Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Littérature et Politique mêlées. Essais sur Victor Hugo
- Pages : 7 à 14
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 119
- Série : Hugo, n° 4
Chapitre d’ouvrage : 1/23 Suivant
AVANT-PROPOS
Le prophète cherche la solitude, mais non l’isolement. […] Prenez garde, vous qui tracez des cercles autour du poëte, vous le mettez hors de l’homme. Que le poëte soit hors de l’homme par un côté, par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la réapparition. Qu’il parte, mais qu’il revienne. Qu’il ait des ailes pour l’infini, mais qu’il ait des pieds pour la terre, et qu’après l’avoir vu voler, on le voie marcher […] Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre. Si tu n’as pas de cette poussière, si tu n’as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t’en. Tu te crois un ange, tu n’es qu’un oiseau.
Victor Hugo, William Shakespeare, II, VI, 11.
Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce 8qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. […] Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art. Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté.
Albert Camus, Discours de suède, 10 décembre 1957.
Peu d’écrivains français invitent autant que Victor Hugo à s’interroger sur les rapports entre littérature et politique. Le poète adolescent et ultra-royaliste plaça en tête de son premier recueil une ode intitulée : « Le poète dans les révolutions ». Dans ses « dernières volontés » la vieille gloire républicaine demanda « une prière à toutes les âmes » mais refusa « l’oraison de toutes les églises », jetant ainsi son prochain cadavre dans la polémique, alors hautement politique, sur les enterrements civils, et 9provoquant la renationalisation de l’église Sainte-Geneviève pour en refaire, une fois de plus mais jusqu’à aujourd’hui, le Panthéon des grands hommes (et de peu de grandes femmes) auxquels la patrie doit reconnaissance – et où repose sa dépouille… Mais cette suite d’essais ne prétend pas reconstituer une doctrine politique de Victor Hugo, ni même une théorie hugolienne des relations entre littérature et politique. Si elle renvoie régulièrement aux « positionnements », aux « engagements » politiques de Hugo en son temps (et, parfois, fait allusion aux usages politiques de son œuvre et de sa mémoire après sa mort), elle ne prétend pas non plus faire l’histoire générale des « inscriptions » et de « l’influence » du poète dans la vie politique du xixe siècle et au-delà. On tente ici seulement, à travers des exemples de nature et d’ampleur variées, selon des approches diverses, de suivre comme par éclats la manière dont l’un des plus grands écrivains français a tâché, sa vie durant, en écrivain d’abord et d’abord dans sa création littéraire, de penser la politique.
Sous le titre « Conflits de souveraineté », la première partie de ce livre aborde selon différents biais les répercussions dans l’œuvre de Hugo de la question qui taraude la politique depuis le séisme de la Révolution française : quelle souveraineté possible après la mise à mort du souverain royal ? Et, corollaire : comment éviter que la souveraineté ne dégénère en tyrannie ?
Il convient évidemment de commencer par la figure du grand homme, figure en quelque sorte imposée par l’expérience et la légende napoléoniennes, comme alternative à la souveraineté royale d’Ancien Régime. On retrace d’abord le trajet que Hugo a fait subir à cette hypothèse, depuis une fascination précoce (dès son adolescence ultra royaliste, dont elle tend à miner les positions), jusqu’à son éloignement critique exigé par une évolution démocratique et républicaine accélérée par la prise de pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte. Recentré sur la période de la monarchie de Juillet, le second essai traite du culte de Napoléon tel que Hugo alors le pratique et l’entend : on s’aperçoit que cette mémoire napoléonienne tente, plus ou moins adroitement, de délier la grandeur du mort de la puissance du vivant, d’imaginer une religion politique non messianique, de fonder le présent et l’avenir collectifs sur un passé perpétué comme souvenir vivace et non comme promesse de retour : « Car nous t’avons pour Dieu sans t’avoir eu pour maître » formule ainsi la disjonction, au moins temporelle, des souverainetés politique et symbolique. L’étude de 10la poésie épidictique inspirée à Hugo par les fêtes de souveraineté de la Restauration et de la monarchie de Juillet, plus ou moins directement inspirées du modèle des Entrées royales d’Ancien Régime, confirme l’intérêt du poète pour les rituels de pouvoir et le rôle éminent qu’il entend y jouer ; mais à travers cette poésie en apparence toute officielle se figure surtout la fragilité des souverainetés politiques, dont bénéficie de plus en plus nettement, au rebours du modèle primitif de l’Entrée, la puissance de la ville et de son peuple. Durant la même période, le dialogue tantôt explicite, tantôt couvert, qui s’établit entre Hugo et les Doctrinaires (ce milieu d’intellectuels en politique illustré par Guizot, Cousin, Rémusat…), montre les aléas d’une tentative de rapprochement entre un écrivain dont l’influence politique est dès lors envisagée, et un courant idéologique qui vise à l’hégémonie en récusant la souveraineté d’un seul autant que celle de tous, et s’efforce ainsi de conjurer, en théorie autant qu’en pratique, tout regain révolutionnaire pour mieux œuvrer à la civilisation. Les trois essais suivants abordent ce que l’on pourrait nommer la souveraineté du moi : la place, le rôle et la valeur de l’individu (ou pour mieux dire sans doute, en contexte hugolien, de la personne) dans le politique et relativement au politique. Est d’abord étudiée la hantise d’une tyrannie paradoxalement moins caractérisée par la personnalisation extrême du pouvoir que par son impersonnalité fondamentale et sa capacité à la dépersonnalisation du corps social, dont le symptôme est la généralisation de l’égoïsme et la perte de conscience. Avec Châtiments, Hugo illustre et défend la nécessité et la légitimité de la violence poétique en réponse à la violence politique de la tyrannie, mais également une forme de souveraineté du poète justicier, dont l’une des missions principales est d’œuvrer à la repersonnalisation du politique, et d’abord de la justice politique. Mais c’est évidemment l’amour qui offre les meilleures occasions de dramatiser le conflit au moins potentiel du privé et du politique : deux drames célèbres, Hernani et Ruy Blas, où se confrontent passion amoureuse et ambition de pouvoir, permettent d’en aborder les enjeux, peut-être plus complexes et moins « classiques » qu’il n’y paraît de prime abord.
La deuxième partie, « Espaces du politique », s’attache à diverses figurations spatiales, le plus souvent notionnelles et/ou métaphoriques mais parfois très concrètes, des rapports de pouvoir et de la communauté elle-même.
11Sont d’abord repris Hernani et Ruy Blas, à travers la catégorie dramaturgique bien connue des rapports entre la scène et le hors-scène, qui permet de révéler combien ces deux drames figurent tantôt l’opacité, tantôt la fluidité, et sans doute l’évanescence des « lieux » du pouvoir politique, posant ainsi la question de la réalité et du sens de celui-ci. Dans un autre drame, plus tardif et bien moins célèbre, Torquemada, on lit la confrontation de trois espaces politiques, dont les représentations et les pratiques s’avèrent, malgré leur entrelacement plus ou moins étroit, fondamentalement hétérogènes : l’espace étatique du roi Ferdinand, l’espace impérial et mystique du moine Torquemada, l’espace immanent de l’amour universel, habité et (mal) défendu par un ermite et un couple d’amoureux, espace peut-être moins utopique que principiel. À propos de Claude Gueux, ce récit qui relève à la fois de l’enquête journalistique et de la fiction romanesque,on explore l’hypothèse selon laquelle Hugo userait de l’espace carcéral pour figurer l’espace de l’atelier, aborderait la condition ouvrière par le biais de la condition pénitentiaire, comme si lui et ses lecteurs, libéraux philanthropes, en ces débuts de la monarchie de Juillet ne pouvaient encore affronter la fameuse « question sociale » et ses rapports au politique que par le biais de la pénalité. C’est ensuite l’espace politique configuré par l’État-nation, ou plus exactement l’idéologie du national en passe de devenir hégémonique, dont on interroge certaines répercussions critiques dans l’œuvre de Hugo. Car la construction, principalement à partir des années d’affermissement de la Troisième République, de la figure de Hugo-poète-national, construction que l’intéressé acceptait volontiers et légitimait par sa popularité, son républicanisme, et son patriotisme revivifié après la défaite de 1871, a pu longtemps occulter ses réticences profondes, anciennes et durables, au nationalisme, fût-il républicain. Le thème de la guerre civile, qui traverse toute l’œuvre de Hugo, principalement son œuvre romanesque (de Han d’Islande (1823) à Quatrevingt-Treize (1874) en passant par Les Misérables (1862)), met en question le statut de la nation comme communauté ultime, surdéterminant en dernière instance toutes les autres appartenances, adhésions et identités individuelles autant que collectives, statut hégémonique que l’idéologie de l’État-nation est en train d’imposer. La langue, érigée alors un peu partout en Europe comme lien, fondement et critère définitionnel majeur de la nation, voire comme espace mental intime autant que 12collectif, devient ainsi un enjeu politique, et il peut s’avérer éclairant d’étudier comment l’écrivain Victor Hugo l’envisage, non seulement comme outil et medium littéraires, mais comme signe et vecteur, évolutif et instable, de l’histoire et des possibles de la communauté. Quant au « projet européen » défendu par Hugo, au moins à partir de l’échec de la Seconde République il apparaît tendu par l’idée que seul le dépassement du cadre national peut permettre la fondation d’une République authentique, virtuellement universelle.
La République… « Une si difficile République » … Il ne s’agit pas vraiment dans cette dernière partie de retracer les aléas complexes d’une évolution à la fois intime et publique qui finit par faire de Victor Hugo l’un des principaux symboles du républicanisme français. On s’attache davantage à inscrire cette évolution dans la série des convulsions politiques, jalonnée de nombreux échecs, au terme de laquelle la république finit par s’imposer en France vers la fin du xixe siècle – un peu avant la mort du poète. Mais il s’agit surtout de montrer comment Hugo (avec bon nombre de ses contemporains) envisage la République sous une double espèce : à la fois comme régime institutionnel d’État et comme idéal politique universel. Pour parler comme Péguy, et contre lui : à la fois comme politique et comme mystique.
Officialisée une première fois en 1848, la devise républicaine est souvent considérée par Hugo comme l’énoncé complet et définitif de l’idéal politique. Mais elle fait parfois aussi l’objet d’étranges torsions. C’est particulièrement net dans Les Misérables, dont deux espaces hautement symboliques (et qui révèlent de la sorte une étonnante proximité), la barricade et le couvent, sont le lieu de reformulations surprenantes, à bien des égards inquiétantes et peut-être monstrueuses, de la fameuse triade. La question, lancinante durant tout le siècle (et sans doute au-delà), des rapports entretenus entre le projet républicain et la Révolution française est ensuite abordée par les tentatives hugoliennes d’une épopée de la Révolution inscrite dans le devenir de l’Humanité, tentative qui l’occupe intensément dès les premières années de l’exil. On étudie ensuite l’attitude de Hugo vis-à-vis de la Commune, en la replaçant dans un contexte de moyenne durée (du Second Empire aux funérailles de 1885), et en l’éclairant latéralement par le discours que tient sur l’événement, au jour le jour, Le Rappel,journal que Hugo est censé non 13diriger, mais du moins inspirer. Enfin, on lit dans l’organisation narrative de Quatrevingt-Treize une tentative de figuration non seulement du tragique agonistique de la Révolution, mais aussi de l’avenir possible d’une société républicaine – comme si Hugo parvenait à faire dans son dernier roman ce à quoi il n’était pas parvenu dans l’épopée, demeurée inachevée, La Fin de Satan.
S’il s’efforce de dégager des cohérences (et des contradictions), des évolutions (et des permanences), des thèmes récurrents, des nœuds de pensée théorique ou figurative, ce livre, on l’a dit déjà, ne prétend à aucune forme de totalisation, nécessaire au tracé d’une doctrine, d’une théorie, voire seulement d’une histoire. Le genre de l’essai se prête mal à ce type d’ambition. Il peut en revanche s’avérer particulièrement apte à aborder une œuvre, une expérience, une influence et une mémoire aussi amples, diverses, hétérogènes, étonnantes, que celles de Victor Hugo. D’abord et peut-être surtout parce qu’il invite au jeu d’échelles. L’essai (et la suite d’essais) peut aisément varier les focales, passer de la synthèse cursive qui suit un thème, un sujet, une question à travers toute l’œuvre et la période, ou s’astreindre à une analyse détaillée de telle œuvre particulière, de tel moment plus ou moins étroitement circonscrit. Il peut, sans avoir vraiment à justifier une telle liberté, accorder le même degré d’attention à un texte-phare universellement reconnu, et à une œuvre « mineure », voire à tel ou tel fragment, généralement fréquentés des seuls spécialistes. Il admet sans peine l’usage, sans hiérarchie a priori, d’objets relevant à l’évidence de la littérature telle que nous l’entendons aujourd’hui (roman, théâtre, poésie), et d’autres : textes théoriques, déclarations publiques, journaux intimes, notes plus ou moins préparatoires ou réflexives, voire tel ou tel fait biographique. Il accepte même une certaine mobilité méthodologique : pour l’essentiel, ce livre ressortit à l’herméneutique littéraire, informée par (et pour partie orientée vers) l’histoire des idées et la philosophie politique ; il pointe aussi de temps à autres vers la sociologie de la culture, l’histoire des mentalités, des représentations et des acteurs sociaux, ou l’anthropologie du politique. Si l’on est bien conscient des limites du genre, du risque de « pointillisme » qu’il encourt, de son fondamental « discontinu », on espère néanmoins que sa variété lui ouvre une voie d’accès possible à l’étude des relations entre littérature et politique en France au dix-neuvième siècle, relations 14dont l’intensité et la diversité, appelant une multiplicité d’approches (toutes légitimes et jamais suffisantes) ne s’observent ni avant ni après, et dont l’un des principaux acteurs, le symbole le plus accompli, s’est nommé Victor Hugo.
Le titre choisi pour ce livre fait évidemment écho à celui du recueil d’articles que Hugo fit paraître en 1834 : Littérature et Philosophie mêlées. Écraser de la sorte « Philosophie » sous « Politique » n’était peut-être pas sans risque… C’est pourquoi (entre autres causes), on a jugé utile pour le lecteur de confronter ces analyses à un regard de philosophe.
Je remercie vivement Gérard Bras d ’ avoir accepté, dans sa longue postface, de se plier sans rompre à l ’ exercice.
1 William Shakespeare, II, VI, 1, Critique, p. 399 et p. 402.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13143-4
- EAN : 9782406131434
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13143-4.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/08/2022
- Langue : Français