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Classiques Garnier

Avant-propos de l’auteur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Les Contes bigarrés et autres nouvelles
  • Pages : 83 à 84
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 757
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782406143055
  • ISBN : 978-2-406-14305-5
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14305-5.p.0083
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/01/2023
  • Langue : Français
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Avant-propos de lauteur

Très estimé lecteur !

Avant toute chose, jestime de mon devoir de vous confesser, très cher monsieur, ma malheureuse faiblesse… ¿ Que faire ? À chacun son vice, et il faut faire preuve de mansuétude envers son prochain, il sagit là, comme vous le savez, dune vérité irréfutable, dune de ces vérités qui ont un jour eu lhonneur de plaire au genre humain – dune vérité qui a valeur daxiome, dune vérité qui, par une sorte de miracle, a survécu aux incursions des jeunes barbares du xviiie siècle, telle une croix solitaire dans un vaste cimetière. Apprenez donc quel est mon défaut, mon tourment, la souillure éternelle de mon nom, comme disait feu ma grand-mère – je suis, mon estimé lecteur, je suis… un savant ; cest-à-dire pas un de ces savants dont Pascal disait quils ne lisent rien, écrivent peu et rampent beaucoup1 – non ! Je ne suis quun savant inutile, cest-à-dire que je sais toutes les langues possibles : les vivantes, les mortes et les plus mortes que vives ; je sais toutes les sciences que lon enseigne et que lon nenseigne pas dans toutes les universités dEurope ; je peux disputer sur tout sujet, que je le connaisse ou non ; mais jatteins le comble de linutilité quand je me creuse la tête avec passion sur lorigine des choses et sur dautres sujets similaires qui noffrent guère de quoi nourrir leur homme.

Après cela, vous pouvez vous figurer quel rôle pitoyable je joue en société. En vérité, pour rétablir ma réputation malheureuse, je mefforce de minsinuer dans toutes les maisons connues ; je ne laisse pas passer le moindre anniversaire, le moindre jour de fête, et je me montre dans les bals et les raouts, mais jai linfortune de ne pas danser, pas plus que de jouer de grosses ni de petites sommes ; je ne suis guère versé dans lart de gloser sur les liaisons scandaleuses, ou dépier les rumeurs en ville, 84et je suis même incapable de discuter de tels sujets ; ma situation ne me permet pas datteindre le poste ni le rang qui me mettrait au fait de quelque secret de chancellerie… Lorsque, dans le coin reculé dun salon, vous rencontrez un petit homme, plutôt grêle, plutôt court sur pattes, vêtu dun frac noir, frotté comme un sou neuf, le cheveu lisse, et lair de dire : « Pour lamour du ciel, laissez-moi donc tranquille » – et qui, pour cette raison, glisse ses doigts de chaque côté de la boutonnière de son manteau et salue tout un chacun avec le plus grand respect ; qui essaie de nouer une conversation tantôt avec lun, tantôt avec lautre, ou qui observe avec vénération lexpression de profonde méditation peinte sur les visages de nobles vieillards assis à jouer aux cartes, et demande avec empressement qui gagne et qui perd ; en un mot, qui essaie de montrer à tous que lui aussi est un homme comme il faut et quil ne fait rien dutile dans ce monde ; qui craint par ailleurs de tendre la main à une personne quil connaît, par peur que celle-ci ne se détourne dun air distrait, – cet homme, cest moi-même, très cher monsieur, votre humble serviteur.

Figurez-vous mes souffrances ! Moi qui ai épuisé toute mon âme en sensations, qui ai à ma charge une nombreuse famille de pensées, qui croule sous le poids de mon savoir – et dailleurs, il ne me déplairait pas de briller parfois en société grâce à lui : mais dès que jouvre la bouche, ne voilà-t-il pas quapparaît un freluquet à moustaches, tout guindé et engoncé, qui me coupe la parole avec des remarques sur létat de la température dans la pièce ; ou bien cest un noble époux qui attire lattention générale en racontant les circonstances extraordinaires qui ont accompagné le grand chelem quil vient de réaliser – et pendant ce temps-là, la soirée se passe et je rentre chez moi sans avoir pipé mot.

Dans cette circonstance difficile, jai déterminé de madresser à vous, mon estimé lecteur, car, pour parler sans flagornerie, je sais que vous êtes un homme doux et éduqué, et que de plus vous ne disposez daucun moyen pour me faire taire. Que vous me lisiez ou non, que vous ouvriez ou que vous fermiez mon livre, les lettres imprimées nen cesseront pas moins de parler. Et ainsi, de bonne ou de mauvaise grâce, écoutez, et si mon récit vous plaît, alors sachez que jai de lesprit à revendre, et que je puis vous parler jusquà la fin des temps.

1 « Et si les médecins navaient des soutanes et des mules et que les docteurs neussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils nauraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre si authentique. » (Pascal, Pensées, Fg. 82 Br.).