Entre auralité et lisualité, l’insistance de la lettre dans le poème De quelques expérimentations médiopoétiques (des premières décennies du xxie siècle aux dernières du xixe)
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
- Author: Bobillot (Jean-Pierre)
- Pages: 113 to 139
- Collection: Encounters, n° 587
- Series: Convergences in literature, n° 7
ENTRE AURALITÉ ET LISUALITÉ ,
L ’ INSISTANCE DE LA LETTRE
DANS LE POÈME
De quelques expérimentations médiopoétiques
(des premières décennies du xxie siècle
aux dernières du xixe)
Positions, enjeux
La « lettre », au double sens d’élément graphique et/ou phonique élémentaire du langage (concret : écrit, proféré ; ou conceptuel : en ses manifestations neuronales correspondantes), est généralement tenue – quand elle est perçue ! – pour négligeable, ou parasitaire : simple « matériau » devant, en tant que tel, se faire le plus transparent possible – pour ne pas troubler l’« accès », censément « direct », au « sens1 »…
C’est principalement le cas pour la lettre au sens graphique : on lirait d’autant mieux qu’on aurait appris ou qu’on veillerait à ne pas voir ce qu’on est censé lire… : l’écriture n’est-elle pas, suivant le verdict sans appel d’un prestigieux père-fondateur de la linguistique moderne2, un coupable « travestissement » de la langue – qu’elle a, pour « unique raison d’être », de « représenter » ? Tâche, dont elle s’acquitterait fort mal : d’où, cette virulente dénonciation de la « tyrannie de la lettre »…
114Mais, ne nous leurrons pas, cela vaut aussi pour la lettre au sens phonique : les « jeux sur les sonorités » de la langue (fussent-ils requalifiés en « jeux sur le signifiant ») sont volontiers tenus pour des enfantillages ou pis – manières de se dérober au « sérieux » (censément) du sens. Dans la poésie classique, elles doivent rester discrètes3 :
La rime est une esclave, et ne doit qu’obéir.
Et le célébrissime4 « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » n’est probablement pas un exemple de « beau vers » au xviie siècle. Il le fut peut-être un temps, aux xixe-xxe ; mais bientôt, c’est l’« harmonie imitative » qui fut frappée de ringardise, la question étant : est-ce plutôt en tant qu’harmonie ou en tant qu’imitative… ou, plus fondamentalement – et tout autant qu’aux siècles classiques (les raisons alléguées en fussent-elles tout autres) –, en tant qu’indiscrète insistance de la lettre ?
Pourquoi André Breton reprochait-il à Apollinaire d’avoir « défend[u] les innovations les plus douteuses, comme certains poèmes onomatopéiques tout à fait insignifiants, dont il faisait, sur la fin de sa vie, grand cas5 » ? Pourquoi, non moins, déclarait-il encore, 35 ans après les faits, à propos de la fameuse conférence du même Apollinaire6 :
Nous déplorons surtout que l’« esprit nouveau » ainsi conçu cherche à se fonder sur des artifices extérieurs (typographiques et autres) : les moyens lyriques proprement dits ne sont ni approfondis, ni renouvelés…
Trois décennies et une Guerre mondiale plus tard, Guy-Ernest Debord et Gil J. Wolman, s’expliquant sur leur passage stratégique, à travers une assez courte unité de temps, par les turbulences du « groupe lettriste » d’Isidore Isou, et la rupture qui s’ensuivit :
115La tendance alors majoritaire accordait à la création de formes nouvelles la valeur la plus haute parmi toutes les activités humaines. Cette croyance à une évolution formelle n’ayant de cause ni de fin qu’en elle-même, est le fondement de la position idéaliste bourgeoise dans les arts7.
ne reprennent-il pas à leur compte le type d’argumentation dont usait déjà le même Breton condamnant les « mots en liberté » futuristes :
il faut être le dernier des primaires pour accorder quelque attention à la théorie futuriste des « mots en liberté », fondée sur la croyance enfantine à l’existence réelle et indépendante des mots […].
Il ne s’agit pas du tout pour nous de réveiller les mots et de les soumettre à une savante manipulation pour les faire servir à la création d’un style, aussi intéressant qu’on voudra8.
Et il n’est pas jusqu’au terme, aussi inapproprié que méprisant, de « bruitage9 » (il est clair qu’ils n’accordent aucunement à la notion de « bruit » la haute valeur que lui attribue Luigi Russolo, ou l’Apollinaire de « Simultanisme-librettisme » et de « La Victoire10 »…) qu’ils n’aient en commun avec de plus récents contempteurs du lettrisme et des poésies « phonétiques » ou « sonores », tel François Rigolot :
Les divers bruitages du dadaïsme ou du lettrisme peuvent avoir un intérêt historique ou anthropologique certain ; leur pouvoir d’incantation peut même être très grand et provoquer des réactions émotives intenses chez le lecteur. Cependant ils restent en deçà du seuil poétique proprement dit parce que le langage qu’ils utilisent n’a pas de valeur communicative identifiable11.
116Phonocentrismes et graphocentrismes tour à tour et/ou ensemble régnants (du Verbe au saussurisme, du Livre au derridisme, et après…) se doublent donc d’un déni de la spécifique matérialité, tant graphique que phonique, du langage – qui, pénétrée et tout autant, elle-même, dispensatrice de sens, constitue un vaste, mouvant et labyrinthique complexe multimédial :
Ce qui fait d’un matériau un medium, c’est qu’il est utilisé pour exprimer une signification autre que celle qu’il tient de sa seule existence physique : la signification, non pas de ce qu’il est physiquement, mais de ce qu’il exprime12.
Ainsi aboutissent-ils, paradoxalement, à priver les sujets parlants de tout rapport sensible (et plus encore, intime) à la langue – et, conséquemment, à la poésie –, au profit d’une exclusive dimension communicationnelle – utilitaire (voire, tendanciellement, manipulatrice)… ou idéelle (voire, « spirituelle »). En matière de poésie, un jugement de Breton fait criamment symptôme, en mode manichéen, du fondement nettement théologique de pareil déni du medium :
Il semble, en effet, que Nerval posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons, Apollinaire n’ayant possédé, par contre, que la lettre, encore imparfaite, du surréalisme13 […].
117Rimbaud à la lettre
En poésie, n’a-t-il pas (de) longtemps été implicitement admis comme naturel, en français (et ne souffrant aucun soupçon de remise en cause), que versifier, c’était, outre plier la langue aux contraintes métrico-syllabiques, « rimer » par séquences finales homophones ? Mais quand Rimbaud en 1872, ayant déjà passablement entamé son « horrible travail » de saccage anti-métrique14, substitue sans crier gare, de fin de vers en fins de vers, aux traditionnels segments homophoniques réglés baptisés « rimes », d’inédits phénomènes de saturation homographique aléatoire – avec ou sans, de façon tout aussi aléatoire, homophonies correspondantes –, on préfère détourner les yeux et tendre péniblement l’oreille à la vaine recherche d’approximatives « assonances », « allitérations » et autres « jeux de sonorités » : bref, cela reste lettres mortes jusqu’à nous.
Et lorsque – lesdits phénomènes –, les ayant identifiés (et qualifiés d’abord, un peu hâtivement, de « rimes grammatiques15 »), je proposai de les voir enfin – tant ils (me) « sautent » littéralement « aux yeux » –, le scepticisme plus ou moins condescendant, ou l’indifférence, fut le plus souvent au rendez-vous : forclusion de toute attention, là, médiologique, portée à la langue, ici, médiopoétique, consentie à la poésie – soit, aux usages poétiques de la langue, et en particulier, de la lettre…
Certes, ces homographies finales – et volontiers « remontantes » (voire, quelquefois, envahissantes…) – ignoraient d’emblée, délibérément, le principe de régularité exigible de la rime (fût-elle grammatique) ; ainsi, exemplairement, celles du premier dizain de « Bannières de mai » (Fêtes de la patience I, 1872), particulièrement voltigeantes et évolutives, où s’enchevêtrent de ligne en lignes les lettres récurrentes :
1 . Aux branches claires des |
tilleuls |
2 . M eurt un maladif ha |
ll a li |
. |
3 . Mais des chansonsspir |
ituelles |
4 . V o ltigent parmiles gro |
s e ill e s |
. |
5 . Quenotresang rie enno |
s v e i n e s |
, |
6 . V o icis’enchevêtrer l |
e s v i gn e s |
. |
7 . Le ciel est joli |
commeun ange |
. |
8 . L’azur et l’onde |
communien |
t. |
9 . Je s o r s . S i u n rayon |
me blesse |
10 . Je s uccomberaisur |
la mousse |
. |
En quelques vers, ici, l’œil lisant a subrepticement glissé – en même temps que, des branches des tilleuls (v. 1) sur la mousse (v. 10) – d’une paire dominante de lettres verticales : « l » la haute et « i » la basse (v. 1 à 4), assistées de « t » la médiane (v. 1 et 3), à un couple d’arrondies sinueuses : « mm » (v. 7-8) – redoublement du simple « m » des v. 9-10, lui-même redoublement du simple « n » des v. 7-8 –, puis « ss » (v. 9-10) – lui-même redoublement du simple « s », dont de nombreuses occurrences marquent la profusion du vivant, du végétal à l’humain, voué explicitement, dès le v. 2, à la chute funeste du v. 1016…
D’où le poète de dix-sept ans tire-t-il donc cette exceptionnelle lucidité médiopoétique, sinon de sa précoce pratique et fréquentation frénétique de « l’écrit », tant livresque (typographique) que manuel (chirographique), rapporté à « l’oral » : soit, au chanté (« chansons spirituelles », « opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs », « espèces de romances »…), voire – comme devait le titrer Albert-Birot – au crié et au dansé : soit, au vocorporel (« faire sentir, palper, écouter ses inventions », « Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »)17 ?
119Observons-le, ici : il convient en cette affaire de prendre en compte – autant que les caractéristiques de l’écriture manuelle de Rimbaud (plus ou moins calligraphique selon les circonstances)18 – la vision typographique qui fut très tôt celle de cet impénitent lecteur de maints volumes de vers – et jeune poète impatient de voir ses propres vers enfin imprimés – au point de se superposer, par anticipation projective, à la vue concrète de ses manuscrits (dans le temps même de l’écriture, ou de la relecture). Ainsi, de l’équivalence entre « n » et « r » (celui-ci, en typographie, apparaissant comme un « n » amputé à droite), dont il joue au dernier quatrain de « Plates-bandes d’amarantes jusqu’à… » (1872), le précédent faisant déjà rimer, presque correctement, « je pense […] notre silence19. » :
1 . – Bouleva |
rt |
sans mouveme |
nt |
ni comm |
erce |
, |
2 . Muet, tout drame et toute comédie, |
3 . Réunion des scènes infinie, |
4 . Je te connais et t’admire en sil |
ence |
. |
Différemment encore, au dernier quatrain d’« Entends comme brame… » (1872, 73 ?), s’enchevêtrent plusieurs phénomènes littéraux hétérogènes, se superposant à un schéma rimique abstrait des plus classiques : abab, établi au fil des quatre strophes précédentes, avec lequel contraste une trame sémantico-référentielle en croissante déliaison :
1 . Néanmoins ils re |
stent |
, |
[a1] |
2 . – Sicile, Allemagne, |
[b1] |
3 . dans ce brouillard tr |
iste |
[a2] |
4 . et blêmi, ju |
ste |
m |
e n t |
! |
[b2] |
La triade e.s.t.e / i.s.t.e / u.s.t.e attire l’œil et retient l’oreille, fournissant d’abord, à l’emplacement des rimes attendues : a1a2, deux tétragrammes [voyelle variable « e/i » + « ste20 »], puis venant in extremis brouiller le schéma rimique en installant un troisième tétragramme du même type [« u » + « ste »], telle une fausse rime : a3 ! s’immisçant à l’intérieur même du vers final, dès lors « trop long » d’une syllabe : « ste », justement !
Vers final, dont la section censément rimante : b2 s’en voit (et entend…) contestée en tant que telle, d’autant qu’elle ne « rime », ni pour l’œil ni pour l’oreille, avec b1 : « All[emagne] / just[ement] » – à l’exception du segment (typo)graphiquement commun « em », mais phoniquement réparti à la charnière de deux syllabes successives : /lə + mañ/, /stə + mB / ; en revanche, son trigramme final « ent » est parfaitement homographe, quoique totalement hétérophone, à celui d’a1 : ce qui ne laisse pas d’accentuer encore le brouillage…
Vers « faux », « fausse » rime et rime doublement « fausse » : cette chute mérite bien son point d’exclamation21 !…
Apollinaire, Trenet…
Toujours à l’affût des singularités qu’offre la langue, tant l’orale que l’écrite, à qui se plaît à les observer, voire à les mettre en œuvre à des fins poétiques – et, en particulier ici, des effets visuels, à la lecture, dus à leur non-coïncidence (et que je qualifie, donc, de lisuels) –, Apollinaire à plusieurs reprises brouille volontiers, par leur graphie, la perception des homophonies de fins de vers (« rimes » ou simples « assonances ») – en recourant par exemple, pour les nombres, aux chiffres, y compris « romains », au lieu de les « écrire en toutes lettres ». Ainsi, dans « Zône » (Alcools) :
121Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
ou dans « À Nîmes »(Calligrammes) :
Je mâche lentement ma portion de bœuf
Je me promène seul le soir de 5 à 9
Et il n’est pas jusqu’à Charles Trenet qui, dans « Route Nationale 7 », ne joue d’autant plus subtilement de l’homophonie sans homographie : « Nationale 7 / cinq six ou sept » (ou, selon les versions : « Nationale sept / 5, 6 ou 7 »…), qu’il la « croise », en tant que « rime masculine », avec la paire « féminine » homophone : « à Sète / recette » (laquelle ne « rime » guère plus « pour l’œil »…), où s’associent discrètement – clin d’œil pour happy few – l’ancienne graphie, Cette, à la nouvelle, Sète22 :
1 . Nationale |
7 |
2 . Il faut la prendre qu’on aille à Rome à |
Sète |
3 . Que l’on soit deux trois quatre cinq six ou |
sept |
4 . C’est une route qui fait re |
cette |
On dira : ce (ne) sont là (que) « paroles de chanson », non destinées à la lecture visuelle ; certes : non prioritairement destinées… – ce qui n’exclut aucunement que cela ait pu jouer son rôle dans l’écriture desdites paroles (dont l’auteur n’eût, certes pas, dédaigné d’être reconnu comme poète). Ainsi, de façon plus décisive, dans « Il y avait des arbres… », est-ce l’adjonction subreptice, au v. 4, de la lettre « m » autant que du phonème /m/ à l’initiale des arbres du v. 1 devenant marbres, qui – introduisant d’un décalage, à peine, parmi le paysage tout de vie et d’élévation des v. 1-3, la sobre évocation de la beauté grave d’un modeste cimetière – suffit à produire un soudain changement de décor et d’ambiance :
1 . Il y avait des arbres |
2 . Des coteaux des châteaux |
3 . Et dans le ciel des oiseaux rigolos |
4 . Il y avait des marbres |
5 . Par-dessus l |
es to m b eaux |
6 . Et parfois même gravés d |
es m ots b eaux |
Certes, sur le plan du signifié, les tombeaux du v. 5 résultent par simple métonymie des marbres du v. 4 ; et, sur celui du signifiant, le substantif « tombeaux » à son tour laisse apparaître, par amputation de sa syllabe initiale l’adjectif « beaux » du v. 6 – bientôt promu terme-clé de la chanson.
Qui ne voit cependant que la section rimante des v. 5-6 ne se résume pas à la rime « proprement dite » (« suffisante » à l’oreille, « riche » à l’œil, quoique « facile »…), mais que les six lettres : e.s. m.o.t.s, précédant le mot « beaux » (v. 6), proviennent, par anagrammatisation (et duplication de l’« s »), des cinq qui précédaient la syllabe « -beaux » de « tombeaux » : e.s. t.o.m (v. 5) ? Cela suppose – d’autant plus que l’« m » de « tombeaux » ne répond à aucun phonème /m/, n’étant que le 2nd élément d’un digramme « om », phonogramme correspondant à l’unique phonème vocalique /ɔ̃/ – une certaine attention (fût-elle flottante) à ces phénomènes grammatiques, et une non moins incontestable conscience (fût-elle tout intuitive) de leurs potentialités poétiques…
Allais, Apollinaire, Rimbaud…
Mais lorsqu’au seuil du xxe siècle, Alphonse Allais puis Apollinaire livrèrent d’autres exemples de vers à séquences finales homographes – le premier, dans ses poèmes à « rimes riches… » (tant qu’à faire !) exclusivement « …à l’œil23 » :
L’homme insulté qui se re |
tient |
Est, à coup sûr, doux et pa |
tient |
. |
Par contre, l’homme à l’humeur a |
igre |
Gifle celui qui le dén |
igre |
. |
Moi, je n’agis qu’à bon |
escient |
: |
Mais, gare aux fâcheux qui m |
e scient |
! |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
Par le diable, sans être un a |
igle |
, |
Je vois clair et ne suis pas b |
igle |
. |
Fi des idiots qui balbu |
tient |
! |
Gloire au savant qui m’entre |
tient |
! |
– le second, au chap. xiv du « Poète assassiné24 » :
Passant auprès de moi le nègre Sam Mac V |
ea |
Voyant que j ’ ai [sic] plus noir que lui s’afflig |
ea |
et :
En toutes choses d ’ elle il était diffé |
r ent |
Par conséq u |
ent |
ce fut bien l ’ amo ur qu ’ ils conn u |
r ent |
on n’y trouva guère, malgré la perfection lettre à lettre (qu’on jurerait d’un Boileau !) de chaque couple de sections « rimantes », que bouffonnerie ou provocation… et l’on n’y revint plus. Et, certes, leur façon de les présenter était pour le moins désinvolte : Allais les attribuant à « l’un de [s]es amis, sourd-muet de naissance (et très probablement, aussi, de mort)25 », Apollinaire à la statue de François Coppée, ce « poète métallique » – auquel Rimbaud et ses éphémères complices Vilains Bonshommes et Zutistes avaient joué bien d’autres tours !
Si l’on suppute assez bien où Rimbaud voulait en venir, on ne sait précisément quelles avaient pu être, en ces matières, les intentions – ou les intuitions – d’Allais ou d’Apollinaire ; ils n’en soulevaient pas moins manifestement un lièvre, qui vaut bien celui de Zénon ou de La Fontaine : ce paradoxe culturel (donc, doxal, pour ne pas dire doctrinal) par quoi, devant une page écrite ou imprimée, le potentiellement 124phonique – volontiers confondu avec l’abstraitement sémantique (et vice versa) –devrait l’emporter (et, par là-même, l’emporte effectivement…) sur l’effectivement et concrètement (typo)graphique. Aberration médiopoétique, dont ils n’hésitent pas à faire œuvre(s) – brouillant ainsi, et bousculant, les croyances de leur(s) éventuel(s) lectorat(s)…
C’est d’ailleurs ainsi qu’un acrostiche (que ne dissimulaient pourtant, à la marge de gauche du « Châtiment de Tartufe », que quelques initiales de vers n’y contribuant pas, et le report, en bas à droite, de ses deux lettres finales logées sous le texte lui-même, aux initiales de la signature « A R ») échappa longtemps – malgré l’indication terminale, certes cryptée : « du haut jusques en bas »… – à l’érudite curiosité des experts en rimbaldisme et, une fois découvert, continua de susciter incrédulité ou méfiance – malgré l’éclairage qu’il fournit, avec l’hugolienne complicité du mot « Châtiment » (dont l’initiale est également, à la charnière du sonnet, celle de « C E S… A R26 »), sur l’intention politique, hostile à « Napoléon-le-Petit », qui sous-tend, non sans malice, cet écrit volontiers tenu pour anodin – appelant ainsi audit « Châtiment » (ce sera Sedan), que le jeune poète républicain allait évoquer, après le 4 septembre, dans « Rages de Césars27 », justement !
Le châtiment de Tartufe :
Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,
Un jour qu’il s’en allait, « Oremus, » – un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoite
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !
Châtiment !… Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S ’égrenant dans son cœur, Saint Tartufe était pâle !…
125Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L’homme se contenta d’emporter ses rabats…
– Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !
Arthur Rimbaud
Et, bien sûr, cette probabilité – plus ou moins forte – d’illisualité de la lettre a pu être exploitée à diverses fins. Ainsi, Théodore Fraenkel envoyant à la revue SIC le poème « Restaurant de nuit », fallacieusement signé « Jean Cocteau » :
Restaurant de Nuit
P aris mes cinq cent louis ont filé dans ton fleuve
A h n ’ entendez-vous pas
U n voyou moribond pollue son habit noir
V erte une fille nue piétine ton chapeau
R egarde-les danser implacablement ivres
E xtatiques fantômes aux yeux hallucinés
S ifflez sifflez voici les âmes que je fus
B actriane ô cité des idoles tes temples
I nstincts marée profuse flots de feu
R ivalise donc enfin
O flamboiement atroce et doux de cette fête nocturne
T andis que mon frère meurt asphyxié
S inistre éveil d ’ une ère nouvelle
JEAN COCTEAU
– dont Pierre Albert-Birot (pourtant, ainsi que Raoul Hausmann, l’un des créateurs du poème exclusivement lettrique !) ne sut voir, ni donc lire, l’acrostiche qu’en compose l’intégralité des lettres initiales de chaque vers : « P A U V R E S B I R O T S » ; l’ayant aussitôt publiée (SIC no 17, mai 1917), le « pauvre » Albert-Birot, sous les risées – avec Cocteau ! – du tout-Dada de Paris, dut en outre passer sous les fourches caudines de l’implicite aveu public de son manque de clairvoyance (SIC no 18, juin 1917)28…
126Or ce même lièvre, Francis Ponge, dans un tout autre contexte, devait le soulever à son tour, glosant « L’huître » et s’arrêtant à l’épithète « blanchâtre » qui en clôt le paragraphe initial29 :
comment se fait-il que, dans ce texte […], il y ait autant de mots qui se terminent par « âtre », c’est-à-dire par a (accent circonflexe), t, r, e ?
Eh bien ! ce n’est pas du tout par hasard, bien sûr. Je ne l’ai pas, non plus, fait exprès […], mais j’ai été amené à laisser passer, à accepter des mots de ce genre.
Et ici, j’aimerais faire état de ma pensive jubilation (et, pourquoi pas ? qu’on la partageât…) à cette formule inouïe : « j’ai été amené à laisser passer… », soit : à cette fugitive autant que suggestive évocation du poète-filtre, toujours balançant, en quête d’une satisfaisante convergence entre (supposée) « détermination » textuelle et (supposé) libre-arbitre auctorial. Qu’est-ce en effet que Le parti-pris des choses, sinon mettre à leur disposition les ressources propres au langage humain ? Gisait là, comme en attente, toute une « économie de l’attention », dirait-on aujourd’hui…
Car c’est bien, poursuivait-il, en raison de – ou en écho, mais en écho lisuel, à – cette finale en « uî, t, r, e » – et non, comme on l’allait volontiers répétant, par « anthropomorphisme », ou « -centrisme » –
que si, dans mon texte, se trouvent des mots comme « blanchâtre, opiniâtre, verdâtre » ou Dieu sait quoi, c’est aussi parce que je suis déterminé par le mot « huître », par le fait qu’il y a là accent circonflexe, sur voyelle[…],t, r, e. Voilà.
Dissociations
Ce dont faisait symptôme l’incident Fraenkel-Birot, et ce que, moins anecdotiquement, mettaient en œuvre – ce que, par là-même, donnaient à voir et rendaient pensable – tant Allais avec ses « rimes riches à l’œil » ou 127Apollinaire avec celles de son « poète métallique » et ses « calligrammes », que Rimbaud déjà avec son acrostiche masqué et ses homographies anomiques de fins de vers se substituant à la rime (cette « vieillerie poétique »…), n’est autre chose que l’irréductibilité absolue de la langue écrite à la langue parlée et vice versa. Et que cette irréductibilité – loin d’être une malédiction (comme le suggère un vaste consensus englobant aussi bien le plus expert des linguistes saussuriens que l’immense majorité des locuteurs, fussent-ils lettrés) – s’avère riche de potentialités restant à explorer et à expérimenter, comme en témoigne diversement l’œuvre de Ponge (et comme il le revendiqua lors de l’incident Morissette et de l’émission de radio où il le raconta) : c’était, chacun à sa manière et avec plus ou moins de radicalité, mettre en pratique, en ces domaines, la « dissociation des idées » – gage d’émancipation –, si chère à Remy de Gourmont30…
Au demeurant, le premier cruciverbiste ou joueur de scrabble venu (occasionnel ou compulsif, dilettante ou expert), qui en a fait plusieurs ou maintes fois l’expérience, le sait de cette expérience et n’éprouve aucune gêne, ou hésitation, à user d’une seule et même lettre pour en faire le carrefour de deux mots, que cette lettre corresponde, ou non, au même phonème (fût-il Ø) dans chacun des mots concernés ; et il en a toujours été ainsi de tout acrosticheur…
Pourtant, à peine eut-il publié ses premiers « idéogrammes lyriques31 » puis, dans Calligrammes, ses « calligrammes », Apollinaire – qui tenta fort sérieusement de légitimer ces usages invus de la typo- (et même, dans certains cas, de la chiro-)graphie – n’en reçut que huée ou ricanement : la chose n’était guère jugée plus sérieuse, et sans doute encore plus grave… C’est qu’« on » avait, cette fois, plus que « touché au vers32 » : à l’horizontalité de la ligne d’écriture, à l’orientation (de la gauche en haut vers la droite en bas) de la page… à l’intégrité des mots, aussi – bref : 128à toute une tradition, de longtemps faite nature au cœur des cervelles occidentales33, et y gouvernant toute activité scripto-lexique34 !
Certes (et d’aucuns surent bien retourner cet argument contre lui !), la « poésie figurée » et les divers « jeux lettriques » existaient depuis le Moyen-Âge et même l’Antiquité ; certes, les acrostiches ont fleuri à toute époque ; et si l’on fut soucieux, dès les temps classiques, que les finales homophones fussent également, autant que possible, homographes, ce primat accordé à l’oral sur l’écrit n’en témoignait pas moins d’une certaine conscience (mais, une « conscience malheureuse »…) de leur non-coïncidence – que le dogme esthétique de l’« Harmonie », alors en vigueur dans toute sa rigueur, visait à réduire jusqu’en ses plus infimes manifestations. Mais de cette inédite série de dissociations en actes des composantes de la langue, jaillissait (à la faveur de la dissociation des idées qu’elle suscitait, ou explicitait) une tout aussi impensable – et effractive – dissociation des pratiques, dont ne tarda guère à résulter une véritable pratique des dissociations…
Certains poèmes strictement « visuels » excluent toute réalisation phonique (ou la rendent fort problématique), comme certains poèmes strictement « sonores » excluent toute réalisation graphique (ou la rendent fort problématique). Mais le plus souvent, le visuel n’exclut pas le phonique, ni vice versa : dans le moindre énoncé écrit – fût-il le plus ordinaire –, tout ne s’oralise pas terme à terme, élément par élément35 (la part d’oralisable est variable d’un énoncé écrit, et d’un type d’énoncé écrit, à l’autre) ; de même, dans le moindre énoncé oral, tout ne se transcrit-il pas terme à terme, élément par élément36 (la part de transcriptible est 129variable d’un énoncé oral, et d’un type d’énoncé oral, à l’autre). Et les « poètes sonores » sont bien souvent aussi des « poètes visuels » et vice versa : cela peut aller jusqu’à donner, de l’apparemment même matériau verbal, deux poèmes fort différents – l’un « visuel », l’autre « sonore »…
C’est le cas – manifestement – d’un fragment parmi bien d’autres de mes propres Antisèches37, intitulé précisément « lettres,etc. » et, singulièrement, de cette « strophe », qui (à la faveur de quelques références historiques) thématise ce qui s’y joue (et qui se jouait déjà, diversement, dans certaines œuvres des auteurs ainsi célébrés). Énoncés méta(médio)poétiques, donc, tant – et fort différemment – oraux (destinés à la « lecture publique », soit : à l’écoute publique) que visuels (destinés à la lecture « privée », censément « silencieuse ») :
[…] les VoYelles c’est RiMBauD les cOnsOnnEs c’est HAUsmAnn les tRëmas c’est rené gHil les cOnsOnnEs & les VoYellesAUssI les Virgules c’est c,u,m,m,i,n,g,s (les (parentHèses) aussi) |
(le Sonnet !) (« fmsbwtÖ… ») |
les poin…Gs de suspension… c’est céline !… […] |
Mais « écrit » comme « oral » – et il en est de même de « visuel », « sonore » etc. – sont des termes ambigus, trop empiriques, recouvrant 130chacun une dualité médio-sensible. D’où ma préférence pour le mot-valise lisuel – que j’ai moi-même proposé et qui signifie : [qui, non seulement, se lit, mais se voit, se regarde en tant que tel], soit : [à lire, certes, mais également à voir, à regarder] – et pour le terme aural – qui existait déjà38, au sens de : qui s’entend, qui s’écoute (par les oreilles : aures, aurium), mais que je propose d’interpréter également, façon mot-valise39 : qui se profère (par la bouche : os, oris), soit : [qui se profère + qui s’entend, qui s’écoute], ou : [à proférer + à entendre, à écouter]. Si, par définition, la « lecture à voix haute » mobilise ces quatre (entre autres) composantes – et si Mallarmé lui-même en fait un objet majeur des réflexions figurant en « Préface » ou « Note » au Coup de dés –, il faudra cependant admettre qu’y subsiste une grande incertitude quant aux relations qu’il suggère entre elles…
À le vrai dire, le parallélisme suggéré ici entre « aural » et « lisuel » n’est qu’apparent, car si le premier réfère au couple émission/réception (« proférer » + « entendre, écouter ») impliquant deux ensembles d’organes distincts (par synecdoque : « bouche » + « oreilles »), le second associe deux modalités de la réception (« voir, regarder » / « lire ») impliquant un appareil perceptif commun, comportant cependant pour chacune de ces modalités un sous-ensemble d’organes différenciés (circuits neuronaux de la reconnaissance visuelle des objets / circuits neuronaux « recyclés » dans l’identification des éléments de l’écrit, ou « neurones de la lecture40 »). À l’unidirectionnel « lisuel » (exclusivement tourné vers la réception), il convient donc d’accoler un premier terme de composition (référant à l’émission) tel que « scripto- » – qui a déjà fourni « scripto-visuel » ; d’où, faisant pendant exact à aural : scripto-lisuel, soit : [qui s’écrit + qui, non seulement, se lit, mais se voit, se regarde en tant que tel], ou : [à écrire + à lire, certes, mais également à voir, à regarder]…
131La lettre (les lettres), seule(s)…
Né trop tard pour jouer l’Hydropathe, Georges Fourest, qui avait publié in extremis au Chat Noir (1897), glissa parmi une série de « Pseudo-sonnets41 » ce qu’il faut bien considérer comme l’authentique « sonnet en x », en ce qu’il ne comporte effectivement que cette seule lettre, réitérée de bout en bout – à l’exception de son titre, de la plaisante référence d’un exergue qui ne l’est guère moins (la poétique de l’auteur du « sonnet en -yx / -ix / -ixe », avec son « aboli bibelot d’inanité sonore », en serait-elle la cible… ?) et d’une « note », le tout façon Allais (on n’y est pas très loin des monochroïdes et de leur présentation dans l’Album primo-avrilesque42).
Ce qui y « frappe d’abord », ce ne sont – certes pas – « les “blancs” » (comme l’observe Mallarmé à propos du Coup de Dés), mais bien ces 14 lignes d’x rigoureusement égales, distribuées en 4 rectangles, les 2 premiers de 4 lignes chacun, les 2 derniers de 3 : figurant ainsi, en quelque sorte, l’Idée même de « sonnet » (quoi de plus mallarméen ?), mais d’une forme à laquelle aucun sonnet réel n’eut jamais effectivement à se plier43 ! Quant à une éventuelle – mais improbable – réalisation aurale, on se perd en conjectures… :
132
Pseudo-sonnet que les amateurs de plaisanterie facile proclameront le plus beau du recueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nemo (Nihil, cap. ∞). X x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x (*) x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x x (*) Si j’ose m’exprimer ainsi ! (Note de l ’ auteur.) |
Né trop tard pour être de l’équipée Dada, Camille Bryen inséra, quant à lui, dès son premier (mince) volume, un « Poème pour phono44 » (1932) expressément conçu, à l’inverse du sonnet en x de Fourest – et comme l’indique son titre –, non seulement pour l’oralisation (éventuellement scénique), mais pour l’enregistrement (même si celui-ci n’eut lieu qu’en 1964). Il n’en affiche pas moins, (typo)graphiquement, un impact lisuel certain, mettant en valeur chacune des syllabes (?) – et les « blancs » – qui le constituent :
133Poème pour phono
Na |
Ni |
Va |
Ne |
O |
Sailli |
Ca |
Ro |
Cil |
Que |
||||
Na |
Ni |
Va |
Ne |
O |
Sa |
Ni |
Da |
Ni |
Esse |
||||
Li |
To |
Ri |
Ta |
Sa |
Ne |
O |
Di |
Ci |
Ca |
Ro |
Cil |
Que |
|
Ga |
Gi |
So |
La |
Mi |
Na |
Oni |
On |
Mi |
Lon |
||||
Vi |
Can |
La |
Ne |
O |
Ra |
Ni |
Pa |
Ni |
Oc |
||||
Li |
Lan |
Vi |
Oc |
Ne |
O |
Lor |
Si |
La |
Ni |
Oc |
|||
Di |
Do |
Ca |
Ne |
I |
Lo |
Ea |
Do |
Li |
On |
||||
Na |
Ni |
Va |
Ne |
O |
Sa |
Illi |
Ca |
Ro |
Cil |
Que |
|||
Na |
Ni |
Va |
Ne |
O |
Sa |
Illi |
Da |
Ni |
Esse |
||||
Il renouait, ce faisant, quelques années après Seuphor et ses « musiques verbales » (« Tout en roulant les RR », 192645, enregistré en 1962), avec le datant « Chant I » de Poême à crier et à danser d’Albert-Birot, dont la version définitive est parue dans La Lune (1924)46 :
Poême à crier et à danser
(essai de poésie pure)
c h a n t I
an |
an |
an |
an |
an |
an |
an |
an |
||||||
an |
an |
an |
|||||||||||
iiii |
i |
i |
|||||||||||
pouh |
pouh |
pouh |
pouh |
rrra |
|||||||||
sl |
sl |
sl |
|||||||||||
drrrrrr |
oum |
oum |
|||||||||||
an |
an |
an |
an |
||||||||||
aaa |
aaa |
aaa |
tzinn |
||||||||||
iii |
iiiiii |
||||||||||||
ha |
ha |
ha |
ha |
ha |
ha |
ha |
|||||||
rrrrrrrrrrrrrr |
é |
Tout l’effet (et le sens…) du poème de Fourest reposait sur son impact lisuel – combinant celui de la forme géométrique abstraite immédiatement, et explicitement, identifiée comme celle du « sonnet » (culturellement 134chargée) avec celui de la réitération saturante d’une seule et unique lettre (elle-même fortement investie de suggestions et d’implications diverses) –, au point de rendre a priori vaine toute idée d’oralisation. Ceux d’Albert-Birot et de Bryen, s’ils ne manquent pas non plus d’une notable et immédiate lisualité – également due aux réitérations de lettres, de syllabes ou de groupes de lettres ne faisant pas nécessairement syllabes, et à une forme générale évoquant plutôt, chez le second, un poème assez lâchement versifié, et chez le premier, troué, voire lacéré de « blancs », quelque chose comme des vers encore peut-être, mais qui tendraient à l’émiettement (tout cela, culturellement, moins que peu balisé…) –, indiquent en revanche nettement – dès leur(s) titre(s) – une indéniable intention d’auralité : axée, s’agissant de l’à crier et à danser, sur la dimension scénovocorpaurale, ou, dans le cas de pour phono, audiaurale. On ne saurait, cependant, en considérer les versions imprimées comme d’authentiques « partitions » à exécuter, tant elles manquent absolument des moindres précisions auxquelles on pourrait s’attendre : tout reste alors à inventer. Le scripto-lisuel, en soi – mise en lignes et en page, lettres et blancs confondus –, est très loin d’informer (sur) ses éventuelles réalisations aurales – voix, gestes, scénographie, etc. –, (et vice versa)47 : confirmation, s’il en fallait, de leur respective autonomie48…
Ambiguïté de Mallarmé
Le Maître de la rue de Rome n’eut de cesse, tant lors de ses « Mardis » qu’au fil de maints « poèmes critiques », de multiplier remarques et suggestions touchant à l’importance capitale (y compris du point de vue 135du « sens ») de la prise en compte de toutes les composantes élémentaires – que l’on peut être tenté d’y interpréter comme matérielles ou, plus précisément, « matériques49 » (soit, en définitive, médiopoétiques) – du poème, unités graphiques et phoniques incluses. Ainsi :
Un homme peut advenir, en tout oubli […] de l’encombrement intellectuel chez les contemporains […] : s’il a, recréé par lui-même, pris soin de conserver de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet50
– mais ici, déjà, subrepticement se glisse une observation moins strictement matérique, et ouvrant à d’autres considérations :
jusqu ’ à une transfiguration en le terme surnaturel, qu ’ est le vers ; il possède, ce civilisé édennique, au-dessus d’autre bien, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’une contrée.
Retour aux lettres – semble-t-il –, un peu plus loin :
Avec l’ingénuité de notre fonds, ce legs, l’orthographe, des antiques grimoires, isole, en tant que Littérature, spontanément elle, une façon de noter. Moyen, que plus ! principe. Le tour de telle phrase ou le lac d’un distique, copiés sur notre conformation, aident l’éclosion, en nous, d’aperçus et de correspondances […].
La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel.
Tout l ’ acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.
À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant qui fait défaut.
Ou, ailleurs51, plus hardiment encore, malgré une manière particulièrement divagante :
[…] Aucune juvénile simplification […] ne me persuadera […] que n’existe […] en dehors de toute grammaire […]un rapport, oui, mystérieux[…], par exemple entre cet s du pluriel et celui qui s’ajoute à la seconde personne du singulier, dans les verbes, exprimant lui aussi, non moins que celui causé par le nombre [dans les noms]une altération... quant à qui parle...
136Ou même, en un raccourci saisissant :
Le livre, expansion totale de la lettre […]52.
Certes. Ou du moins : soit. Cela est bien connu, et a été mille fois – et diversement – commenté. Mais au bout du compte – insistât-il, en « Préface » au Coup de dés, sur lesdites composantes53 : « Les “blancs” […] Le papier […] une vision simultanée de la Page […] la mobilité de l’écrit […] La différence des caractères d’imprimerie »… –, il faudra bien l’admettre – sans pour autant remettre en cause l’intérêt et la portée (mais pas nécessairement celle qu’il y voit) de maintes parmi ses observations : tout y demeure au service général de « la notion pure54 », du « mot total », ici enfin, « dans quelque mise en scène spirituelle exacte », dévoilant les « subdivisions prismatiques de l’Idée ». Y compris, dans la continuité même des passages cités plus haut :
Avec véracité, qu’est-ce, les Lettres, que cette mentale poursuite, menée, en tant que le discours, afin de définir ou de faire, à l’égard de soi-même, preuve que le spectacle répond à une imaginative compréhension, il est vrai, dans l’espoir de s’y mirer […].
Je pose, à mes risques esthétiquement, cette conclusion […] : que la Musique et les Lettres sont la face alternative ici élargie vers l’obscur ; scintillante là, avec certitude, d’un phénomène, le seul, je l’appelai l’Idée55.
Ou56 :
S, dis-je, est la lettre analytique ; dissolvante et disséminante, par excellence […] : j’y trouve l’occasion d’affirmer l’existence, en dehors de la valeur verbale autant que hiéroglyphique, de la parole ou du grimoire, d’une secrète direction confusément indiquée par l’orthographe et qui concourt mystérieusement au signe pur général qui doit marquer le vers.
Le medium est un esclave, et ne doit qu’obéir ? Pis :
Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue[…]57.
137En fait, il faut bien voir que pour Mallarmé, l’idéal – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit – serait qu’il n’existât point… ou qu’on s’en passât ! C’est ce qu’il indique, on ne peut plus clairement, à propos de « la danseuse58 », qui à ses yeux – on semble s’en souvenir moins – « n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme[…] et qu’elle ne danse pas » : car, elle n’est rien d’autre qu’« une métaphore59 »,
suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe.
En d’autres termes : sans les composantes médiopoétiques spécifiques de l’écriture, comme « la danseuse » serait à considérer sans les composantes médiopoétiques spécifiques de la danse (tel, le corps de la danseuse, en cette « écriture corporelle », se faisant « aboli bibelot d’inanité charnelle » : tels, le stylet du scribe et ses tablettes, en l’écriture du poème, devraient se faire « abolis bibelots d’inanité matérielle60 »). Mais que deviennent, dès lors, ces « vingt-quatre lettres » si dignes de « piété », cette « orthographe » élevée au rang de « principe », et non plus de « moyen » – ou, médiopoétiquement parlant : de « medium », et non plus de « technique » ? Les voilà soudain ravalées au rang, d’ordre strictement utilitaire, de pis-aller :
Ton acte toujours s’applique à du papier ; car méditer, sans traces, devient évanescent […].
Je fais de la Musique, et appelle ainsi non celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole, où celle-ci ne reste qu’à l’état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano […]. Employez Musique dans le sens grec, au fond signifiant Idée ou rythme entre des rapports ; là, plus divine que dans son expression publique ou symphonique61.
138Bref – et ce n’est pas une injure que de le dire (il le revendique) : Mallarmé est (se veut) l’incarnation même de l’idéalisme en poésie : ne conseille-t-il pas, à quelque jeune poète en devenir, d’en « exclu[re][…] / Le réel parce que vil62 » ? Et c’est en vertu de cet idéalisme (qui l’empêche de comprendre Rimbaud63) que ses remarquables observations et intuitions matéristes, le plus souvent, avortent ou dévient64…
Fig. 1 – Jean-Pierre Bobillot, « Poème Lisuel », 2022.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que toutes les expérimentations grammatiques de Rimbaud, Allais, Apollinaire, Albert-Birot, Hausmann, Schwitters, Seuphor, Cummings, Bryen, Ponge, des « poètes concrets » et « visuels », des « lettristes » et de quelques autres (et de Mallarmé lui-même, dont beaucoup se sont réclamés), ont – déjà jadis & naguère encore – fortement contribué à exhiber la complexité des relations, 139conflictuelles ou non, de subordination ou non, entre le scripto-lisuel et l’aural (voir ce qui est à voir dans le texte qu’on entend etentendre ce qui est à entendre dans le texte qu’on voit), entre lire et voir dans le lisuel (en premier lieu : voir ce qui est à voir dans le texte qu’on « lit » ; ce qui n’exclut pas : lire ce qui est à lire dans un poème censément « visuel »…), etc. Autant d’usages médiopoétiques inédits, créatifs et critiques, de « la lettre », établissant (par le faire) que la « langue écrite » n’est (par principe) décidément ni plus soumise ou isomorphe – ni, par là-même, traîtresse… –, médiologiquement, à la « langue parlée » (phonocentrisme) que celle-ci à celle-là (graphocentrisme), ni l’une ou l’autre à la sémantique, au lexique ou à la syntaxe, voire à la Raison « ou – comme eût dit Ponge – Dieu sait quoi » : forclusion des composantes graphiques et phoniques du langagecomme medium…
Refuser, ou seulement négliger – ou omettre –, de prendre en compte ces quatre composantes, c’est manquer une grande part de ce qu’on lit ou entend proférer ; il se pourrait qu’une des fonctions de la poésie – secret et garantie de sa fragile « aura » ? – consistât à mobiliser et à mettre en interactions le plus de capacités sensorielles et cognitives, pour saisir l’ensemble des composantes d’un énoncé en un seul et même acteauralisuel… (fig. 1)
Jean-Pierre Bobillot
Université Grenoble-Alpes
1 On pouvait lire ou entendre cela, dûment théorisé, il y a quelques décennies, à longueur d’essais et de manuels, ou de conférences, consacrés à l’apprentissage de la lecture : on en a mesuré, depuis, les résultats : voir aussi n. 29, infra…
2 Saussure, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972 (2e éd.), p. 41-58, passim. Ces formules, reprises à satiété, ont largement contribué à fournir une caution « scientifique » à ce qui est, d’abord, un préjugé théologique – fût-il, communément, laïcisé…
3 Boileau, L’Art Poétique, I, 30 : « obéir »… à « la Raison » s’entend (les « règles » de l’« Art poétique » de Boileau se voulant à la poésie ce que furent celles de la « Méthode » de Descartes à la philosophie).
4 Racine, Andromaque, V, 5, 1638.
5 Breton, André, « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe » [1922], Les Pas perdus, Œuvres complètes t. I, Paris Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 303 : c’est, probablement, le Poême à crier et à danser d’Albert-Birot qui est visé…
6 Breton, André, « Entretiens radiophoniques » avec André Parinaud, Entretiens[1952], Paris, Gallimard, 1969, coll. « Idées », p. 49 : cette fois, ce sont clairement les « calligrammes » qui sont visés…
7 Debord, Wolman, « Pourquoi le lettrisme ? » [Potlach no 22, 9.9.1955], repris dans Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2006, p. 196.
8 Breton, André, « Légitime défense » [sept. 1926], Point du jour, « Idées », Paris, Gallimard, 1970.
9 Debord, Wolman, op. cit. p. 199.
10 Voir, respectivement : Russolo, Luigi, L’Art des bruits[1913, 1916], Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001 (Giovanni Lista éd.), notamment, le chap. 6 « Les bruits du langage (les consonnes) », p. 71-77 ; Apollinaire, « Simultanisme-librettisme » [juin 1914], Les soirées de Paris, Paris, rééd. Conti, 2010, p. 324, et « La Victoire » [1917], dans Calligrammes. Et sur ces questions, mon article, « La Voix réinventée. Les poètes dans la technosphère : d’Apollinaire à Bernard Heidsieck » : Histoires Littéraires no 28, Paris/Tusson, déc. 2006, p. 25-44. Voir aussi n. 36, infra.
11 Rigolot, François, « Le poétique et l’analogique », Sémantique de la poésie, « Points », Paris, Seuil, 1979, p. 161-167. On aimerait en savoir un peu plus sur ce qu’il convient d’entendre par cette étrange notion de « seuil poétique » – surtout « proprement dit » ! (comme « les moyens lyriques » de Breton…) –, qui a tout l’air d’un non-argument ad hoc… Il ne faisait d’ailleurs que reconduire, quelquefois mot pour mot, les propos tout aussi expéditifs de Christian Delacampagne, publiés un peu plus tôt, chez le même éditeur (Poétique no 18, 1974) : « Le type de “bruits” substitué par Tzara, ou Isou, au langage peut avoir, comme taper sur une casserole, une valeur incantatoire, mais n’ont qu’une valeur expressive ou communicative très pauvre sinon nulle. » Dans les deux cas, précisons-le enfin, il s’agirait plutôt pour eux de déplorer une « valeur » communicationnelle (et non : « communicative ») faible ou absente : tant il devrait être clair qu’à l’inverse, un « pouvoir d’incantation » ou une « valeur incantatoire » capable de « provoquer des réactions émotives intenses » présente, par définition, une forte valeur communicative (comme un rire ou, justement, une émotion). Quant au terme même de « lecteur », malencontreusement lâché par Rigolot, il fait symptôme d’une flagrante incompréhension, par préjugé graphocentriste, de ce qui est en question…
12 Dewey, John, L’Art comme expérience[1934], Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2010, p. 334. Voir mon article, « Contribution de la “poésie sonore” à une approche médiopoétique », Formules no 19, Nouvelle-Orléans, Presses Universitaires du Nouveau Monde, 2015 ; et sur la médiopoétique en général, mon essai, Quand éCRIre, c’est CRIer. De la POésie sonore à la médioPOétique, Saint-Quentin-de-Caplong, Atelier de l’agneau éd., 2016.
13 Breton, Manifeste du surréalisme[1924], Les Pas perdus, op. cit. p. 327 (italiques siennes).
14 Voir « Le meurtre d’Orphée. Rimbaud et la langue des vers », chap. ii de mon essai, Rimbaud. Le meurtre d’Orphée, Paris, Honoré Champion éd., 2004, notamment p. 29-108.
15 Voir « Le vers la lettre – des rimes grammatiques au poème littéral – », dernier de mes Trois essais sur la poésie littérale, Romainville, Al Dante / Léo Scheer, coll. « & », 2003, notamment p. 141-153.
16 Un regard plus attentif ne manquera pas de débusquer bien d’autres phénomènes du même ordre : ainsi, à mi-dizain (v. 5-6), le couple quasi anagrammatique « veines/vignes » conservant des vers précédents l’« s » du pluriel final (sauf v. 2) et l’« i » de la triade récurrente « i / l + t », tout en introduisant l’« n » de celle, « n + (m)m / ss », des suivants ; « ange » (v. 7) reprenant en son centre, en l’inversant, le digramme central de « vignes » (v. 6) ; ou « i » puis « l » faisant un retour moins « voyant » aux v. 8-10, tandis qu’« m » se glissait déjà discrètement vers ces deux lettres dès les v. 2 et 4, etc. Tout cela, sans équivalences homophoniques ; mais il faut également rapprocher le « maladif hallali » du v. 2, avec ses récurrentes séquences « al » et « la », phonologiquement /al/ et /la/, du fameux incipit de Mes Petites amoureuses : « Un hydrolat lacrymal lave… », et de maintes autres semblables occurrences – tant ces « signifiants sans signifié » sont loin d’être dépourvus de sens : voir mon analyse dans Rimbaud : le meurtre d’Orphée, op. cit. p. 253-265.
17 Respectivement : « Bannières de mai » ; « Délires II » (Une saison en enfer) ; lettre à Demeny du 15 mai 1871 ; « Mauvais sang » (Une saison).
18 Voir le fac-similé du manuscrit donné à Jean Richepin, dans Rimbaud, Arthur, Œuvres complètes IV Fac-similés (Steve Murphy éd.), Paris, Champion, 2002, p. 343 et note p. 563.
19 Si la rime classico-romantico-parnassienne est essentiellement homophonique, elle évite le plus soigneusement possible toute hétérographie, susceptible d’introduire une disjonction – jugée dysphorique – entre le vu et l’ouï : ainsi, du c de « silence », faisant (si l’on peut dire) écho phonique, mais non graphique, à l’s de « pense ». Au premier vers de la strophe, l’équivalence typographique « n/r » dans « Bouleva[rt] / mouveme[nt] » est rendue plus sensible par la présence, dans les deux cas, du « t » : il faut, pour cela, retenir la graphie avec t final du manuscrit, et non la « corriger », comme l’ont fait certains éditeurs. Voir, sur ce point, Rimbaud, Arthur, Œuvres complètes I Poésies,éd. Murphy, Paris, Champion, 1999, note p. 861-862.
20 Procédé, préalablement apparu aux v. 9-10 du premier quatrain de « Bannières de mai », avec la paire [« e/ou » + « sse »] (et, déjà, « m » dans les parages…) : voir supra.
21 Évoquant « le caractère ludique du dernier vers, vers faux où justement insisterait sur le fait que le vers ne soit pas juste », Murphy ajoutait : « comme nous l’a fait remarquer B. de Cornulier […], sans la terminaison adverbiale -ment le mot juste[ment] reprendrait la terminaison du dernier mot du vers précédent reste. » Voir Rimbaud, Œuvres complètes I, éd. Murphy, note p. 815.
22 Depuis 1927 (Trenet, de Narbonne, était né en 1913).
23 Allais, Alphonse, « Rimes riches à l’œil ou Question d’oreille » [1901, 1903], repris dans Par les bois du Djinn… [1997], Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2005, p. 18-20. Voir aussi Le Captain Cap[1902], XVII, cité ibid. p. 21-22.
24 Apollinaire, Le Poète assassiné[Bibliothèque des curieux, 1916] (gras miens).
25 Même contraste, s’agissant du fameux Album primo-avrilesque (1897), entre l’esprit de dérision qui y préside aux intitulés et commentaires, et la pertinente radicalité des propositions picturales et musicale ainsi présentées : voir Album primo-avrilesque, Romainville, Al Dante, 2005 (postface de Marc Partouche).
26 Non-coïncidence oral/écrit, ici encore : le « C » de César fait bien fonction de phonogramme répondant à /s/, quand le même « C » de Châtiment n’est que le 1er élément du digramme « Ch », répondant à /ʃ/ ; et ainsi de suite, dans beaucoup de cas (gras miens)…
27 Voir Murphy, Steve, Rimbaud et la ménagerie impériale, Lyon, éd. du CNRS / Presses universitaires de Lyon, 1991, p. 159-177 : il y débusque, dans ces vers comme ailleurs, l’équation : Tartufe = Jules César = Napoléon (Ier et) III, soit : Ides de Mars = Waterloo = Sedan…
28 Sic, rééd. Jean-Michel Place, 1993, p. 135 (gras miens), 142.
29 Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Points/Essais », 1970 (je souligne). Dans ce passage, il raconte comment, « à l’Université de Chicago », s’étant livré à ce qu’il définit comme une « analyse littérale » (il souligne) de son poème, il dut faire face (non sans humeur) à un Bruce Morissette s’obstinant à ne voir, dans l’adjectif « opiniâtre » appliqué à une huître, qu’« anthopomorphisme ! » : c’est qu’il préférait « aller directement au sens » – fût-il « plaqué » –, plutôt que de prêter la moindre attention aux suggestions de quelques lettres – pourtant insistantes – du texte lui-même : voir n. 1, supra.
30 Gourmont, Remy de, « La dissociation des idées » [1899], La culture des idées[Mercure de France, 1900], voir La culture des idées, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008, p. 46-61.
31 En revue dans ses Soirées de Paris (15 juin et 15 juillet 1914), mais point, comme il l’avait plus que souhaité, en « petit recueil », sous le titre Et moi aussi je suis peintre, lequel dut attendre près d’un siècle pour voir le jour à plus de quelques exemplaires, tel qu’il en avait préparé la maquette : voir Apollinaire, Guillaume, Et moi aussi je suis peintre, éd. Sébastien Gryphe (H. C.), 1987, puis : Le Temps qu’il fait, 2006 (Daniel Grojnowski éd.).
32 Mallarmé, Stéphane, « La Musique et les Lettres », dans Igitur / Divagations / Un coup de dés, Paris, « Poésie/Gallimard », 1976, p. 351 : « – On a touché au vers. » Voir infra.
33 Voir « Le simultané & l’aléatoire – du “poème linéaire” aux “idéogrammes lyriques” », premier de mes Trois essais sur la poésie littérale, op. cit., notamment p. 39-76.
34 « Activité scripto-lexique » au sens – mais plus compréhensivement – où les théories de (l’apprentissage de) la lecture parlent d’« acte lexique » : pour « scripto- », voir « scripto-lisuel », infra…
35 Il convient ici de préciser que ces « éléments »-ci, qui relèvent de la lettre au sens graphique du terme, incluent aussi bien – Mallarmé s’en est avisé – les signes de ponctuation (ou leur rareté, voire leur absence), les signes diacritiques, les « blancs », les différentes polices et tailles de polices employées, l’usage des majuscules (ou non), des italiques, des gras, etc. – tous éléments graphiques susceptibles de revêtir diverses valeurs (médio)poétiques, si souvent considérés comme strictement utilitaires (au service de l’oral, ou du « sens »…), ou tout simplement négligés. Voir l’exemple suivant, puis infra, le « fmsbwtö… » de Raoul Hausmann, qui y est cité.
36 D’autant qu’il convient de prendre en compte tout « bruit(age) » intégré au poème, notamment par voie d’enregistrement, montage et/ou mixage, telles les « rumeurs » (rumori : « bruits ») qu’évoquait par avance Apollinaire, dans « Simultanisme-Librettisme », ou celles – plutôt urbaines – que Bernard Heidsieck a effectivement inscrites sur la bande magnétique de ses audio-poèmes – comme les bruits du métro parisien dans « La poinçonneuse ». « Objets sonores » (Pierre Schaeffer) certes, mais indissociablement, en tant que « faits sonores » (Raymond Murray Schafer), énoncés non-verbaux : signifiants poétiques, au même titre que les « énoncés verbaux » avec lesquels ils sont agencés. Voir n. 10, supra, et mon essai, Bernard Heidsieck Poésie Action, Jean-Michel Place, 1996, passim, dont p. 85-92, 162-164, 312-316.
37 Long poème, toujours in progress, dont certains fragments sont parus – en l’état (provisoire) du moment –, d’abord sous le titre Poème à continuer, initialement dans le no 16 de la revue Java (1998), puis sous son nouveau titre, d’abord dans mon recueil, Janis et Daguerre (Atelier de l’agneau éd., 2013), puis en particulier dans les nos 5, 7, 8 de la revue 591 (2019, 2020), que dirige Jean-François Bory – Antisèches étant « une continuation du fameux Hommage à Pavlov » de ce poète notoirement vocolisuel, pionnier en ces matières : voir mon récent essai, Trois poètes de trop. Divagations sur René Ghil, Jean-François Bory, Lucien Suel, Patrick Fréchet éd. / les presses du réel, 2020…
38 Voir, en particulier, l’anthologie de Richard Kostelanetz, Aural literature criticism (1981), qui fait d’ailleurs suite à Visual literature criticism (1980)…
39 Si « oral » et « aural », n’étant point synonymes, ne sauraient aucunement être confondus ou employés indifféremment, aural au sens où je l’emploie ici en souligne fortement la solidarité de principe, concrètement susceptible de maintes variations : tout énoncé (dès lors qu’il est proféré et perçu) s’avère + ou – « oral » ou « aural » selon les cas : contexte, intention, attention, « parasitage », etc.
40 Voir Dehaene, Stanislas, Les neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.
41 Fourest, Georges, La Négresse blonde [1909], Paris, Corti, 1948, p. 41-42 ; repris dans La Négresse blonde / Le géranium ovipare, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers rouges » 2009, p. 49-50.
42 Voir n. 23 et 25, supra.
43 Chose devenue possible avec la machine à écrire et les polices de type courier des ordinateurs, comme cas particulier d’« arithmogramme » : voir, sur cette pratique récemment apparue, mon article, « Maître Vers & Dame Prose : un vieuX couple en retrait(e) médioPOétique », Formes poétiques contemporaines no 10 « Envers la prose », Presses Univ. du Nouveau Monde, juin 2013, p. 30-31, 34 ; et le recueil de Lucien Suel, Arithmomania, Limoges, Dernier Télégramme, 2020.
44 Bryen, Camille, Expériences, Paris, éd. de l’Équerre, 1932 ; texte repris dans Carte blanche à Bryen, livre + diapositives « Bryscopies » + disque 33t 17cm « Bryen parle Bryen », Librairie Connaître, 1964, p. 21, et dans Désécritures, Dijon, les presses du réel (Émilie Guillard éd.), 2007, p. 38-39.
45 Seuphor, Michel, Lecture élémentaire[1928], Limoges, Rougerie, 1989, p. 97-99.
46 Albert-Birot, Pierre, Poésie 1916-1924. La Lune ou Le Livre des Poèmes [1924], Limoges, Rougerie, 1992, p. 114.
47 D’où, dès le « Chant II », l’apparition – encore limitée – de ce qu’on peut considérer comme des « didascalies » : pratique devenue relativement courante par la suite (voir celles, quelquefois fort détaillées, de Heidsieck)…
48 Voir, sur toutes ces questions et plus, mes articles, « Contribution de Pierre Albert-Birot à la préhistoire de la “poésie sonore” », Europe no 1056, 2017, p. 100-108, et « Poême à crier et à danser, etc. : “poésie pure” ou “art total” ? », Pierre Albert-Birot (1876-1967) – Un pyrogène des avant-gardes, Rennes, Presses Univ. de Rennes (Carole Aurouet, Marianne Simon-Oikawa dir.), 2019, p. 209-218. Notons qu’il en va de même des recherches typographiques du Coup de dés, malgré ces quelques lignes, souvent citées, de la « Note » initiale : « […] résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. La différence des caractères d’imprimerie […] notera que monte ou descend l’intonation. » C’est peu probable…
49 J’emprunte évidemment ce terme au très regretté Philippe Castellin.
50 Mallarmé, « La Musique et les Lettres », op. cit. p. 355-357 (je souligne).
51 Mallarmé, « Fragments et notes », ibid. p. 385-386 (je souligne).
52 Mallarmé, « Quant au Livre : Le Livre, instrument spirituel », ibid. p. 269.
53 Mallarmé, « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : “Préface” », ibid. p. 405-406.
54 Mallarmé, « Crise de vers », ibid. p. 251.
55 « La Musique et les Lettres », ibid. p. 357, 359 (je souligne).
56 « Fragments et notes », ibid. p. 386 (je souligne).
57 « Crise de vers », ibid. p. 252.
58 Mallarmé, « Crayonné au théâtre : Ballets », Divagations[1897], ibid. p. 192 (il souligne).
59 Ibid., p. 192-193 (je souligne).
60 Ce qui se pourrait formuler : « Le scribe n’est pas un homme qui écrit, pour ces motifs juxtaposés qu’il n’est pas un homme et qu’il n’écrit pas. » On reconnaît bien là une des sources de certaines théorisations qui, il y a quelques décennies déjà, visèrent à destituer radicalement « l’auteur » de toute responsabilité sur ce qui n’était plus « son » œuvre…
61 « Quant au Livre : L’action restreinte », ibid. p. 254 ; puis, lettre à Edmund Gosse du 10 janvier 1893, Correspondance. Lettres sur la poésie, Paris, Gallimard, coll. « folio classique », 1995, p. 614.
62 Mallarmé, « Toute l’âme résumée… » [Le Figaro, 3 août 1895].
63 Mallarmé, « Arthur Rimbaud. Lettre à M. Harrison Rhodes » [« avril 1896].
64 Ce que René Ghil, inlassable pourfendeur de l’idéalisme symboliste, n’avait pas manqué – malgré toute son admiration – de fustiger, y débusquant « toute la gamme des Analogies que Mallarmé nuancerait et immatérialiserait à désincorporiser l’Idée, à la priver de tout signe, si possible ! » : Ghil, René, Les Dates et les Œuvres[1923], Symbolisme et Poésie scientifique, éd. Jean-Pierre Bobillot, Saint-Martin d’Hères, Ellug, 2012, p. 256.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14954-5
- EAN: 9782406149545
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0113
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-23-2023
- Language: French
- Keyword: Medium, typographie, homophonie, homographie, acrostiche, littéralité, poésie lisuelle, poésie aurale, élément graphique, élément phonique