Avant-propos de l’auteur
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Contes bigarrés et autres nouvelles
- Pages : 83 à 84
- Collection : Classiques Jaunes, n° 757
- Série : Textes du monde
Avant-propos de l’auteur
Très estimé lecteur !
Avant toute chose, j’estime de mon devoir de vous confesser, très cher monsieur, ma malheureuse faiblesse… ¿ Que faire ? À chacun son vice, et il faut faire preuve de mansuétude envers son prochain, il s’agit là, comme vous le savez, d’une vérité irréfutable, d’une de ces vérités qui ont un jour eu l’honneur de plaire au genre humain – d’une vérité qui a valeur d’axiome, d’une vérité qui, par une sorte de miracle, a survécu aux incursions des jeunes barbares du xviiie siècle, telle une croix solitaire dans un vaste cimetière. Apprenez donc quel est mon défaut, mon tourment, la souillure éternelle de mon nom, comme disait feu ma grand-mère – je suis, mon estimé lecteur, je suis… un savant ; c’est-à-dire pas un de ces savants dont Pascal disait qu’ils ne lisent rien, écrivent peu et rampent beaucoup1 – non ! Je ne suis qu’un savant inutile, c’est-à-dire que je sais toutes les langues possibles : les vivantes, les mortes et les plus mortes que vives ; je sais toutes les sciences que l’on enseigne et que l’on n’enseigne pas dans toutes les universités d’Europe ; je peux disputer sur tout sujet, que je le connaisse ou non ; mais j’atteins le comble de l’inutilité quand je me creuse la tête avec passion sur l’origine des choses et sur d’autres sujets similaires qui n’offrent guère de quoi nourrir leur homme.
Après cela, vous pouvez vous figurer quel rôle pitoyable je joue en société. En vérité, pour rétablir ma réputation malheureuse, je m’efforce de m’insinuer dans toutes les maisons connues ; je ne laisse pas passer le moindre anniversaire, le moindre jour de fête, et je me montre dans les bals et les raouts, mais j’ai l’infortune de ne pas danser, pas plus que de jouer de grosses ni de petites sommes ; je ne suis guère versé dans l’art de gloser sur les liaisons scandaleuses, ou d’épier les rumeurs en ville, 84et je suis même incapable de discuter de tels sujets ; ma situation ne me permet pas d’atteindre le poste ni le rang qui me mettrait au fait de quelque secret de chancellerie… Lorsque, dans le coin reculé d’un salon, vous rencontrez un petit homme, plutôt grêle, plutôt court sur pattes, vêtu d’un frac noir, frotté comme un sou neuf, le cheveu lisse, et l’air de dire : « Pour l’amour du ciel, laissez-moi donc tranquille » – et qui, pour cette raison, glisse ses doigts de chaque côté de la boutonnière de son manteau et salue tout un chacun avec le plus grand respect ; qui essaie de nouer une conversation tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, ou qui observe avec vénération l’expression de profonde méditation peinte sur les visages de nobles vieillards assis à jouer aux cartes, et demande avec empressement qui gagne et qui perd ; en un mot, qui essaie de montrer à tous que lui aussi est un homme comme il faut et qu’il ne fait rien d’utile dans ce monde ; qui craint par ailleurs de tendre la main à une personne qu’il connaît, par peur que celle-ci ne se détourne d’un air distrait, – cet homme, c’est moi-même, très cher monsieur, votre humble serviteur.
Figurez-vous mes souffrances ! Moi qui ai épuisé toute mon âme en sensations, qui ai à ma charge une nombreuse famille de pensées, qui croule sous le poids de mon savoir – et d’ailleurs, il ne me déplairait pas de briller parfois en société grâce à lui : mais dès que j’ouvre la bouche, ne voilà-t-il pas qu’apparaît un freluquet à moustaches, tout guindé et engoncé, qui me coupe la parole avec des remarques sur l’état de la température dans la pièce ; ou bien c’est un noble époux qui attire l’attention générale en racontant les circonstances extraordinaires qui ont accompagné le grand chelem qu’il vient de réaliser – et pendant ce temps-là, la soirée se passe et je rentre chez moi sans avoir pipé mot.
Dans cette circonstance difficile, j’ai déterminé de m’adresser à vous, mon estimé lecteur, car, pour parler sans flagornerie, je sais que vous êtes un homme doux et éduqué, et que de plus vous ne disposez d’aucun moyen pour me faire taire. Que vous me lisiez ou non, que vous ouvriez ou que vous fermiez mon livre, les lettres imprimées n’en cesseront pas moins de parler. Et ainsi, de bonne ou de mauvaise grâce, écoutez, et si mon récit vous plaît, alors sachez que j’ai de l’esprit à revendre, et que je puis vous parler jusqu’à la fin des temps.
1 « Et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre si authentique. » (Pascal, Pensées, Fg. 82 Br.).
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-406-14305-5
- EAN : 9782406143055
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14305-5.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/01/2023
- Langue : Français