomime doit porter en soi la nécessité dune expression corporelle pour être légitime. Or, selon lui, une seule scène sy prête dans Amour et Psyché : celle où Psyché sefforce déchapper aux ombres des enfers. Cf. Herbert Jhering, « Grete Wiesenthal », Die Schaubühne 39 (1911), 28/09/1911, cité dans Gregor Gumpert, op. cit., p. 138.

4 Sur cette « pulsion scopique » et le rapport entre le voir et le savoir, cf. Jacques Le Rider, « Par-delà les mots. Hugo von Hofmannsthal, du scepticisme linguistique à la recherche dun nouveau langage », art. cité, p. 47.

5 Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., lettre du 18 juin 1910, p. 359 : « Sie werfen mir, wenn der Stoff Sie fesselt, den Ball wieder zu, dann ich wieder Ihnen, so kann schließlich ein erstaunlicher Reichthum zum Vorschein kommen. »

6 Lettre du 5/11 juillet 1910 à G. Wiesenthal, dans Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., p. 362. Sur lanalogie entre geste pur et symbole comme union du signifiant et du signifié, cf. Claas Junge, Text in Bewegung. Zu Pantomime, Tanz und Film bei Hugo von Hofmannsthal, Diss., Frankfurt a. M., 2006, p. 153-157.

7 Ibid., p. 362 : « er ist der Verhüllte, und zugleich arglos und einfach, der Gott wie das Thier, um eine Stufe einfacher als der Mensch. »

8 Ibid., p. 362, cité dans la note 31.

9 Jacques Le Rider, « Par-delà les mots. Hugo von Hofmannsthal, du scepticisme linguistique à la recherche dun nouveau langage », art. cité, p. 52 et 44.

10 Article de journal de 1910 (fonds Martin Lang) cité dans le catalogue Die neue Körpersprache, op. cit., p. 54 : « Hofmannsthals große Liebe für den Tanz, sein tiefer Sinn für Rhythmus schufen in ihm das feinste Gefühl für den Aufbau des wortlosen Spiels. »

11 Sur lalternance de moments daccumulation et de décharge dénergie, et la relation entre stasis et kinesis chez Hofmannsthal, cf. Gabriele Brandstetter, « Hofmannsthals Tableaux vivants », art. cité, p. 291-303.

12 Grete Wiesenthal, « Pantomime » (1911), article reproduit dans Hofmannsthal-Blätter 34 (1986), p. 43-45.

13 Lettre du 5/11 juillet 1910 dans Sämtliche Werke, op. cit., p. 362 : « Eine reine Geberde in [] ihrem inneren Rhythmus ist ja so reich, daß aus ihrer wenigen sich eine ganze Ceremonie, eine ganzer Act zusammensetzt. »

14 Cf. Gisela Bärbel Schmid, « Amor und Psyche. Zur Form des Psyche-Mythos bei Hofmannsthal », dans Hofmannsthal-Blätter 31/32 (1985), p. 58-63.

15 Cf. les photos conservées au Wien-Museum, dans la collection Martin Lang.

16 Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., p. 362 : « Die Lampe ist wichtig : die scheinbare Wahrheitsbringerin, das falsche Licht der Welt, des kurzsichtigen Verstandes. [] Solche Parallelscenen mit einem Geräth sind immer fruchtbar. Sie sind der eigentliche Kern der Pantomime, scheint mir. »