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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Littérature et Politique mêlées. Essais sur Victor Hugo
  • Pages : 7 à 14
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 119
  • Série : Hugo, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406131434
  • ISBN : 978-2-406-13143-4
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13143-4.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/08/2022
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Le prophète cherche la solitude, mais non lisolement. [] Prenez garde, vous qui tracez des cercles autour du poëte, vous le mettez hors de lhomme. Que le poëte soit hors de lhomme par un côté, par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la réapparition. Quil parte, mais quil revienne. Quil ait des ailes pour linfini, mais quil ait des pieds pour la terre, et quaprès lavoir vu voler, on le voie marcher [] Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre. Si tu nas pas de cette poussière, si tu nas jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-ten. Tu te crois un ange, tu nes quun oiseau.

Victor Hugo, William Shakespeare, II, VI, 11.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je nai jamais placé cet art au-dessus de tout. Sil mest nécessaire au contraire, cest quil ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. Lart nest pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen démouvoir le plus grand nombre dhommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc lartiste à ne pas sisoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin dartiste parce 8quil se sentait différent, apprend bien vite quil ne nourrira son art, et sa différence, quen avouant sa ressemblance avec tous. Lartiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut sarracher. [] Le rôle de lécrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourdhui au service de ceux qui font lhistoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions dhommes ne lenlèveront pas à la solitude, même et surtout sil consent à prendre leur pas. Mais le silence dun prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à lautre bout du monde, suffit à retirer lécrivain de lexil, chaque fois, du moins, quil parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de lart. Aucun de nous nest assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de sexprimer, lécrivain peut retrouver le sentiment dune communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition quil accepte, autant quil peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté.

Albert Camus, Discours de suède, 10 décembre 1957.

Peu décrivains français invitent autant que Victor Hugo à sinterroger sur les rapports entre littérature et politique. Le poète adolescent et ultra-royaliste plaça en tête de son premier recueil une ode intitulée : « Le poète dans les révolutions ». Dans ses « dernières volontés » la vieille gloire républicaine demanda « une prière à toutes les âmes » mais refusa « loraison de toutes les églises », jetant ainsi son prochain cadavre dans la polémique, alors hautement politique, sur les enterrements civils, et 9provoquant la renationalisation de léglise Sainte-Geneviève pour en refaire, une fois de plus mais jusquà aujourdhui, le Panthéon des grands hommes (et de peu de grandes femmes) auxquels la patrie doit reconnaissance – et où repose sa dépouille… Mais cette suite dessais ne prétend pas reconstituer une doctrine politique de Victor Hugo, ni même une théorie hugolienne des relations entre littérature et politique. Si elle renvoie régulièrement aux « positionnements », aux « engagements » politiques de Hugo en son temps (et, parfois, fait allusion aux usages politiques de son œuvre et de sa mémoire après sa mort), elle ne prétend pas non plus faire lhistoire générale des « inscriptions » et de « linfluence » du poète dans la vie politique du xixe siècle et au-delà. On tente ici seulement, à travers des exemples de nature et dampleur variées, selon des approches diverses, de suivre comme par éclats la manière dont lun des plus grands écrivains français a tâché, sa vie durant, en écrivain dabord et dabord dans sa création littéraire, de penser la politique.

Sous le titre « Conflits de souveraineté », la première partie de ce livre aborde selon différents biais les répercussions dans lœuvre de Hugo de la question qui taraude la politique depuis le séisme de la Révolution française : quelle souveraineté possible après la mise à mort du souverain royal ? Et, corollaire : comment éviter que la souveraineté ne dégénère en tyrannie ?

Il convient évidemment de commencer par la figure du grand homme, figure en quelque sorte imposée par lexpérience et la légende napoléoniennes, comme alternative à la souveraineté royale dAncien Régime. On retrace dabord le trajet que Hugo a fait subir à cette hypothèse, depuis une fascination précoce (dès son adolescence ultra royaliste, dont elle tend à miner les positions), jusquà son éloignement critique exigé par une évolution démocratique et républicaine accélérée par la prise de pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte. Recentré sur la période de la monarchie de Juillet, le second essai traite du culte de Napoléon tel que Hugo alors le pratique et lentend : on saperçoit que cette mémoire napoléonienne tente, plus ou moins adroitement, de délier la grandeur du mort de la puissance du vivant, dimaginer une religion politique non messianique, de fonder le présent et lavenir collectifs sur un passé perpétué comme souvenir vivace et non comme promesse de retour : « Car nous tavons pour Dieu sans tavoir eu pour maître » formule ainsi la disjonction, au moins temporelle, des souverainetés politique et symbolique. Létude de 10la poésie épidictique inspirée à Hugo par les fêtes de souveraineté de la Restauration et de la monarchie de Juillet, plus ou moins directement inspirées du modèle des Entrées royales dAncien Régime, confirme lintérêt du poète pour les rituels de pouvoir et le rôle éminent quil entend y jouer ; mais à travers cette poésie en apparence toute officielle se figure surtout la fragilité des souverainetés politiques, dont bénéficie de plus en plus nettement, au rebours du modèle primitif de lEntrée, la puissance de la ville et de son peuple. Durant la même période, le dialogue tantôt explicite, tantôt couvert, qui sétablit entre Hugo et les Doctrinaires (ce milieu dintellectuels en politique illustré par Guizot, Cousin, Rémusat…), montre les aléas dune tentative de rapprochement entre un écrivain dont linfluence politique est dès lors envisagée, et un courant idéologique qui vise à lhégémonie en récusant la souveraineté dun seul autant que celle de tous, et sefforce ainsi de conjurer, en théorie autant quen pratique, tout regain révolutionnaire pour mieux œuvrer à la civilisation. Les trois essais suivants abordent ce que lon pourrait nommer la souveraineté du moi : la place, le rôle et la valeur de lindividu (ou pour mieux dire sans doute, en contexte hugolien, de la personne) dans le politique et relativement au politique. Est dabord étudiée la hantise dune tyrannie paradoxalement moins caractérisée par la personnalisation extrême du pouvoir que par son impersonnalité fondamentale et sa capacité à la dépersonnalisation du corps social, dont le symptôme est la généralisation de légoïsme et la perte de conscience. Avec Châtiments, Hugo illustre et défend la nécessité et la légitimité de la violence poétique en réponse à la violence politique de la tyrannie, mais également une forme de souveraineté du poète justicier, dont lune des missions principales est dœuvrer à la repersonnalisation du politique, et dabord de la justice politique. Mais cest évidemment lamour qui offre les meilleures occasions de dramatiser le conflit au moins potentiel du privé et du politique : deux drames célèbres, Hernani et Ruy Blas, où se confrontent passion amoureuse et ambition de pouvoir, permettent den aborder les enjeux, peut-être plus complexes et moins « classiques » quil ny paraît de prime abord.

La deuxième partie, « Espaces du politique », sattache à diverses figurations spatiales, le plus souvent notionnelles et/ou métaphoriques mais parfois très concrètes, des rapports de pouvoir et de la communauté elle-même.

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Sont dabord repris Hernani et Ruy Blas, à travers la catégorie dramaturgique bien connue des rapports entre la scène et le hors-scène, qui permet de révéler combien ces deux drames figurent tantôt lopacité, tantôt la fluidité, et sans doute lévanescence des « lieux » du pouvoir politique, posant ainsi la question de la réalité et du sens de celui-ci. Dans un autre drame, plus tardif et bien moins célèbre, Torquemada, on lit la confrontation de trois espaces politiques, dont les représentations et les pratiques savèrent, malgré leur entrelacement plus ou moins étroit, fondamentalement hétérogènes : lespace étatique du roi Ferdinand, lespace impérial et mystique du moine Torquemada, lespace immanent de lamour universel, habité et (mal) défendu par un ermite et un couple damoureux, espace peut-être moins utopique que principiel. À propos de Claude Gueux, ce récit qui relève à la fois de lenquête journalistique et de la fiction romanesque,on explore lhypothèse selon laquelle Hugo userait de lespace carcéral pour figurer lespace de latelier, aborderait la condition ouvrière par le biais de la condition pénitentiaire, comme si lui et ses lecteurs, libéraux philanthropes, en ces débuts de la monarchie de Juillet ne pouvaient encore affronter la fameuse « question sociale » et ses rapports au politique que par le biais de la pénalité. Cest ensuite lespace politique configuré par lÉtat-nation, ou plus exactement lidéologie du national en passe de devenir hégémonique, dont on interroge certaines répercussions critiques dans lœuvre de Hugo. Car la construction, principalement à partir des années daffermissement de la Troisième République, de la figure de Hugo-poète-national, construction que lintéressé acceptait volontiers et légitimait par sa popularité, son républicanisme, et son patriotisme revivifié après la défaite de 1871, a pu longtemps occulter ses réticences profondes, anciennes et durables, au nationalisme, fût-il républicain. Le thème de la guerre civile, qui traverse toute lœuvre de Hugo, principalement son œuvre romanesque (de Han dIslande (1823) à Quatrevingt-Treize (1874) en passant par Les Misérables (1862)), met en question le statut de la nation comme communauté ultime, surdéterminant en dernière instance toutes les autres appartenances, adhésions et identités individuelles autant que collectives, statut hégémonique que lidéologie de lÉtat-nation est en train dimposer. La langue, érigée alors un peu partout en Europe comme lien, fondement et critère définitionnel majeur de la nation, voire comme espace mental intime autant que 12collectif, devient ainsi un enjeu politique, et il peut savérer éclairant détudier comment lécrivain Victor Hugo lenvisage, non seulement comme outil et medium littéraires, mais comme signe et vecteur, évolutif et instable, de lhistoire et des possibles de la communauté. Quant au « projet européen » défendu par Hugo, au moins à partir de léchec de la Seconde République il apparaît tendu par lidée que seul le dépassement du cadre national peut permettre la fondation dune République authentique, virtuellement universelle.

La République… « Une si difficile République » … Il ne sagit pas vraiment dans cette dernière partie de retracer les aléas complexes dune évolution à la fois intime et publique qui finit par faire de Victor Hugo lun des principaux symboles du républicanisme français. On sattache davantage à inscrire cette évolution dans la série des convulsions politiques, jalonnée de nombreux échecs, au terme de laquelle la république finit par simposer en France vers la fin du xixe siècle – un peu avant la mort du poète. Mais il sagit surtout de montrer comment Hugo (avec bon nombre de ses contemporains) envisage la République sous une double espèce : à la fois comme régime institutionnel dÉtat et comme idéal politique universel. Pour parler comme Péguy, et contre lui : à la fois comme politique et comme mystique.

Officialisée une première fois en 1848, la devise républicaine est souvent considérée par Hugo comme lénoncé complet et définitif de lidéal politique. Mais elle fait parfois aussi lobjet détranges torsions. Cest particulièrement net dans Les Misérables, dont deux espaces hautement symboliques (et qui révèlent de la sorte une étonnante proximité), la barricade et le couvent, sont le lieu de reformulations surprenantes, à bien des égards inquiétantes et peut-être monstrueuses, de la fameuse triade. La question, lancinante durant tout le siècle (et sans doute au-delà), des rapports entretenus entre le projet républicain et la Révolution française est ensuite abordée par les tentatives hugoliennes dune épopée de la Révolution inscrite dans le devenir de lHumanité, tentative qui loccupe intensément dès les premières années de lexil. On étudie ensuite lattitude de Hugo vis-à-vis de la Commune, en la replaçant dans un contexte de moyenne durée (du Second Empire aux funérailles de 1885), et en léclairant latéralement par le discours que tient sur lévénement, au jour le jour, Le Rappel,journal que Hugo est censé non 13diriger, mais du moins inspirer. Enfin, on lit dans lorganisation narrative de Quatrevingt-Treize une tentative de figuration non seulement du tragique agonistique de la Révolution, mais aussi de lavenir possible dune société républicaine – comme si Hugo parvenait à faire dans son dernier roman ce à quoi il nétait pas parvenu dans lépopée, demeurée inachevée, La Fin de Satan.

Sil sefforce de dégager des cohérences (et des contradictions), des évolutions (et des permanences), des thèmes récurrents, des nœuds de pensée théorique ou figurative, ce livre, on la dit déjà, ne prétend à aucune forme de totalisation, nécessaire au tracé dune doctrine, dune théorie, voire seulement dune histoire. Le genre de lessai se prête mal à ce type dambition. Il peut en revanche savérer particulièrement apte à aborder une œuvre, une expérience, une influence et une mémoire aussi amples, diverses, hétérogènes, étonnantes, que celles de Victor Hugo. Dabord et peut-être surtout parce quil invite au jeu déchelles. Lessai (et la suite dessais) peut aisément varier les focales, passer de la synthèse cursive qui suit un thème, un sujet, une question à travers toute lœuvre et la période, ou sastreindre à une analyse détaillée de telle œuvre particulière, de tel moment plus ou moins étroitement circonscrit. Il peut, sans avoir vraiment à justifier une telle liberté, accorder le même degré dattention à un texte-phare universellement reconnu, et à une œuvre « mineure », voire à tel ou tel fragment, généralement fréquentés des seuls spécialistes. Il admet sans peine lusage, sans hiérarchie a priori, dobjets relevant à lévidence de la littérature telle que nous lentendons aujourdhui (roman, théâtre, poésie), et dautres : textes théoriques, déclarations publiques, journaux intimes, notes plus ou moins préparatoires ou réflexives, voire tel ou tel fait biographique. Il accepte même une certaine mobilité méthodologique : pour lessentiel, ce livre ressortit à lherméneutique littéraire, informée par (et pour partie orientée vers) lhistoire des idées et la philosophie politique ; il pointe aussi de temps à autres vers la sociologie de la culture, lhistoire des mentalités, des représentations et des acteurs sociaux, ou lanthropologie du politique. Si lon est bien conscient des limites du genre, du risque de « pointillisme » quil encourt, de son fondamental « discontinu », on espère néanmoins que sa variété lui ouvre une voie daccès possible à létude des relations entre littérature et politique en France au dix-neuvième siècle, relations 14dont lintensité et la diversité, appelant une multiplicité dapproches (toutes légitimes et jamais suffisantes) ne sobservent ni avant ni après, et dont lun des principaux acteurs, le symbole le plus accompli, sest nommé Victor Hugo.

Le titre choisi pour ce livre fait évidemment écho à celui du recueil darticles que Hugo fit paraître en 1834 : Littérature et Philosophie mêlées. Écraser de la sorte « Philosophie » sous « Politique » nétait peut-être pas sans risque… Cest pourquoi (entre autres causes), on a jugé utile pour le lecteur de confronter ces analyses à un regard de philosophe.

Je remercie vivement Gérard Bras d avoir accepté, dans sa longue postface, de se plier sans rompre à l exercice.

1 William Shakespeare, II, VI, 1, Critique, p. 399 et p. 402.