Présentation
- Publication type: Journal article
- Journal: Les Cahiers du dictionnaire
2016, n° 8. Les mots de la Méditerranée dans le dictionnaire - Authors: Dotoli (Giovanni), Mejri (Salah)
- Pages: 15 to 19
- Journal: Dictionary Studies
Présentation
Les mots de la Méditerranée est l’un de ces syntagmes qui suscitent les interrogations les plus variées et les plus contradictoires, tant il est polysémique : la syntaxe est tellement elliptique, faite des raccourcis de la structuration du syntagme nominal en français, que l’interprétation prend des directions multiples, convoquant avec la présence du nom propre la Méditerranée, avec une configuration hybride qui tient du nom commun avec l’article défini au féminin et du nom propre qui trahit une littéralité des mots qui participent à sa formation initiale, des relations d’origine (des mots ayant pour origine la Méditerranée), d’appartenance (des mots propres à la Méditerranée), de marquage thématique (des mots portant sur la Méditerranée), etc. S’ajoutent à cette syntaxe dont la fécondité sémantique est inscrite dans l’une des langues de la Méditerranée, des mots dont la métonymie crée une mise en abyme qui fait défiler tous les éléments rattachés à chaque item de ce syntagme : derrière l’item des mots : langues, discours, formules, littératures, imaginaires, identités, pluralités, concepts, symboles, rythmes, etc. ; derrière l’item de Méditerranée : la mer, les voyages, l’horizon, l’histoire, les guerres, les fêtes, les activités quotidiennes, les arts, les coutumes, les femmes, les hommes, les enfants, les territoires réels et imaginaires, etc. Bref, une identité singulière et plurielle, partagée et farouchement bien gardée, bien ancrée dans l’Histoire (et les histoires) et les territoires, et voyageant en même temps en dehors du temps et de l’espace, touchant de nouvelles époques et traversant de nouveaux territoires dont les populations partagent avec les Méditerranéens les échos de cette mèr(e) nourricière qui leur a servi de creuset pour faire émerger une culture partagée par trois continents et au-delà.
Devant une telle densité sémantique et culturelle, la présentation de ce numéro ne peut que se limiter à quelques entrées, donnant à l’ensemble des contributions la forme d’un dictionnaire où, à partir de quelques entrées, on entame un voyage dont on ne peut prévoir ni 16l’itinéraire ni les découvertes. La structuration des dictionnaires n’est-elle pas intrinsèquement métonymique ? Avec le discours lexicographique, n’évolue-t-on pas dans les méandres du dictionnaire d’un plan à un autre dans une quête toujours renouvelée et jamais finie ?
Contentons-nous pour cet ouvrage des entrées mots, culture, espace et complexité, des entrées qui, certes ne respectent pas l’ordre alphabétique, mais qui portent en elles de quoi tisser les mailles de l’identité méditerranéenne, l’objet de la rencontre de Tunis1.
Les mots sont inventés par les hommes pour dire le monde et soi-même en croisant le vécu et l’imaginaire, l’actuel et le passé, le réel et l’hypothétique, les joies et les souffrances, les amours partagées ou interdites. Cette belle invention de l’intelligence humaine, de par sa nature métonymique qui provient de la proximité ontologique entre signifiant et signifié et leurs avatars, se substitue tout naturellement à tout ce qui prend corps par les mots, c’est-à-dire tous les types de discours passés et présents, individuels et collectifs, formels et informels, sérieux ou ludiques. La proximité ontologique ne concerne pas uniquement les deux faces du signe linguistique, elle transcende la relation entre le mot et celui qui l’élabore, qui l’emploie et se l’approprie ainsi : le mot n’est pas extérieur à nous ; il fait partie de nous-mêmes. Même s’il est partagé avec les autres, il est toujours nourri par la sève de nos convictions, de l’intelligence de notre entendement et de la fluctuation de nos humeurs. Il en garde des traces que les autres apprécient, partagent et intègrent. Par les mots, les autres sont un peu en moi, le moi un peu dans les autres. C’est dans les mots que se façonnent les cultures et les identités, que l’histoire s’inscrit et l’imaginaire s’élabore.
Le mot, c’est également cette entité qui échappe aux contraintes de la combinatoire morphémique (en tant qu’unité intégrante), celle où les règles de la syntaxe gouvernent l’enchaînement phrastique et interphrastique. Le mot, cette entité autonome, voyage d’une région du monde à une autre (A. Rey). Ainsi est-elle empruntée par les différentes langues : les langues méditerranéennes portent en elles des mots venus d’ailleurs, portant en eux les traces des idiomes par lesquels ils ont transité (G. Dotoli). Ces transferts se font rarement sans que les mots empruntés en portent la marque : le mot emprunté, qu’il soit simple ou complexe, 17conserve des liens avec ses origines. Qu’on songe au fonds lexical gréco-latin dans le vocabulaire politique (F. Finniss-Boursin), aux problèmes de la description étymologique des emprunts entre latin et grec d’un côté et langues sémitiques de l’autre (P. Loubière), aux calques dont la seule trace conservée du modèle initial est la construction (A. Chekir), lequel moule sert de schème dans les séquences figées (L. Zhu) dans lesquelles s’intègrent des mots autochtones comme c’est le cas pour l’espagnol du Mexique (L. Meneses). Les énoncés formulaires (A. Zrigue) et des types d’énoncés autonomes relevant aussi bien de la langue que du discours comme le dou’a (B. Ouerhani et N. Kouki) sont autant de pans du lexique qui se coulent dans des schémas qui en font des entités reconnaissables aussi bien sur le plan lexical que prosodique, sémantique et pragmatique.
Il arrive que les mots venus d’ailleurs marquent des domaines particuliers : tel est le cas du technolecte agricole (L. Oueslati) ; il en est de même du domaine culinaire (D. Lajmi), de celui de la mer (A. Baccar), de l’économie (V. Benzo) et de la publicité (M. Bouali).
Si l’on admet que les mots, de par leur nature autonome, échappent aux contraintes phonémiques pour se donner comme espace de liberté celui de la combinatoire syntaxique, avec tout ce qu’elle comporte comme potentialités expressives et cadre de synthèses sémantiques, fruits des deux principes de fonctionnement linguistique que sont la congruence et la fixité, on serait en mesure d’apprécier à leur juste valeur les traces que laisse cette troisième articulation du langage dans le lexique et le rôle qu’elle joue dans la configuration générale des langues et leur fonctionnement. Nous en relevons les trois aspects suivants : l’idiomaticité, la culture et les emplois en discours.
L’idiomaticité peut se définir comme ce qui est spécifique à une langue et qu’on ne peut transférer tel quel d’une langue à l’autre. Appliquée au lexique d’une langue, cette définition trouverait tout naturellement son illustration dans les faits phraséologiques qui sont de nature à comporter des enchaînements de mots concaténés conformément à la syntaxe de la langue. Or, de telles combinaisons sont spécifiques à chaque langue, d’où le caractère systématiquement idiomatique des séquences figées et des collocations qui émaillent le discours. Une telle idiomaticité prend du relief quand on passe d’un idiome à un autre (T. Ben Amor), ou quand les façons de parler d’un domaine sont transférées à d’autres domaines ou injectées dans le langage courant (S. Mejri).
18C’est cette idiomaticité formelle qui sert de siège à des contenus spécifiques qui sont à différencier des contenus sémantiques. Ces contenus sont de nature culturelle. La troisième articulation est le niveau dans lequel ces contenus se situent. Ils renvoient à la manière dont les communautés humaines construisent les catégories et élaborent les concepts. A. Pamies et Y. El-Ghalayini le montrent très bien au niveau de la dénomination de la faune marine et de son corollaire la phraséologie ichtyologique. De telles spécificités idiomatiques participent de l’identité culturelle (S. Yaiche) et conditionnent les méthodes d’apprentissage des langues (D. Mahrassi). L’identité s’acquiert par les mots, comme le précise F. S. Lattarulo à propos de Campana.
C’est dans le discours que se déploie tout le pouvoir des mots. C’est ce que montre I. Sfar à travers l’écriture oblique avec tout ce que les mots des écrivains d’expression française peuvent avoir d’emplois échoïques. Avec d’autres auteurs, les mots servent de support pour élaborer des images, concepts et « non-voir », comme c’est le cas chez Abdelwaheb Meddeb (E. Medina Arjona), pour exprimer des contingences de la vie des poilus dans les tranchées (M. Léo), et pour garder la « mémoire des lieux » comme le fait Tahar Bekri dans sa poésie (O. Ben Taleb).
Les mots peuvent être réduits à leur matérialité orthographique (L. Hosni) ou à leur proximité avec d’autres types sémiotiques comme les gestes (M. Lo Nostro).
La Méditerranée, à la lumière de toutes les contributions à ce numéro, se révèle comme un espace où se forgent mots, symboles et identités partagées. Dans ces contrées, le rythme de la parole scandée épouse les formes du dit et du signifié. Ainsi, la complexité de l’« idiomaticité méditerranéenne » (T. Ben Amor) sert-elle de vecteur à la mobilité des mots, leur variation et leur partage ; ce qui permet l’élaboration de formes originales et l’échange de thématiques toujours communes mais jamais originales. Si les mots servent de médiateurs pour dire le vécu méditerranéen, ils favorisent également la construction d’un imaginaire commun qui foisonne de métaphores, de symboles et de rituels linguistiques et qui confine à la spiritualité.
Pour clore cette présentation, il serait utile de rappeler brièvement les différents aspects que ce numéro renferme :
19–la Méditerranée est un espace où des civilisations originales ont été édifiées, que le lexique, cette dimension centrale de la langue, garde comme mémoire commune ;
–les mots relèvent d’une troisième articulation où s’inscrivent les aspects idiomatiques des langues et les contenus culturels qui s’y incrustent ;
–la créativité de langue ou de discours revendique cette idiomaticité et cette culture comme une identité qui s’inscrit dans cet espace-temps qu’est la Méditerranée.
Giovanni Dotoli et Salah Mejri
1 Rencontre organisée au CERES les 2 et 3 juin 2016.
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-06640-8
- EAN: 9782406066408
- ISSN: 2262-0419
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06640-8.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-20-2017
- Periodicity: Annual
- Language: French