Comptes Rendus
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Revue des lettres modernes. La Violence dans l’œuvre de Samuel Beckett. Entre langage et corps
- Auteurs : Rabaté (Jean-Michel), Clément (Bruno), Ravez (Stéphanie), Brown (Llewellyn), Bernard (Florence), Louar (Nadia), Jousset (Philippe), Ost (Isabelle), Hunkeler (Thomas), Godeau (Florence), Bertrand (Michel)
- Pages : 375 à 437
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Samuel Beckett, n° 4
Notes de Beckett sur Geulincx. Nicolas Doutey (dir. et préface), avec les contributions de Thomas Dommange, Matthew Feldman, David Tucker, Anthony Uhlmann et Rupert Wood. Besançon, Les Solitaires intempestifs, « Expériences philosophiques », 2012. 271 p.
Bizub, Edward. Beckett et Descartes dans l’œuf : aux sources de l’œuvre beckettienne, de Whoroscope à Godot. Paris, Classiques Garnier, 2012. 295 p.
Ces deux ouvrages sont passionnants, ils étaient nécessaires et même attendus ; ils éclairent de multiples manières les rapports de Beckett à la philosophie cartésienne et post-cartésienne, et débouchent sur une vision synthétique de l’œuvre entière. Ils s’éclairent l’un l’autre, tant sont nombreux les ponts conceptuels entre Geulincx et Descartes, tant fut féconde la découverte de l’un et de l’autre par le jeune écrivain.
Le livre le plus ambitieux est sans doute celui de Bizub, fin spécialiste de Proust, auteur de deux livres érudits sur la fin de siècle et les rapports de Proust à la psychologie1. Ici, son projet semble plus simple : lire de très près le poème « Whoroscope » – face auquel la plupart des spécialistes ont baissé les bras, ou n’ont donné que des interprétations rapides et désinvoltes –, le prendre au sérieux, l’annoter systématiquement, afin d’y rechercher moins des sources inconnues que les prémisses d’un rapport ambivalent à Descartes et à la philosophie toute entière. C’est pourquoi Bizub peut conclure à bon droit ainsi : « Whoroscope a ouvert un champ d’investigation qui nous a permis de jeter un éclairage sur la fondation de l’œuvre beckettienne. Cet ouvrage inaugural, où certains voient le texte d’un épigone sous l’emprise de Joyce et d’autres un feu d’artifice linguistique un peu prétentieux et même agaçant, se révèle être une mine d’or pour saisir la naissance spontanée d’une esthétique. » (p. 283).
Sous la plume alerte de Bizub, c’est bien une “mine d’or” qu’on explore. Il ne se contente pas de revenir vers les sources connues. Il cite Lawrence Harvey, dont l’excellent Samuel Beckett, Poet and Critic 376(1970) – qui fut révisé par Beckett lui-même, et est donc doublement autorisé – parle des « Cartesian Beginnings » (p. 17, n. 2) (“Débuts cartésiens”) pour présenter un commentaire de plus de cinquante pages sur « Whoroscope ». Pourtant, il est clair qu’en dépit de la subtilité de Harvey, il restait un grand nombre d’obscurités à élucider dans ce poème. Plus récemment, Matthew Feldman a consacré une partie de son analyse génétique des carnets de Beckett aux rapports entre Descartes et Beckett2. Nous savons que Beckett avait travaillé sur Descartes à Trinity College, donc au moins une année avant de venir à l’École Normale Supérieure. Il s’y remit à l’ENS, aidé en ce travail par Jean Beaufret, qui lui avait prêté son exemplaire d’un recueil scolaire de morceaux choisis, Descartes : Choix de Textes3. Le fait que ce livre se fût retrouvé dans la bibliothèque de Beckett à sa mort indique son importance.
Or la lecture en profondeur que donne Bizub de « Whoroscope » – lu avec amour et passion, comme autrefois Roland Barthes annotait et déployait une nouvelle de Balzac dans S/Z – nous renvoie vers un autre livre, peu connu des Beckettiens : Descartes, le philosophe au masque, de Maxime Leroy, publié en 1929, juste au moment où Beckett se mit à composer son célèbre poème en moins d’une journée. Ce qu’apporta Leroy à Beckett était une vision critique et démystificatrice de Descartes, qu’il voit comme un penseur “masqué” qui dit rarement ce qu’il pense vraiment, surtout en matière de religion. Beckett s’inscrirait dans cette mouvance, car s’il semble bien avoir compris le “système” philosophique de Descartes, il s’intéresse surtout à ces minimes biographèmes qui contredisent ou subvertissent les idées reçues sur le fameux “rationalisme” du philosophe. Montant en épingle ses superstitions au sujet de sa date de naissance, son horoscope, sa famille, un amour d’enfance avec une petite fille aux yeux “louches” qui ne peut manquer d’évoquer Lucia Joyce, ses rapports troubles avec la reine Christine de Suède et, bien sûr, ces omelettes faites avec des œufs couvés plus de huit jours, Beckett s’ingénie à empiler des détails saugrenus qui vont faire achopper la constitution d’un fondement absolu du sujet.
377Si ces anecdotes ou faits divers biographiques montés en un véritable patchwork par Beckett viennent pour l’essentiel du petit livre de Mahaffy4 – qui avait introduit le jeune Beckett à la pensée de Descartes lors de ses études à Trinity –, Leroy l’aurait conforté dans ses tendances parodiques, l’incitant à lire Descartes à rebours, à le prendre par sa face cachée, à le saisir par son inconscient : un inconscient dont nous pouvons nous faire une idée avec ses rêves prémonitoires et ses multiples lubies.
C’est ainsi que « Whoroscope » nous mène par des chemins détournés à une des sources les plus importantes qu’on avait imputées à Descartes – et Bizub est excellent dans son analyse des velléités du philosophe d’établir son originalité à tout prix, puisqu’il ne reconnaissait publiquement aucun modèle – lorsqu’on arrive au « Fallor, ergo sum » de saint Augustin. Beckett fait ainsi avorter le système cartésien dès le départ. Un peu perversement, il s’intéresse à ses limites, à son hypocrisie, à sa quête aporétique d’une fondation pure. Ce sont des limites qu’il trouvera de manière encore plus évidente chez Geulincx. C’est ainsi que le dualisme cartésien de la matière et de l’esprit devient rapidement un vieux couple de clowns fatigués, quand ce n’est pas la tempête de « pets affirmatifs et négatifs d’où sont sortis et sortent toujours ces foireux aposterioris de l’Esprit et de la Matière » (Dsj, 56-57). La lecture patiente de Bizub nous fait suivre, dans ses multiples ramifications, la manière subtile de ce poème qui incarne l’impensé de Descartes en mettant en scène de manière assez dramatique, donc aussi théâtrale, ses hallucinations fièvreuses juste avant sa mort. Le temps est ainsi vectorisé, son issue ne se réduit pas à une omelette bien en chair où nagent des avortons à plumes – variation inattendue sur le balut des Laotiens, Cambodgiens et Vietnamiens : cet œuf en coque assez avancé pour qu’on reconnaisse l’oisillon, donnant un mets apprécié pour ses effets aphrodisiaques, ce qui ramène d’ailleurs vers la “putain” (whore) du titre en clin d’œil – mais elle se trouve quand apparaît la Mort : elle saisit le philosophe qui ne l’avait pas prévue dans son horoscope.
Le fait que Descartes eut attribué sa décision de devenir philosophe aux trois rêves violents qu’il fit dans la nuit du 10 novembre 1619 dans son “poêle” près de la ville d’Ulm suffirait à nuancer son “rationalisme”, un rationalisme qui devient la bête noire de Beckett. Bizub – qui cite souvent Alain Badiou, mais aussi Derrida et Foucault dans leur célèbre controverse 378sur le sens à donner aux thèmes du malin génie et de la folie dans les Méditations philosophiques – met aussi l’accent sur le fait que l’influence de Descartes se réduit peu à peu à la “torture du cogito”, point développé par Badiou dans une lecture philosophique qui réunit Descartes et Husserl.
Le livre de Bizub développe point par point les strophes et leurs réseaux intertextuels et, pourtant, il ne tombe jamais dans le travers de l’universitaire qui dispense son savoir. Sa plume alerte nous fait traverser l’œuvre entière plusieurs fois, passant par la pochade sur Jean du Chas, par Murphy, par le carnet de notes diverses intitulé lui aussi « Whoroscope », avant de déboucher sur une extraordinaire discussion des « godillots » (p. 246-254) cachés ou exhibés dans Eleutheria et En attendant Godot, pour aller vers les piétinements boueux de Comment c’est. Bizub n’évite pas certaines erreurs qu’il sera facile de corriger : l’indépendance de l’Irlande ne date pas de 1915 comme il est dit (p. 36), mais de 1921. Joyce ne vise pas à créer un « dialogue avec de grands penseurs » (p. 37) dont il traduirait la vision du monde par son écriture. Beckett ne voit pas l’œuvre de Joyce comme évoquant un Paradis, tandis que lui préfère son Enfer (p. 164 et 284), car, comme on nous le rappelle (p. 38-39), c’est le côté “purgatorial” de l’écriture de Joyce qui touche Beckett, c’est-à-dire son infinie progression dans la germination des mots, sans atteindre aucun Ciel.
Autant Bizub est excellent sur le côté religieux de Proust – dont les épiphanies sont toutes décrites par Beckett selon un vocabulaire religieux –, autant il est dangereux de rabattre cet aspect sur l’esthétique du dernier Joyce. C’est là qu’une distinction importante s’imposait : s’il est certain que Joyce a forcé Beckett à s’intéresser à l’œuvre de Vico, on ne peut oublier que Vico était foncièrement un anti-cartésien. Vico a passé son temps à récuser le modernisme scientifique de Descartes au nom des mythes, des poèmes et des documents historiques qui perdurent dans la littérature. On ne peut oublier que Beckett s’est aussi battu contre ce paradigme-là, et pas seulement contre le “monstre” de la toute-puissance verbale. C’est pourquoi le seul moment où je ne suis pas tout à fait convaincu par une lecture précise concerne les vers 8-10 de « Whoroscope », interprétés comme évoquant « un marin qui se déplace sur le pont d’un navire avec un sac de pommes de terres sur l’épaule en dirigeant ses pas en sens inverse de l’orientation du vaisseau. S’il avance dans le sens opposé de celui du bateau et à la même vitesse, le mouvement n’existe plus ! » (p. 52). Ceci glose les vers assez obscurs :
379We’re moving he said we’re off—Porca Madonna !
the way a boatswain would be, or a sack-of-potatoey charging Pretender.
That’s not moving, that’s moving. (CPo, 1)
Les annotations du poème renvoient au passage célèbre des Principes de la philosophie (XIII), condensant ce que Beckett nomme « sophistry » (CPo, 5) (“sophisme”) de Descartes, qui tente d’appliquer et de récuser à la fois les thèses de Galilée. Un homme qui est sur un bateau ne perçoit pas le mouvement du vaisseau, tandis que ceux qui l’observent de la rive le voient parfaitement. Mais dans cette non-perception se glisse toute une anthropologie des passions, un traité des émotions. Pour Descartes aussi, « les extrêmes me touchent », pour citer le bon mot de Gide5. Bref, nous sommes passés ici, insensiblement, de la physique du mouvement chez Descartes à l’éthique de la liberté paradoxale exposée par son disciple Arnold Geulincx. Par un effet d’anachronisme presque délibéré, Bizub nous a fait pénétrer dans l’univers bien différent du penseur flamand, dont une des propositions qui ravissait Beckett consiste en ceci :
Sur un navire qui file vers l’Ouest, rien n’empêche la passager de marcher vers l’est. Ainsi, même si le monde est porté par la volonté de Dieu, charrié par elle dans un élan irrésistible, rien ne nous empêche pour notre part de refuser cette volonté au terme d’une réflexion libre et pleinement nôtre6.
Ceci est repris dans Molloy, quand le narrateur pense à Geulincx :
Moi j’avais aimé l’image de ce vieux Geulincx, mort jeune, qui m’accordait la liberté, sur le noir navire d’Ulysse, de me couler vers le levant, sur le pont. C’est une grande liberté pour qui n’a pas l’âme des pionniers. Et sur la poupe, penché sur le flot, esclave tristement hilare, je regarde l’orgueilleux et inutile sillon. Qui, ne m’éloignant de nulle patrie, ne m’emporte vers nul naufrage. (Mo, 67)
Effectivement, comme disait le poète, « that’s not moving, that’s moving ! » (CPo, 1). Si l’on peut, de plus, imaginer ce sillage comme un wake, ce passage à l’envers – cette traversée rétrospective, le dos tourné à la destination – peut aussi figurer le long “adieu” de Beckett à Joyce ou, du moins, à sa posture héroïque encore incarnée par l’artiste quasi divin, encore possible avant-guerre, mais invalidée depuis.
380Le compendium de textes offert à notre attention par Nicolas Doutey est remarquablement riche, équilibré et condensé : nous trouvons la traduction française des pages latines copiées, souvent deux fois, et dactylographiées par Beckett, à partir des œuvres principales de Geulincx, et puis tout un appareil critique à plusieurs voix. Une telle polyphonie de voix et de points de vue était nécessaire, car quiconque se met à lire de près les textes de Geulincx réalise à quel point ils sont fascinants, mais aussi obscurs et contradictoires. Ce passage précis va donc être commenté par Matthew Feldman (p. 196), mais il avait été discuté par Anthony Uhlman qui, le premier, avait eu l’excellente idée de rassembler et de présenter les passages de Geulincx copiés par Beckett dans Arnold Geulincx’s Ethics with Samuel Beckett’s Notes7. J’ai aussi trouvé excellente l’idée de demander à un philosophe qui ne parle pas de Beckett de conclure par une évaluation de l’importance de Geulincx. C’est ce qu’a fait Thomas Dommange dans un essai admirable, « Geulincx ou la mécanique de l’ineffable », où il est question de “pantins” et de “grâce”. L’on perçoit en quoi la pensée de Geulincx – qui admet que tout arrive par la volonté de Dieu, même si nous pouvons croire un moment à la possibilité de s’y soustraire – est moins une pensée de l’impuissance et du non-savoir (ce qui est aussi le cas) qu’une pensée du miracle permanent. Geulincx nous amène à nous désapprendre de nos certitudes, même en ce qui concerne le moindre de nos mouvements, puisque nous ne savons pas vraiment comment il se peut que notre volonté fasse agir nos doigts ou nos jambes. Si donc nous devenons des “pantins” de Dieu – si le principe de causalité n’a plus cours –, alors chaque minute de notre vie se charge de “grâce” – et Geulincx annonce la pensée de Kleist sur les marionnettes.
Ceci avait été exploré il y a quelques décennies par Alain de Lattre dans un ouvrage marquant sur l’Occasionnalisme8, une philosophie aussi dérangeante et surprenante que l’immatérialisme de George Berkeley : Beckett n’a pu manquer d’être frappé par les nombreux parallèles entre leurs théories de la perception et de l’action réparatrice d’une discordance humaine procurée par Dieu, afin de faire tenir le monde de manière cohérente. La richesse des commentaires croisés des auteurs 381rassemblés par Doutey est telle que je ne puis que recommander aux Beckettiens de lire de très près l’ensemble de ces essais, l’un de 1993, les autres plus récents.
Ce qui va m’intéresser ici est un problème de traduction. Beckett semble adorer le « beau belgo-latin » (Mu, 153) des textes de Geulincx, ou s’en moquer dans des lettres ; toujours est-il que s’il est facile de transformer le principe cartésien de “cogito ergo sum” (la seule “idée reçue” que Flaubert note à propos de Descartes) en son inverse, qui met l’accent sur le non-savoir – ce qui donnerait un nescio ergo sum pour Geulincx –, en revanche, il est plus difficile de rendre la maxime centrale de l’Éthique de Geulincx : Ubi nihil vales, ibi nihil velis. Lorsque le narrateur de Murphy la cite à son tour, il la glose ensuite de cette façon : « Mais il ne suffisait pas qu’il ne voulût rien là où il ne valait rien […]. » (153). Or je remarque que cette même maxime, le « premier Axiome de l’Éthique » (p. 103), est toujours rendue par : « Là où tu n’as aucun pouvoir, garde-toi aussi de vouloir […]9. » Faut-il donner au verbe valere son sens latin premier, celui d’« avoir du pouvoir » – marqué par les concepts de santé, de force et de puissance – ou bien son sens plus moderne, donc plus belge que latin, de « valoir » quelque chose (ou rien) ? En ce cas, la maxime devrait s’entendre comme : Là où tu ne vaux rien, tu ne voudras rien. Mais le je ne sais rien n’est pas si loin. On ne peut s’empêcher de penser aux méditations du dernier Foucault sur le rapport presque réversible du savoir au pouvoir… Il faut croire que Geulincx avait déjà balisé ce terrain sémantique assez miné. C’est sans doute pourquoi Beckett ne pouvait s’empêcher d’admirer son “culot” philosophique10, quand il cite cette remarque qui sera à l’origine d’une de ses allégories les plus connues, l’histoire “drôle” du tailleur dans Fin de Partie : « Ai-je le corps et l’âme défaillants, et une intelligence de quelque valeur ? Je serai tailleur. » (p. 115). On n’échappe donc pas à la philosophie pré- ou post-kantienne de Sartor Resartus.
Jean-Michel Rabaté
382Sigles et éditions cités
CPo |
Collected Poems in English and French. New York, Grove Press, 1977. |
Dsj |
Disjecta. London, John Calder, 1983. |
Mo |
Molloy. Paris, Minuit, 1951. |
Mu |
Murphy. Paris, Minuit, 2009. |
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Beckett/Philosophy. Matthew Feldman and Karim Mamdani (dirs.). Sofia, University Press « St. Klimrnt Ohridski », 2012. 323 + xvi p.
Ce volume collectif11 n’est certes pas le premier, ni sans doute le dernier ouvrage consacré aux rapports que l’œuvre de Beckett entretient avec la philosophie. Matthew Feldman et Karim Mamdani, les éditeurs de celui-ci, en sont bien conscients. Il ne serait même pas exagéré de dire que c’est la conscience qu’ils en ont qui les a incités à rassembler cette quinzaine de textes (presque tous publiés déjà en 2011 dans la Sofia Philosophical Review), écrits, pour la plupart d’entre eux, dans un esprit réellement différent de celui qui a donné lieu à un nombre impressionnant d’articles et d’études sur le même sujet.
Mais quel sujet, au juste ? La question n’est pas si vaine qu’on pourrait le croire. Dans un texte liminaire précieux, une sorte de “vue générale” sur la question12, Matthew Feldman a beau jeu de passer en revue, non sans une légère ironie quelquefois, les différents types d’ouvrages portant sur les rapports que cette œuvre singulière entretient – ou est censée entretenir – avec la philosophie : Beckett and Philosophy13, The Philosophy of Samuel 383Beckett14, Waiting for Death : The Philosophical Significance of Beckett’s “En attendant Godot15”, Samuel Beckett and the Meaning of Being16, « Beckett and the Philosophers17 », « Beckett et les bonnets carrés18 », « Philosophical Fragments in the Works of Samuel Beckett19 », etc. On n’en finirait pas d’énumérer ces livres, ces études, ces allusions, surtout si l’on s’avisait d’ajouter à cette interminable liste celle des essais portant sur le lien supposé entre Beckett et tel philosophe ou telle philosophie (Heidegger, Wittgenstein, l’existentialisme, la phénoménologie, le bouddhisme, etc.), voire les études que quelques philosophes (et non des moindres) ont consacrées à Beckett (Adorno, Deleuze, Badiou, etc.). On pourrait donc s’étonner, voire hausser les épaules (“Encore un !”), à la lecture du seul titre de ce volume, Beckett/Philosophy.
Ce titre est pourtant remarquablement modeste et intelligent. Modeste, parce que le “slash” refuse à l’évidence de prendre parti sur la nature du lien ou du rapport de Beckett avec la philosophie, ou de la philosophie avec Beckett, ou encore de “l’influence” (un mot que le volume soumet très rigoureusement à la question) que la philosophie a pu avoir sur Beckett. Modeste encore, parce qu’il semble prendre acte de la prolifération de textes qui pourraient lui être opposés comme autant d’arguments en faveur de l’abstention. Modeste enfin, et surtout, parce que presque tous les articles (mais pas tous, j’y reviendrai) évitent de succomber à la tentation herméneutique (dire de Beckett ce qu’il “veut” dire), le pari des éditeurs semblant être qu’on peut (et sans doute qu’on doit) parler de Beckett et de philosophie, sans la volonté systématique d’en dire le sens.
Dans quel esprit ces textes ont-ils été conçus, puis rassemblés ? Il me semble que la réponse tient en un mot qui, même s’il n’est nulle part prononcé, rend un compte exact de la démarche de Matthew Feldman et de Karim Mamdani : c’est le mot archéologie. Avant même 384la “vue d’ensemble” (overview) du problème, Feldman précise, dans son introduction, que les études du recueil se sont donné comme objectif de préciser les conditions dans lesquelles la philosophie est venue interférer, de façon à l’évidence féconde, dans le développement et la mise en place des moyens d’expression d’un écrivain qui devait finir par obtenir le Prix Nobel de littérature20. Comment cela est-il arrivé ? Eh bien, en partie parce que Beckett a forgé son langage, sa pensée, sa poétique, sans rien renier des inquiétudes ou des curiosités nées de ses lectures philosophiques. C’est cette part de la genèse que le recueil se propose non pas exactement de reconstituer (sur ce point aussi, l’entreprise est modeste) mais d’évoquer, à partir de quelques exemples, certains relativement connus, d’autres plus inattendus.
L’intelligence rejoint ici la modestie. Car c’est une entreprise réellement intelligente que celle qui consiste à mettre à la disposition des critiques, ou des commentateurs, ou des interprètes, ou des metteurs en scène, ou des traducteurs (autant de personnes qui doivent se soucier de la manière dont le texte qu’ils ont en main s’est constitué), tous les ingrédients qui entrent dans sa composition, et toutes les étapes – on serait tenté de dire toutes les strates – de son élaboration.
Ce que montre à l’évidence le recueil, c’est que le souvenir des lectures de textes philosophiques que Beckett a effectuées au début de sa carrière ont joué, dans la suite de l’œuvre – c’est-à-dire en fait, sur la construction de cette œuvre –, un rôle absolument déterminant. Il serait évidemment dangereux et probablement restrictif de ramener à une idée ou à une formule la démarche des auteurs, et spécialement celle de Matthew Feldman, dont les propositions sont toujours très nuancées, mais s’il fallait donner une idée de l’orientation globale du recueil dans lequel il occupe lui-même une place de premier plan, on pourrait dire que son propos vise en gros à établir les conditions dans lesquelles – et les outils au moyen desquels – Beckett a transformé en littérature le matériau philosophique qu’il a choisi très tôt de faire entrer dans le corps même de son œuvre21.
385On comprend du coup que l’affaire de Feldman, pas plus d’ailleurs que celle de la majeure partie des auteurs du volume, ne soit pas d’évaluer, encore moins d’établir ou de prouver, l’influence de tel philosophe sur Beckett. Et lorsque le mot influence surgit malgré tout, ici ou là, il ne faut pas l’entendre tout à fait au sens habituel. Lorsque Erik Tonning, par exemple, réévalue à la fin de son étude sur Beckett et Schopenhauer la question de “l’influence” de celui-ci sur celui-là, arguant que l’on n’a fait jusqu’ici qu’aborder très superficiellement la question, puisqu’on ignorait certains faits importants : ceux qui, précisément, permettraient de reconstituer la manière dont Beckett l’avait lu, dans quelles conditions il l’avait fait, et quels composants il avait pu en retenir pour écrire ses livres. Tant que cette archéologie n’a pas été entreprise (Tonning donne la biographie de Knowlson comme le point de départ de la possibilité de cette réévaluation), rien de solide ne peut être dit du rapport entre Beckett et Schopenhauer22.
L’étude sur Beckett et Bergson, que signe David Addyman, procède un peu de la même manière. Sans revendiquer explicitement une démarche archéologique, Addyman constate, pour commencer, que si de très fréquents rapprochements ont été effectués entre les deux œuvres, aucun effort réel n’a jamais encore été entrepris pour dépasser ce réflexe comparatif et établir les bases solides d’une éventuelle relation23. Comment parler sérieusement d’influence, demande-t-il, quand on ne sait même pas clairement quand Beckett a lu Bergson24 ?
386C’est ainsi que fonctionnent en réalité la plupart des articles de ce recueil, qui est donc construit d’une manière très cohérente sur le souci d’établir fermement les faits qui ont permis à l’œuvre de s’édifier en référence, plus ou moins ouverte, à telle ou telle philosophie. Outre des articles sur Schopenhauer et Bergson, on trouvera dans ce volume des études, menées dans le même esprit, sur Vico (par Donald Verene) ; sur la philosophie grecque antique (par Peter Fifield) ; sur Leibniz (par Chris Ackerley) ; sur Berkeley (par Steven Matthews) ; sur Geulincx (et Kleist !) (par David Tucker) ; sur Kant (par Peter Murphy) ; sur Fritz Mauthner – il s’agit ici de philosophie du langage (par Dirk Van Hulle) – et, bien sûr, sur Samuel Johnson (par Emilie Morin).
Il convient d’ajouter à ces études celle que Matthew Feldman consacre à Wilhelm Windelband, philosophe auquel Beckett est certes redevable de la coloration nominaliste de nombre de ses textes, mais aussi et surtout, historien de la philosophie. Cette étude25 est en vérité très précieuse, car elle vient en appui de l’une des thèses principales du livre, selon laquelle la connaissance que Beckett pouvait avoir des philosophes était très souvent de seconde main. Feldman rappelle, en effet, que les premières lumières que Beckett a sans doute eues sur Geulincx, sur Berkeley, sur Leibniz, etc., c’est dans les écrits de Windelband qu’il les a trouvées.
De ces travaux d’inspiration plus ou moins archéologique, Feldman se risque à tirer quatre points forts, auquel le volume donne en effet une grande vraisemblance. Premier point : la culture philosophique de Beckett s’est constituée très tôt ; Feldman la date en gros de son séjour parisien. Toute – ou presque toute – l’affaire philosophique s’est jouée pour Beckett disons entre 1928 et la fin des années Trente. Second point : cette culture est effectivement le plus souvent une culture de seconde main, et le livre dans son ensemble apprend beaucoup de choses au lecteur sur ces passeurs. Windelband est l’un d’entre eux, bien sûr, mais, troisième point : le plus illustre d’entre eux est sans conteste Joyce lui-même, par qui Beckett a eu d’abord accès à Vico, avec les conséquences que l’on sait. Le dernier point est, à mes yeux, le plus important, et de loin : toutes ces références ont toujours fonctionné pour Beckett comme des incitations à la création littéraire.
Ce qui ressort à la lecture de ces essais en effet, c’est que jamais la philosophie – ou une thèse philosophique particulière – n’a été pour Beckett suffisamment forte ou importante pour être prégnante, jamais 387elle n’a été un propos, jamais elle n’a constitué une intention – en aucun cas elle ne saurait fournir une clef à sa lecture, encore moins aider à dire son sens. La philosophie est un des matériaux dont l’œuvre est faite, d’une manière qui n’est peut-être pas si différente que cela des souvenirs et allusions autobiographiques dont l’œuvre fourmille, sans qu’on puisse dire évidemment qu’ils l’expliquent. Là est sans doute l’apport essentiel du livre de Matthew Feldman et de Karim Mamdani.
Il s’agit donc d’un livre non pas seulement utile mais précieux qui témoigne, de la part des contributeurs, d’un travail et d’une patience impressionnants, qui met en œuvre une solide érudition et fournit donc, non seulement des faits, des informations, des sources précises, mais s’emploie à asseoir, discrètement sans doute mais décidément, quelques principes méthodologiques fermes, dont le plus important est probablement celui qui tient que la question du sens de l’œuvre ne peut se résumer à l’élucidation ou au commentaire d’un lien avec un texte philosophique ou à la lecture d’un philosophe précis ; et que cette question ne saurait de toute façon être abordée, avant que soient établis clairement un certain nombre de faits – ou pour le dire autrement, reconstituée l’archéologie du lien en question.
C’est parce que ce principe se confirme, et que l’évidence de son bien-fondé se renforce au fur et à mesure de la lecture, que la dernière partie du volume est moins convaincante. Les trois dernières études diffèrent incontestablement de ton, de propos, d’esprit, de ces essais plus ou moins archéologiques. Non qu’ils soient inintéressants ; mais ils relèvent d’une autre logique. Et ils donnent aussi le sentiment d’une moins grande urgence. La question de l’abstraction, par exemple, dont traite Lotta Palmsteirna Einarsson (« Beckett and Abstraction »), est réellement importante ; mais outre qu’elle n’est pas tout à fait nouvelle26, elle donne l’impression – précisément parce que l’auteur met l’accent sur une visée phénoménologique de Beckett – d’être un peu en porte-à-faux par rapport aux principes sagement posés par Feldman au début du volume27. Et l’on serait tenté de dire la même chose des deux derniers textes : celui de Kathryn White – même si son objet est « la forme de la philosophie de 388Beckett » – est bien près de mériter les remarques un peu ironiques des éditeurs sur ces critiques qui pensent pouvoir dire le sens à partir d’une grille plus ou moins philosophique. Quant au texte de Mireille Bousquet (« Beckett and the Refusal of Judgment : The Question of Ethics and the Value of Art »), il aborde, lui aussi, un point essentiel ; mais c’est grâce à des références philosophiques (Deleuze, Cavell, Weller) ou poétiques (Meschonnic) que l’auteur s’emploie à définir la position de Beckett en la matière, et Karim Mamdani voit, dans ce dernier essai, une interprétation philosophique de l’œuvre de Beckett28 – ce dont les auteurs de la première partie du recueil semblent s’être décidément abstenus.
Un dernier regret (il est tout personnel) : Feldman signale, à juste titre, dans son « Introduction », des allusions importantes de Beckett à Malebranche (par exemple, dans L’Image ou dans Comment c’est), dont le souvenir rôde encore dans des textes comme Mal vu mal dit, et même jusque dans les “Pièces pour la télévision”. Il est dommage que le volume ne contienne pas une étude sur Malebranche qui a été, pour Beckett, une source féconde. Mais c’est sans doute trop demander. Le volume est déjà très riche et la méthode archéologique n’en est encore, en cette matière, qu’à ses débuts. D’autres études suivront celles-ci. On l’espère en tout cas.
Bruno Clément
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Modernism/Modernity, vol. 18, no 4 : “Beckett out of the Archive”, November 2011. Peter Fifield, Bryan Radley et Lawrence Rainey (dirs.). Baltimore, Johns Hopkins UP. 268 p.
Ce numéro dense et riche de Modernism/Modernity – revue interdisciplinaire issue de la Modernist Studies Association (MSA) – a pour thème 389Samuel Beckett et l’archive. S’y trouvent rassemblés des articles issus d’un colloque s’étant tenu à York en juin 2011, des entretiens avec J. M. Coetzee, John Banville et Barbara Bray (que Beckett fréquentait depuis les années Soixante), des traductions inédites ou tombées dans l’oubli d’extraits de “Peintres de l’empêchement” et du “Concentrisme” (précédemment compilés dans Disjecta, Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment) ainsi que des recensions d’ouvrages. Comme le remarque d’entrée Peter Fifield, l’un des éditeurs du volume, la publication récente et à venir d’une partie de la correspondance de l’écrivain, de ses journaux intimes, de fragments encore jamais publiés ni en anglais (c’est le cas du “Concentrisme”) ni en français (le premier tome de la correspondance vient seulement de paraître aux éditions Gallimard) explique le regain critique actuel autour du “canon gris” (grey canon) dénommé ainsi par Stanley E. Gontarski29. Le retour en grâce de la figure de l’auteur justifie également l’intérêt nouveau pour les notes de travail et les dessins griffonnés dans les marges – comme sur des étiquettes de whisky – que la figure imposante de l’écrivain retranché derrière son œuvre “finie” avait relégués au rang de simples anecdotes. À la richesse du matériau exhumé ou en passe de l’être, s’ajoute la dimension archivale propre au texte canonique : que l’on songe au travail d’auto-enregistrement de Krapp dans La Dernière Bande ou aux carnets de Malone, l’archive et son exploitation occupent une place centrale dans l’œuvre. L’acte qui consiste à récupérer ou recycler les textes au rebut fut encouragé par Beckett lui-même. C’est ainsi qu’il conseilla à Shivaun O’Casey, qui souhaitait mettre en scène D’un ouvrage abandonné de faire lire le texte par un archiviste boiteux qui l’aurait retiré d’une poubelle placée au centre de la scène (p. 67730).
On comprend pourquoi le geste qui promeut l’archive au rang de pépite réitère l’entreprise de valorisation du déchet et de l’insuccès propre à l’œuvre. L’archive et l’écriture de Beckett partagent, semble-t-il, la même ambivalence à l’égard des restes et autres fragments. Le rapport de l’auteur à ses propres manuscrits est à ce titre significatif. L’article de Mark Nixon révèle que Beckett fit don de nombreux manuscrits et archives personnelles aux universités de Reading et Trinity College après avoir été victime d’un escroc américain, qui avait tiré grand profit des manuscrits de The Unnamable, Acts Without Words 1 ou encore Krapp’s Last Tape, achetés 390pour une bouchée de pain à un Beckett ignorant leur valeur véritable sur le marché, et que celui-là avait revendus à prix d’or à un collectionneur (T. E. Hanley), ou directement à l’université d’Austin. Les recensions en fin d’ouvrage des livres de Mark Nixon, Publishing Samuel Beckett et de Stephen Dilks, Samuel Beckett in the Literary Market Place, témoignent en tout cas d’un débat passionné autour du statut commercial et moral des archives Beckett. Dirk Van Hulle, autre grand archiviste beckettien (il dirige avec Nixon le Samuel Beckett Digital Manuscript Project), commente le statut ontologique ambigu de l’archive contemporaine, tendue entre achèvement et inachèvement. Aux termes introduits par Raymonde Debray-Genette en 1979 – à savoir l’exogénèse (appropriation et sélection des sources externes) et l’endogénèse (incorporation des sources exogénétiques dans les manuscrits) –, Van Hulle ajoute celui d’épigénèse pour décrire la façon dont des éléments postérieurs à la publication génèrent un renouvellement du texte beckettien (autotraduction, mise en scène, etc.). L’autre article généticien du numéro est celui de C. J. Ackerkey qui souligne l’aide précieuse que peut représenter l’étude des manuscrits pour le commentateur (il a annoté Murphy en 2004, et Watt en 2010). Il donne ainsi l’exemple de pauses dans le processus de composition qui sont retranscrites textuellement dans le texte final, à l’instar de la phrase “tant pour le moment” qui, dans Comment c’est correspond à une interruption de l’écriture dans le manuscrit. De même, les changements de lieu, de temps, voire d’encre influent sur l’action narrative de manière parfois insoupçonnée.
Lois More Overbeck, l’une des éditrices de la correspondance, modère toutefois l’enthousiasme soulevé par ce grand déballage des sources, en rappelant que nous ne disposons pas encore d’un corpus archival stable, et que celui-ci ne nous offre, nécessairement, qu’une vision partielle de l’écrivain au travail. Ainsi, le décalage entre le moment vécu et le moment épistolaire est encore accru par l’éloignement dans le temps, l’espace et l’expérience de Beckett et ses commentateurs, inévitablement confrontés à l’illusion rétrospective. Sans parler des contradictions internes aux archives elles-mêmes, comme le montre Overbeck dans son article portant sur l’attitude de l’écrivain concernant la mise en musique de ses textes. Établir une histoire cohérente de l’œuvre paraît à tout le moins idéaliste, sinon impossible. Conscients des écueils nombreux que représente l’archive, la plupart des auteurs du volume font assaut de précautions méthodologiques et critiques. Une minorité, en revanche, prend prétexte du sujet 391pour aborder des textes ou des thèmes dont le lien avec l’archive demeure assez ténu (tel l’article de Ulrika Maude), quand elle ne se contente pas de repérer dans la correspondance ou les manuscrits la récurrence de tel ou tel motif pour justifier sa prégnance dans l’œuvre (par exemple, Linda Ben-Zvi). C’est faire fi précisément du statut problématique de l’archive, et restreindre l’interprétation des textes publiés à leur congruence éventuelle avec un matériau génétique ou biographique qui leur préexiste. Contre une vision purement instrumentale et popperienne de l’archive comme critère ultime de réfutabilité, Rabaté, Fifield ou Gibson n’hésitent pas à questionner l’emballement archival pour souligner les limites de toute entreprise de validation de l’œuvre et de ses interprétations au moyen des seuls manuscrits et correspondances. Spécialistes de l’archive et “théoriciens pragmatiques” (pour reprendre la formule de Rabaté) font, dans l’ensemble, un usage d’autant plus passionnant de l’archive qu’ils la désacralisent.
Ainsi l’article de Jean-Michel Rabaté, consacré aux lectures kantiennes de Beckett, s’ouvre par une méditation amusée sur les bons et les mauvais usages des archives. Que peut-on en extraire que l’on ne sache déjà, et à quel moment peut-on s’émanciper de leur tutelle pour revenir aux textes eux-mêmes ? C’est à ces deux questions théoriques essentielles, sous-tendues par le titre du volume (out of the archive), qu’il répond par l’illustration de sa propre démarche critique. L’examen des lettres et carnets lui fournit, dans “Three Critiques”, l’occasion de repenser les liens complexes qui unissent philosophie et littérature chez Beckett, éthique et esthétique. La démonstration est d’autant plus convaincante que Rabaté puise avec érudition dans les archives beckettiennes sans s’interdire de les quitter pour discuter les interprétations philosophiques contemporaines de l’œuvre et multiplier les approches. Les liens entre philosophie et littérature sont également au cœur de l’article de David Addyman et Matthew Feldman consacré aux notes prises entre 1932 et 1933 par Beckett sur l’ouvrage de Wilhelm Windelband, A History of Philosophy, source majeure des références à la philosophie grecque et moderne dispersées dans les textes de l’écrivain irlandais. L’analyse des notes révèle, certes, qu’une grande part de son savoir philosophique est de seconde main, mais surtout qu’au milieu de pans presque entièrement recopiés verbatim, les omissions de certains passages de A History of Philosophy en disent long sur les choix philosophiques (notamment le nominalisme et le scepticisme) de Beckett, opposés à l’axiologie néo-kantienne de Windelband. Ici 392l’archive, par l’entremise des partis pris sélectifs du jeune copiste, pallie les silences ou les dénégations de l’auteur sur sa formation intellectuelle (on se souvient qu’il déclara à Gabriel D’Aubarède : « Je ne lis jamais les philosophes ; je ne comprends rien à ce qu’ils écrivent31. »). Le rejet des valeurs transcendantales de Windelband se vérifiera d’ailleurs dans les fictions ultérieures qui approfondiront le travail de sape et de distorsion des systèmes métaphysiques amorcé dans les notes.
Ainsi que la polysémie de son titre original Samuel Beckett out of the Archive (“Beckett sorti des archives”) le laisse entendre, ce numéro Beckett de Modernism/Modernity oscille, parfois au sein d’un même article, entre célébration et circonspection à l’égard de l’archive. La profusion de nouvelles sources pour la critique justifie plus que jamais la nécessité de ne pas s’en tenir à une interprétation unique de l’œuvre mais, au contraire, invite à multiplier les approches. Le temps des oppositions virulentes entre historiens et théoriciens de l’œuvre de Beckett semble désormais passé, mais la menace d’un discours historiciste et matérialiste hégémonique continue de planer après la fin du “critical turn”. Contre ce risque, Andrew Gibson lance un avertissement salutaire :
Pour finir, et malgré toute la puissance du matériau historique et archival exhibé dans ces pages, il convient d’accorder une place prépondérante à la philosophie ou à la théorie critique dans les études beckettiennes, parce qu’au final, ce sont les œuvres et non les archives qui nous intéressent, et que les œuvres relèguent l’histoire et l’archive à l’arrière-plan. Cela ne signifie pas que l’histoire et l’archive doivent être traitées elles-mêmes comme des abstractions, mais plutôt que nous avons besoin de comprendre la logique qui sous-tend ce processus de soustraction opéré par Beckett, ainsi que la complexité, l’élégance désolée, l’inventivité, et l’intelligence des moyens qu’il mobilise à cette fin. Jusqu’ici la théorie critique a fait de son mieux, et il est probable qu’elle poursuive dans cette voie. La question qui se pose aux spécialistes de Beckett sera de savoir, en fin de compte, quand et comment ils pourront réintroduire la théorie comme nécessaire complément à leur démarche matérialiste, et quelle forme exactement celle-ci prendra à son retour. (p. 927)
Stéphanie Ravez
393Sigle et édition cités
CSPr |
The Complete Short Prose : 1929-1989. New York, Grove Press, 1995. |
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Dictionnaire Beckett. Marie-Claude Hubert (dir.). Paris, Champion, « Dictionnaires et références ; 21 », 2011. 1199 p.
Un guide rassemblant les données indispensables pour aborder l’œuvre paraît particulièrement nécessaire dans le cas de Beckett, dans la mesure où celle-ci est singulièrement riche en allusions intertextuelles (littéraires et philosophiques32), marquée par un raffinement extrême dans son élaboration formelle et, enfin, lourde de sa portée humaine. Un tel dictionnaire offre à la production universitaire un certain cadrage : il permet de donner un départ aux étudiants et aux jeunes chercheurs, et d’éviter l’insistance sur des poncifs – que ce soit par le biais d’un lyrisme d’emprunt, ou de l’insistance sur les thèmes rebattus de l’“ouverture”, du “brouillage des frontières”, ou de la “destruction du sens”… – qui restreignent abusivement la portée de l’œuvre, font entrave à la réflexion, et peuvent même rendre certaines études périmées avant même qu’elles soient publiées.
Les lecteurs anglophones de Beckett disposent, depuis une dizaine d’années, du Companion to Samuel Beckett édité par Chris Ackerley et Stanley Gontarski simultanément chez Faber & Faber (au Royaume Uni) et chez Grove Press33 (aux États-Unis). Cependant, un tel ouvrage manquait en France : un état de fait paradoxal, pour une œuvre qui se déploie presque intégralement dans les deux langues. À ce manque, le Dictionnaire Beckett, dirigé par Marie-Claude Hubert, apporte une précieuse réponse. Il fait partie d’une série de tels “dictionnaires” en cours d’élaboration chez Champion, 394et consacrés à des auteurs comme Diderot, Rousseau, Stendhal, Proust et Sartre, pour n’en nommer que quelques-uns.
Puisqu’il s’agit d’un ouvrage de 1197 pages – réunissant environ 500 notices, et faisant donc le double du Companion –, notre recension ne saurait guère rendre compte de la totalité des pistes qui y sont offertes34 : notre regard sera nécessairement sélectif. Toutefois, afin de mettre le Dictionnaire en perspective, nous ferons, à l’occasion, des comparaisons avec son équivalent anglophone.
Beckett paraît davantage étudié dans le milieu universitaire anglophone qu’en France, et on note une assez grande résistance de ce dernier à prendre en compte les travaux français. Au vu de ce déséquilibre, on ne peut que se réjouir de trouver, réunis dans ce volume, un nombre considérable de chercheurs et spécialistes francophones et anglophones, ce qui permet à cet ouvrage d’offrir un vaste panorama, avec des perspectives diversifiées.
Les notices de ce volume se répartissent utilement selon les catégories : les œuvres, les grands thèmes esthétiques, philosophiques et théologiques ; les sources qui ont marqué l’œuvre. On y trouve également une bibliographie internationale.
diversité des notices35
Notons, pour commencer, que le Dictionnaire apporte une foule d’éléments biographiques. Le monde des personnes ayant entouré Beckett y trouve sa place. Des membres de la famille : sa mère May, son père William, son frère Frank, son cousin et pianiste John. Nous parcourons les lieux fréquentés par Beckett : partant de Foxrock, pour aller à *Berlin – qu’il connut dans les années Trente –, puis à Roussillon et à Saint-Lô, pour la période de la guerre ; époque dont l’étude se prolonge dans *Engagement et *Résistance. La notice sur Paris permet d’identifier quatre périodes de la vie de Beckett : celle de l’École Normale Supérieure (1928-1930), l’époque où Beckett retrouve Joyce (1932), et celle après le voyage en Allemagne, à laquelle sa fuite de la Gestapo mit un terme ; enfin, son installation définitive, à partir de 1946.
395Nous retrouvons des amis de premier plan comme Geoffrey Thompson – qui adressa Beckett à Wilfred Bion pour une psychanalyse, en 1934, et aux côtés duquel il visita l’asile de Bethlem –, Thomas MacGreevy, avec lequel Beckett entretenait une correspondance considérable et de la première importance – Georges Pelorson36 et Alfred Péron, amis des années Vingt. La présence du docteur *Arthur Darley – que Beckett connut à l’hôpital de Saint-Lô, et qu’il évoque dans son poème « Mort de A. D. » (P, 20) et dans Soubresauts – est tout à fait appréciable. L’attribution du Prix Nobel est traitée, mais malheureusement de manière plus cursive que dans le Grove Companion. On trouve d’autres personnalités, avec qui Beckett eut des échanges à Paris : le philosophe Jean Beaufret, qu’il connut à l’ENS, et Nancy Cunard, amie et fondatrice de la maison d’édition qui initia le concours auquel Beckett présenta sa première œuvre : son poème « Whoroscope ».
L’univers du théâtre est représenté, entre autres, par l’acteur *Pierre Chabert. Auteur d’un certain nombre de notices du Dictionnaire, le volume est dédié à cet acteur et metteur en scène – à la carrière internationale – qui collabora étroitement avec Beckett. Les mises en scène des premières pièces par Roger Blin, sont décrites. Des notices évoquent *Walter Asmus, qui travailla avec Beckett, dans les mises en scène au Schiller-Theater de Berlin, de 1975 à 1989, et *Herbert Blau, qui fit connaître En attendant Godot aux Américains, dès 1957. On découvre, aussi – absents du Grove Companion –, les acteurs *Jean-Marie Serreau, et *Delphine Seyrig, représentant l’univers français. Il est cependant dommage de n’y pas trouver Rick Cluchey, qui interprète le rôle de Krapp depuis une vingtaine d’années (il est absent aussi du Grove Companion). L’étude du domaine théâtral se prolonge dans les textes traitant des mises en scène, auxquels nous reviendrons.
L’univers des influences et des affinités culturelles est présenté. Les sources de réflexion sont traitées sous les rubriques telles que Héraclite, Démocrite, Présocratiques, Geulincx, *Métaphysique, *Théologie négative. Les arts visuels, qui furent si importants pour la création beckettienne, sont abordés sous le titre de Peinture, et aussi en lien avec les noms de Jérôme Bosch, Mantegna, Francis Bacon 396et Caspar David Friedrich. Une notice circonstanciée est consacrée à André Masson – peintre que Beckett critique sévèrement dans le deuxième des Trois dialogues (Dsj, 139-142) –, et trouve un complément dans celle décrivant la fructueuse amitié avec Georges Duthuit. Le domaine littéraire est représenté, entre autres, par Céline – dont Beckett admira Mort à crédit, dès sa publication – et Hölderlin –, chez qui Beckett trouva la confirmation de la valeur artistique de l’échec –, sans oublier Shakespeare et Dante. Un texte sur *Eugène Ionesco pointe la rivalité ressentie par ce contemporain à l’égard de Beckett, mais aussi la proximité des deux écrivains. Il est intéressant que l’on étende l’étude des échanges littéraires jusqu’à l’influence de Beckett sur un créateur comme l’écrivain *Danielle Collobert. On peut regretter, cependant, l’absence de Sade, sachant que Beckett exprima son appréciation des Cent Vingt Journées de Sodome dès 1938 (L1, 604). Dans le domaine de la musique, les compositeurs Schubert et Marcel Mihalovici – qui créa l’oratorio Krapp, et avec qui Beckett lia une amitié durable, écrivant pour lui la pièce radiophonique Cascando – sont dûment traités. L’intérêt de Beckett pour la technique cinématographique est éclairé non seulement par la notice sur *Sergeï Eisenstein – dont la critique rappelle souvent la lettre que le jeune Beckett lui a adressée –, mais aussi par celle consacrée au cinéaste et théoricien *Vsevolod Poudovkine, dont Beckett rencontra les écrits avant de penser à Eisenstein.
Bien entendu, le Dictionnaire accorde aussi une large place aux œuvres individuelles. S’agissant d’une œuvre bilingue, comme on le sait, la question des éditions ne laisse d’être épineuse. Dans cet ouvrage, les éléments fondamentaux concernant les premières éditions en français et en anglais, ainsi que les traductions, sont données… en principe : c’est le cas, par exemple, de En attendant Godot et Les Deux besoins. Il existe malheureusement des exceptions : Molloy ; Malone meurt (où les prépublications sont mentionnées seulement vers la fin) ; Comment dire (où l’indication demeure imprécise).
On se réjouit de voir des notices consacrées à de petits textes, tels les poèmes Gnome (1934), et le poème « rageur et blasphématoire » (p. 755) Ooftish (1937) –, ou encore le texte inachevé « Human Wishes », manuscrit offert aux archives de Reading par la critique *Ruby Cohn. Il est dommage qu’il y manque un traitement de « J. M. Mime », texte à l’origine de Quad (et qui figure dans le Companion).
397La problématisation offerte par cet ouvrage, relative aux groupements pratiqués par les éditeurs et la critique, dans les notices Trilogie (première) et Trilogie (deuxième) (réunies dans une seule notice, dans le Companion) est bienvenue, tandis que les pages consacrées aux Theatrical Notebooks déploient le tableau d’ensemble d’un aspect crucial de l’œuvre. Grâce à la place importante dont le volume disposait, certains textes sont traités davantage en profondeur, par comparaison avec le Companion. Signalons le grand intérêt de la notice Mercier et Camier, très détaillée, et qui n’exprime pas d’emblée un jugement péjoratif, contrairement au Companion. L’auteur (Helen Penet) étudie la question des liens avec l’Irlande (notamment l’histoire militaire) et entreprend une comparaison avec la version anglaise. Les notices Paroles et musique, Pochade radiophonique sont, elles aussi, d’excellente qualité, et le rapprochement de Paroles et musique avec une pièce de Tardieu est intéressant (p. 765). La notice Watt, très solide, étudie la question des manuscrits et leur complexité, les éditions et les traductions. En revanche, d’autres textes paraissent plus légers, cédant à un lyrisme d’emprunt, au lieu d’accentuer le caractère informatif attendu par le lecteur d’un dictionnaire. Il en va ainsi pour les notices : Malone meurt et Molloy. Dans le cas de ce dernier, la seconde moitié du roman – dévolu à Moran – n’est pratiquement pas pris en compte. Le lecteur doit donc se reporter aux notices distinctes consacrées à chacun des deux protagonistes. Malheureusement – et par contraste avec le Companion – les deux identités ne sont pas du tout problématisées. Pour Cendres, l’auteur aborde les acteurs et les traductions, mais la description de la pièce demeure cursive et exempte d’analyse, contrairement à la notice équivalente du Companion : la question « hallucination ou réalité ? » (p. 214) – concernant les voix – est soulevée, et aussitôt congédiée.
Un choix intéressant consiste à doubler le traitement des œuvres par des analyses distinctes consacrées aux personnages principaux, tels Estragon, Vladimir, *Krapp, mais il manque un “Youdi” (présent dans le Grove Companion). La notice consacrée au personnage Watt est décevante, faisant souvent double emploi avec celle dévolue au roman. Aux personnages clefs de l’œuvre, le Dictionnaire ajoute d’importantes figures beckettiens, telles que *Clochard, Clown, Mères.
D’autres notices élargissent encore l’approche d’une œuvre pour inclure la notion qu’elle peut suggérer, comme dans *L’Humanité 398au Dépeupleur, qui interprète Le Dépeupleur comme l’expression d’un état concentrationnaire post-nazi. Ici, il eût semblé souhaitable d’étendre cette notion à d’autres textes où l’on trouve l’inhumain : à Comment c’est, par exemple, où le narrateur éprouve la menace de se trouver désespécé (CC, 196).
Le volume manifeste la volonté d’agrandir la portée du simple “dictionnaire” pour ouvrir à des questions conceptuelles et de réflexion, dans une démarche tout à fait précieuse. On y trouve des thèmes diversifiés : *Écho, *Énonciation, *Structuralisme, *Épopée, *Histoire, *Masochisme, *Mélancolie, *Rire, *Sport, *Lyrisme scénique, Personnage romanesque (Character, dans le Grove Companion), *Défiguration, *Description. Citons des thèmes aussi divers que *Catholicisme, *Christianisme, *Rencontre, *Événement, *Compassion, *Sexualité. La stylistique est convoquée dans les notices *Ellipse, *Autoréférence/Autoréflexivité, *Oxymore. On soulève aussi la question d’éventuelles parentés : par exemple, les voix et fantômes occupent, dans le théâtre *Nô, la place de protagonistes ; chez Beckett, en revanche, ils viennent hanter les personnages.
L’étude des approches critiques déploie un panorama des lectures de l’œuvre. La critique anglophone est bien mise en perspective dans *Lectures génétiques et *Modernisme/postmodernisme. Cette dernière paire de termes, comme le souligne Matthijs Engelberts, appartient à une polémique spécifiquement anglophone (p. 661), une remarque qui est tout à fait précieuse. La notice *Lectures psychanalytiques est très informative en ce qui concerne Didier Anzieu, mais demeure schématique à l’égard d’autres critiques, tels ceux qui s’inspirent du premier Lacan (Catharina Wulf, David Watson) ou d’autres psychanalystes (Phil Baker, Angela Moorjani). Bien sûr, on peut juger contestables certaines notions rencontrées au cours des textes. Ainsi : la conception du corps comme créant la dépendance des personnages entre eux (p. 280) ; la « haine du principe féminin en général, et du principe maternel en particulier » (p. 648), qui représente une perception par trop idéologique, à nos yeux ; ou encore, l’idée que le titre Mal vu mal dit serait « évidemment antiphrastique » (p. 328). Le bilinguisme – au cœur de l’œuvre – reçoit l’attention qui lui revient dans les articles *Auto-traduction, *Anglicisme, *Bilinguisme (le Grove Companion se contente de French).
399Nombre de notices servent à mettre en évidence – ou à nous rappeler – certains motifs récurrents de l’œuvre : *Épitaphe, *Jeux combinatoires, *Barque, *Boue, *Cécité et/ou paralysie, *Femmes, *Poussière. On peut regretter que la notice Voix mette en valeur une association gênante avec les événements inhumains du siècle, sans que celle-ci soit accompagnée d’une démonstration. Alors qu’on eût pu facilement réunir les deux thèmes *Enfance et *Enfant, il est tout à fait intéressant de passer de *Image à *Vision, et d’aborder ces domaines affins par des biais différents.
L’extension des domaines traités peut présenter des inconvénients. La notice Pas, un pas peut susciter la curiosité – son contenu est, par ailleurs, très fin –, mais le lecteur reste perplexe, au début, quant à l’objet abordé. Une entrée en matière progressive peut convenir dans une revue ou d’un ouvrage monographique, mais demeure problématique dans un dictionnaire. Au fond, cette notice étudie le paradoxe du mouvement et de l’immobilité, tel qu’il s’exprime dans la syntaxe.
Les mises en scène des pièces soulèvent des questions cruciales : Beckett lui-même y consacrait son énergie à partir de 1967, faisant de cet aspect de son théâtre une partie intégrante de sa création, susceptible de faire évoluer considérablement le texte et son interprétation. Une notice traite la problématique de la *Représentation comme une constante dans l’œuvre, avant d’aborder les rapports de Beckett avec la pratique théâtrale et la mise à l’épreuve du texte écrit, conduisant aux remaniements de ce dernier, au point de dérouter les critiques, qui ont souvent tendance à s’attacher à la seule version publiée. Ce développement est à lire aux côtés de la notice *Scène (malheureusement, il manque le renvoi en fin de notice), où l’espace et l’expérience théâtraux sont étudiés, offrant de précieuses pistes de réflexion.
Le Dictionnaire laisse une place aux adaptations, voire aux “trahisons” de l’œuvre théâtrale. Ainsi, le lecteur pourra prolonger son parcours en lisant *Danse, qui souligne l’importance du mouvement du corps, tout comme l’article *Maurice Béjart, et qu’eût pu compléter la notice (déjà très dense) sur la Peinture, au regard de la très rigoureuse construction visuelle des pièces beckettiennes. La notice *May B. décrit le spectacle de Maguy Marin, une adaptation et évocation de l’univers beckettien. La mise en scène polémique de Fin de partie en 1988, par *Gildas Bourdet, présentait au spectateur un décor « framboise écrasée » (p. 167) 400et « sang de bœuf », par association avec les peintures de Francis Bacon. Bourdet y ajoutait de la musique et la présence de mannequins. Après l’interdiction de cette version par l’auteur, les acteurs jouèrent au sein d’un décor bâché. Quant à *Joël Jouanneau, il réalisa une mise en scène avec David Warrilow, et ne voulait pas s’embarrasser des indications scéniques de Beckett. Il cherchait à “moderniser” le décor, situant Godot, par exemple, dans une friche industrielle, qu’il jugeait évocatrice de la vie des « jeunes d’aujourd’hui » (p. 541) ; la scène de Fin de partie, à son tour, prenait la forme d’une « sorte de bunker dévasté par tous les conflits survenus après Auschwitz » (p. 542). La notice *Doucement, Billy, Doucement fait état de l’adaptation de Fragment de théâtre I en 1985, pour enfants, par Michel Dieuaide. Enfin, Mabou Mines est le nom d’une troupe fondée par des acteurs, dont David Warrilow, et qui a contribué à faire connaître l’œuvre de Beckett en Amérique, malgré des innovations que l’auteur désapprouvait. À ce parcours, on peut ajouter les réflexions déployées dans Beckett on Film. Cette notice développe une approche problématisée et critique, notant l’écart plus ou moins grand du film par rapport à la pièce jouée sur scène ; ou l’alternance entre les choix tels que : décor théâtral ou naturel, adaptations non réalistes, ou transposition de techniques théâtrales. Ces notices sont précieuses, puisqu’elles mettent en évidence les complexités de l’interprétation offerte par les mises en scène.
Si l’on accepte la notion que la réception d’une œuvre repose, dans son principe, sur une question de malentendu37, le lecteur appréciera la partie de l’ouvrage consacrée à la réception de Beckett dans de nombreux pays. Cet aspect s’étend aux publications connues par tous les Beckettiens : Journal of Beckett Studies et Samuel Beckett Today/Aujourd’hui. Le Dictionnaire nous rappelle les critiques importantes qui ont marqué l’accueil fait à l’œuvre. C’est ici que l’apport français paraît particulièrement important, dans la mesure où cet aspect demeure ignoré dans le Grove Companion. Une notice fait état de la réaction de *Jean Anouilh à En attendant Godot, tandis qu’une autre explique comment le marxiste *Bernard Dort fut très réticent à l’égard du théâtre de 401Beckett. *Georges Bataille et son article sur Molloy sont abordés, sans oublier la réaction du romancier et critique *Paul Gadenne, au même roman. *Maurice Nadeau fut « l’un des premiers défenseurs » (p. 703) de Beckett, et celui-ci apprécia aussi la reconnaissance qu’il reçut de la part de *Maurice Blanchot. En revanche, c’est sa lecture de Beckett qui amena *Alain Robbe-Grillet aux Éditions de Minuit, et cette notice offre une étude de sa réaction à l’œuvre. Les échanges entre *Adorno et Beckett sont de la première importance, et il est appréciable que l’on fasse cas des analyses faites par *Gilles Deleuze.
structure du “Dictionnaire”
La multiplicité des domaines traités fait de ce Dictionnaire une source de réflexion extrêmement riche. Cependant, certains aménagements eussent été souhaitables, afin de rendre plus accessibles divers parcours de lecture dans le volume. Certes, un astérisque signale les termes auxquels le lecteur trouvera consacrée une notice ; et, à la fin de chacune, on note quelques renvois aux textes traitant de thèmes affins. Toutefois, ce n’est malheureusement pas toujours le cas : le renvoi à *Lumière/obscurité ne mène qu’à *Lumière ; aucune indication ne conduit de *Auto-traduction à *Bilinguisme ; ni de Molloy à *Paul Gadenne, critique qui exprima des réserves au sujet de ce roman, au moment de sa parution. On ignorerait cette notice, si on ne la recherchait pas nominativement. En effet, le lecteur rencontre ces notions au hasard, ce qui laisse planer le risque de manquer la rencontre avec un texte particulièrement pertinent, faute d’avoir pensé au mot précis. Par exemple, il y a peu de chance que celui qui s’intéresse à la notion de “nazisme” se reporte directement à la notice instructive intitulée *Théâtre concentrationnaire. Comme Matthieu Protin l’a déjà fait remarquer38, un index eût été utile afin de rendre la réelle ampleur des approches plus facile à appréhender, et pour mieux stimuler la réflexion du lecteur. Ajoutons qu’un tel recensement eût pu s’ordonner selon un classement par thème, rendant ainsi visibles des domaines de recherche couverts. Alternativement, il eût été possible de faire des entrées se limitant à un simple renvoi. Par exemple, une entrée “Psychanalyse” (absente du volume), ou “Psy-” (de façon générique) pourrait renvoyer à une série 402d’articles existants : *Lectures psychanalytiques (Psychoanalysis, dans le Grove Companion), Jung, *Mélancolie, Bion, Tavistock Clinic, Bethlem Royal Hospital, Murphy.
traitement du bilinguisme
Le bilinguisme de l’œuvre beckettienne est une question de fond, et il s’impose dans son caractère problématique pour quiconque doit présenter des études critiques. On peut regretter que cet aspect ne soit pas traité, dans cet ouvrage, de manière systématique. L’intitulé de certaines notices consacrées aux œuvres porte le seul titre français, aux dépens de l’équivalent anglais : Le Dépeupleur, Dis Joe, Mal vu mal dit, Paroles et musique, Pas, Pochade radiophonique. À d’autres moments, les deux versions figurent simultanément, ce qui paraît préférable, même si l’on donne finalement la préférence au titre français. De ce point de vue, le Companion paraît plus cohérent, dans la mesure où il offre deux notices distinctes, dont l’une contenant le développement principal sur le texte. Le risque – de structure, l’exhaustivité étant impossible – consiste à voir les deux versions d’une seule œuvre traitées comme s’il s’agissait strictement de la même, comme si elles étaient interchangeables39. À cet égard, la notice Mal vu mal dit ne fait pas état des changements pratiqués lors du passage en langue anglaise. En revanche, celle consacrée à Solo / A Piece of Monologue, souligne bien les différences entre les deux versions, dues notamment à la difficulté de reproduire l’effet engendré par les sonorités du mot birth (« naissance »).
Souvent, les propos de Beckett sont reproduits seulement en traduction. Ainsi, une lettre est citée dans une traduction non attribuée, à la place de la version originale (p. 49). Beckett qualifie Watt de « vilain petit canard » (p. 1146), tandis que le Grove Companion nous donne « ugly duckling40 ». Le lecteur qui désirerait connaître les mots employés réellement par Beckett – en français ? en anglais ? ou les deux ? – ne sera pas éclairé davantage41. Il en va de même pour d’autres citations : Thomas Moore apparaît en français seulement (p. 874) ; mais la notice 403John Donne indique deux titres en anglais (p. 355). À l’inverse, on trouve une citation de Dante en italien, sans traduction (p. 306). Dans le contexte précis d’une œuvre bilingue, il semblerait préférable de donner la citation systématiquement dans l’orignal anglais, et de la faire suivre d’une traduction : officielle, quand elle existe, ou ad hoc, dans le cas contraire.
typographie et mise en page
La conception, la coordination et la réalisation d’un tel projet représentent des tâches immenses, et le résultat est tout à fait admirable. Il est, alors, d’autant plus dommage de voir ce travail pâtir d’une présentation parfois négligée. Il nous semble que porter une réelle attention à la mise en forme matérielle nécessite un sérieux investissement de la part de la maison d’édition, implication qui fait cruellement défaut, en l’espèce.
On peut noter des questions de mise en page, telles l’absence de titres courants (seule l’initiale figure en tête de page), qui rend très ardue la recherche d’une notice précise. Dans l’intitulé des notices, les noms de personnes se trouveront amputés du prénom, on le suppose en raison de leur renommée : *Blanchot, Balzac, Schubert. L’absence de division en paragraphes (p. 606-607, 771, 828-829) rend la lecture de certains textes plus ardue. Les citations hors-texte sont tantôt détachées et présentées dans un corps différent (p. 474), tantôt identiques au texte de la notice (p. 196, 224). De même, les intertitres sont inélégants et non systématiques : ils apparaissent parfois en caractères gras romains (p. 318 sqq.), parfois en italiques ou en caractères romains. Enfin, l’ordre alphabétique des notices connaît un temps d’hésitation dans la série *Réception : seulement après la réception italienne, puis russe, retrouve-t-on l’ordre conventionnel à partir des réceptions américaine, anglaise, espagnole…
La typographie aussi est souvent aléatoire. Nous le remarquons, à notre très grand regret, sans avoir songé à évaluer cet aspect de l’ouvrage : en effet, le propre d’une typographie soignée consiste à se laisser oublier, dans une très large mesure. Or à défaut d’avoir bénéficié d’un dispositif de relecture (peut-on supposer), ce volume conserve de nombreuses fautes ; par exemple, dans les noms propres, que ce soient des titres ou des noms de personnes. Le patronyme de 404James Knowlson s’écrit diversement (p. 1006, 1147), et les noms commençant par Mac peuvent se trouver dotés d’une majuscule supplémentaire : MaC (p. 595, 596). Nous trouvons systématiquement la forme erronée de la ponctuation du titre : Dante… Bruno. Vico… Joyce (sic., p. 175, 287, 547, 987) ; ou une coquille dans First Love and Others Shorts (sic., p. 1009).
Ce qui pose sérieusement question, à nos yeux, c’est qu’au regard de la qualité contestable de la présentation typographique, la maison d’édition propose cet ouvrage au prix de 183 €. Or on suppose qu’un tel dictionnaire est destiné à faire partie des usuels, pour un lecteur de Becket : un “companion”, selon la terminologie anglaise. En effet, l’utilité de ce genre de livre consiste, avant tout, à permettre à l’étudiant ou au chercheur de le consulter régulièrement, au cours de ses lectures et de ses élaborations : la composition même du volume affirme cette ambition. Et pourtant, Champion n’en offre pas une version brochée, dont le prix accessible permettrait d’avoir cet ouvrage régulièrement à portée de main. De plus, quand on compare le prix d’un volume dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – dont la présentation matérielle est strictement sans reproche –, on est saisi par la disparité. À l’heure où la technologie et le capitalisme mettent nos entreprises humaines au pas, et où certains suggèrent de mettre en ligne de telles ressources – afin qu’elles soient mises à jour au fur et à mesure des développements dans la recherche –, une telle politique éditoriale ne peut que leur donner raison, et accélérer le déclin des ouvrages imprimés.
complémentarité
Espérons que la présentation matérielle, au moins, sera rectifiée lors d’une réédition de cet ouvrage. Pour conclure sur une note plus positive, notons la place capitale que ce Dictionnaire promet d’occuper, non seulement pour un lectorat français, mais aussi par les anglophones pratiquant le français. En effet, on peut se livrer au jeu – nous l’avons fait, au cours de cette recension – de relever les notices qui sont présentes exclusivement dans le Dictionnaire ou dans le Companion. Dans le premier, on trouve, au hasard : *Adamov, *Adani, *Adorno, *Cioran, *Cliché, *Énonciation, *Mélancolie, *Ponctuation… Dans le second : Freud, Mathematics, Pseudocouples, Sade, Skinner, Youdi… Dans l’un, on trouve des notices succinctes, dans l’autre, des 405textes plus détaillés, au point qu’ils en deviennent de réelles études. Le lecteur bilingue peut ainsi se réjouir d’avoir, à sa disposition, deux ouvrages parfaitement complémentaires.
Llewellyn Brown
Sigles et éditions cités
CC |
Comment c’est. Paris, Minuit, 1992. |
Dsj |
Disjecta. London, John Calder, 1983. |
L1 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 1, “1929-1940”, Martha Dow Fehsenfeld, Lois More Overbeck (eds.). Cambridge UP, 2009. |
L2 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 2, “1941-1956”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (eds.). Cambridge UP, 2011. |
P |
Poèmes suivi de mirlitonnades. Paris, Minuit, 2007. |
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Lozier, Claire. De l’abject et du sublime : Georges Bataille, Jean Genet, Samuel Beckett. Berne, Peter Lang, « Modern French Identities » no. 65, 2012. 319 p.
L’ouvrage de Claire Lozier est le fruit de son travail de thèse consacré au traitement de deux notions, l’abject et le sublime, dans l’œuvre de trois auteurs du vingtième siècle qui les ont particulièrement interrogées, chaque écrivain faisant l’objet d’un chapitre. Si David Houston Jones42 406et Bjørn K. Myskja43 ont respectivement consacré une monographie à une partie de cette question, on appréciera la clarté du raisonnement déployé par Claire Lozier, son art de la synthèse qui s’exprime au gré de son étude tout comme dans la bibliographie proposée à la fin de cette dernière.
L’introduction, concise, pose les bases de la réflexion, en définissant les deux termes abject et sublime (« de ab, en bas, au loin ; et jacere, jeter » et « sub, au-dessus, dessus ; et limen, limite » [p. 1]), pour justifier aussitôt l’intérêt de la démarche adoptée : montrer la nécessité de traiter conjointement ces deux notions apparemment contraires, dont l’association est caractéristique de la mutation esthétique propre au xxe siècle. Le choix du corpus est, lui aussi, commenté de manière à convaincre le lecteur de la validité de la thèse : Bataille, Genet et Beckett, tant dans leurs écrits théoriques que littéraires, ont en effet accordé une place importante à l’abject et au sublime, sous un jour à la fois thématique, esthétique et poétique.
Le chapitre liminaire vise à remettre en perspective le sublime et l’abject, sur un mode historique qui prend l’Antiquité pour origine, en embrassant l’ensemble des domaines qui s’y intéressent aujourd’hui, de la rhétorique à la psychanalyse. S’attachant à l’abject, Claire Lozier montre comment cette notion, et celle de sublime, se sont peu à peu rapprochées, notamment sous l’impulsion de la chrétienté et de l’idée de sainteté, pour faire cohabiter des styles et des valeurs a priori opposés, comme Erich Auerbach l’a montré44. Désormais conçus l’un et l’autre comme extrêmes et hors du commun, le sublime, qui renvoie à l’imprésentable, et l’abject, qui relève de l’indicible, « sont à la fois frontières, dépassement des limites, représentations de l’illimité et de l’informe » (p. 23). L’évolution de la représentation pose donc régulièrement la question de la proximité entre ces deux notions, tout particulièrement dans le champ de la littérature.
Les deux chapitres suivants, dévolus à Bataille puis à Genet, convainquent par leur grande connaissance des écrits de ces deux auteurs ainsi que des ouvrages critiques qui leur ont été consacrés. L’attention portée à la manière dont ces artistes s’emparent du couple notionnel qui nous 407intéresse ne se déprend jamais de commentaires le plus souvent éclairants sur le style qui se déploie sous leurs plumes. Si les mots qui donnent son titre à l’étude de Claire Lozier sont omniprésents dans l’œuvre de Jean Genet et, dans une moindre mesure, dans celle de Georges Bataille, ils sont en revanche très peu exploités dans les textes de Samuel Beckett.
C’est ce constat qui ouvre le quatrième et dernier chapitre du livre, consacré à cet auteur. Si le corps des personnages beckettiens les rattache d’emblée à l’abject, leur identité sociale, l’espace dans lequel ils évoluent mais encore le style – qui emprunte au registre de langue familier ainsi qu’à une certaine économie de moyens – y renvoient également. Rappelant que le sublime, notamment celui qu’elle qualifie de “postmoderne”, s’est déjà souvent prêté à l’analyse de la critique beckettienne, Claire Lozier privilégie la rencontre entre cette notion et celle d’abject. À ce titre, elle choisit de se concentrer sur la Vanité, genre pictural qui a certainement influencé Beckett : plusieurs de ses romans, mais encore les German Diaries, attestent son goût pour ce type de représentation. C’est ce que laisse entrevoir le début du premier texte de Pour finir encore (1976), le motif du crâne assurant la reprise, sur le mode textuel, de plusieurs éléments présents dans Nature morte au crâne, de Philippe de Champaigne (1602-1674). L’importance accordée à la fugacité de la vie et à l’inévitabilité de la mort transparaît également dans le recours à un autre motif caractéristique de la Vanité : le caillou, que l’on trouve aussi bien dans Molloy que dans Malone meurt ou dans En attendant Godot. L’une des particularités de l’œuvre de Beckett est également d’avoir su conférer, grâce au théâtre, une animation à cette tradition picturale et littéraire. Ainsi le journal aux pages jaunies, la loupe, le revolver, le rouge à lèvres et la boîte à musique d’Oh les beaux jours semblent associer memento mori et dénonciation de la libido amandi au sein d’une vaste Vanité organisée autour de la figure de Winnie. Claire Lozier met en relation cet intérêt de Beckett pour l’éthique de la Vanité – dont semblent empreints nombre de ses personnages qui affichent une contemption des biens terrestres, comme Murphy ou le narrateur de L’Innommable – avec l’enseignement qu’ont dispensé, en leurs temps, deux philosophes et théologiens chers à l’auteur : Arnold Geulincx (L’Éthique) et Thomas a Kempis (Imitatio Christi). Moraux, les textes de Beckett le sont en ce qu’ils suscitent, chez le lecteur et le spectateur, ce sentiment sublime qui donne la victoire à la raison, au détriment de l’instinct et de la sensibilité.
408En humiliant le langage philosophique et le stylus gravis, l’auteur déploie, par ailleurs, une véritable stylistique de la Vanité, qui repose principalement sur trois procédés, que Claire Lozier étudie tour à tour : l’incongruité, le bas comique et l’ironie. Partageant le constat énoncé par Shane Weller45, elle souligne le fait que le bas comique – qui fait écho à la tradition de renversement des valeurs que Mikhaïl Bakhtine a commentée dans l’œuvre de Rabelais – se dispense, chez Beckett, de toute visée politique. S’il a montré, par cette humiliation du style élevé et du langage de la philosophie, que tout est vain, Beckett adopte peu à peu un dépouillement qui confère à son style une simplicité rendant possible l’accès au sentiment d’un sublime proche de celui que Kant énonce dans la Critique de la faculté de juger.
L’œuvre de Beckett partage néanmoins un certain nombre de ses caractéristiques avec un autre type de Vanité, que Claire Lozier qualifie de “postmoderne” et dont l’histoire des camps et de la destruction nucléaire a suscité l’émergence : on ne compte plus, en effet, les éléments qui, dans les textes beckettiens, ravivent, sans pour autant le nommer, le spectre de la Shoah. Bien que de nombreuses études aient déjà commenté les échos que l’auteur irlandais ménage dans ses textes avec la récente histoire des camps46, Claire Lozier montre la pertinence de ce rapprochement en prenant pour exemple Le Dépeupleur, où les figures des vaincus tiennent, à elles seules, lieu de Vanité, sans emprunter nécessairement aux motifs qu’on leur a traditionnellement associés en peinture. L’histoire du xxe siècle ayant évacué l’humain au profit de l’inhumain, il s’agit également de représenter l’étape suivante, celle de la disparition de l’humain, celle du post-humain, où la langue, en s’épuisant, nie l’énoncé qu’elle cherche à produire, comme c’est le cas dans Worstward Ho et Breath. Cette recherche d’une forme permettant d’abriter en son sein l’informe, le chaos, résout le conflit entre abject et sublime en recourant à l’absence de clôture, à la négation, au bégaiement, à la répétition, aux onomatopées et à la brisure de la syntaxe, jusqu’aux confins du silence, pour exprimer l’indicible dans l’éclat d’une image : autant de procédés qui sont, tour à tour, analysés et illustrés de larges extraits minutieusement commentés.
409Des trois auteurs que Claire Lozier évoque dans son ouvrage, il semble ainsi que Beckett soit celui qui a montré avec le plus de simplicité – et donc de force – comment le sublime se confond aujourd’hui avec « cet abject, toujours plus présent, qu’il est chargé de circonscrire » (p. 288).
Florence Bernard
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Mooney, Sinéad. A Tongue Not Mine : Beckett and Translation. Oxford / New York, Oxford University Press, 2011. 278 + viii p.
Dans ce livre, Sinéad Mooney montre que les travaux de traduction que Samuel Beckett entreprend à des fins lucratives tout au long des années Trente participent non seulement d’un mouvement littéraire qui voit à cette époque la traduction comme un(e) mode spécifique de production, mais aussi – et surtout – constitue une phase décisive dans le parcours professionnel de l’écrivain bilingue. Pour Mooney, en effet, les carrières de traducteur puis d’auto-traducteur de Beckett sont intimement liées, dans la mesure où la première donne lieu à la seconde. Simplement dit, c’est parce que Beckett a précédemment traduit “les autres” qu’il en vient à se traduire lui-même. C’est aussi de ce premier métier de traducteur qu’il dériverait son “style” littéraire – que l’auteur de la monographie qualifie, à juste titre, de “polyphonique”. La traduction, écrit Mooney, ne peut être considérée comme une pratique extrinsèque à celle de l’écriture littéraire dans la mesure où le polyglotte demeure présent dans ses écrits et le mode citationnel une constante dans ses récits47.
410Sinéad Mooney divise son étude en quatre chapitres qui circonscrivent respectivement “une phase” dans la carrière littéraire de l’auteur. Dans le premier chapitre, elle s’intéresse aux nombreuses traductions traditionnellement exclues du corpus beckettien, pour les relire à la lumière du bilinguisme de l’œuvre dans son ensemble. Plutôt que de l’envisager comme une pratique ancillaire à l’écriture, Mooney présente la traduction comme le modèle de composition d’une œuvre traversée par des voix anonymes et innommables. L’angle historiciste qu’elle adopte dans son étude la conduit également à explorer l’aspect politique et culturel de l’acte de traduction, et de replacer la participation de Beckett, en tant que traducteur, dans un contexte culturel et politique. Elle insiste, à cet égard, sur le caractère éminemment éthique des traductions faites par l’auteur pour l’anthologie Negro en 1932, et sur son véritable engagement politique en tant que traducteur48 (p. 69). Relue également dans le contexte politique et culturel de la nation irlandaise nouvellement créée, la pratique de l’auto-traduction beckettienne est interprétée « comme une réponse spécifiquement irlandaise à l’anxiété endémique à la nation postcoloniale49 ».
Le deuxième chapitre revient sur le soudain changement de langue survenu, on le sait, au cours de la composition de la nouvelle aujourd’hui intitulée La Fin, pour explorer la période de transition linguistique qui conduit l’auteur de Watt à « Suite » (première version de La Fin) puis à Mercier et Camier. Selon la critique, les trois écrits représentent autant de phases linguistiques liminales, dans le sens où Watt constitue ici un adieu à l’anglais (p. 95) ; Suite, l’espace textuel liminal et transitoire par excellence (p. 82) ; et Mercier et Camier une sorte d’antiroman de l’exil (p. 103). Dans ce chapitre, Mooney montre comment Beckett s’exile progressivement de sa langue maternelle, alors que se sédimente le souvenir de la topographie et la toponymie irlandaise dans ses récits en français, créant la tension symptomatique d’une œuvre double. On pourrait résumer ce chapitre par les mots de la critique : « Le roman beckettien s’installe sur le nouveau terrain linguistique 411du français, mais demeure sur les vieux terrains géographiques de l’Irlande50. » (p. 106).
Le “retour” à la langue maternelle fait l’objet du troisième chapitre. Mooney associe ici le genre à une norme linguistique ; l’anglais devient ainsi la langue de la dramaturgie (exception faite, bien sûr, des deux premières pièces célèbres écrites en français). La critique établit une corrélation entre la pratique de l’auto-traduction et l’exaction du dramaturge sur le corps de l’acteur. Selon elle, la fragmentation du corps sur la scène – auquel s’associe l’évanescence du personnage – est une forme de compensation dramatique qui permet d’imposer la distance ou la défamiliarisation que le français avait précédemment assuré51 (p. 162). Elle explique ainsi que le retour à l’anglais représente une sorte de réentrée dans la langue maternelle qui, désormais filtrée par le français, acquiert la qualité d’une langue étrangère52.
Le dernier chapitre revient sur le thème (blanchotien) de l’incomplétude de l’écriture et l’impossibilité de l’auteur-traducteur de conclure formellement ses récits (p. 210). Mooney relie l’acte de traduction au processus du deuil pour décrire l’effet fantomatique de l’écriture beckettienne produisant un texte toujours “hanté” par un autre (p. 231).
La monographie de Sinéad Mooney, comme son titre l’indique, traite de deux grandes questions : celle du statut de la langue étrangère dans l’œuvre beckettienne, et celle du rôle central que joue l’activité de traducteur dans la formation et le parcours littéraires de l’auteur bilingue. Laissant de côté les considérations philologiques et l’élaboration théorique, Mooney adopte une approche historiciste pour “expliquer” les choix linguistiques et génériques de l’auteur. Ce faisant, elle déconstruit le mythe de l’auteur bilingue désaffilié, et établit un continuum entre les premières traductions du jeune Beckett – longtemps considérées come de simples travaux alimentaires – et les œuvres bilingues du lauréat du 412prix Nobel de littérature. Même si l’on peut regretter “le parti pris des choses” résolument irlandais de la monographie, l’étude ambitieuse et opportune de Sinéad Mooney permet de comprendre un aspect essentiel de l’histoire lacunaire du bilinguisme beckettien.
Nadia Louar
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La Prose de Samuel Beckett : configuration et progression discursives. Julien Piat et Philippe Wahl (dir.). Presses Universitaires de Lyon, « Textes & Langue », 2014. 273 p.
Parmi la vingtaine de contributions que comporte ce recueil, les figures du paradoxe se révèlent sans doute les plus insistantes : d’une polyphonie dialectique, obscure ou contradictoire à force d’être complexe, à l’oxymore d’une parole aphasique, cette figure se voit diversement défrayée. Dès la « Présentation », il est question de la négociation entre discontinuité et continuité, ou d’une polarité entre le postulat idéaliste d’une unité textuelle organique et d’une dissolution poétique dans l’informe. A-t-on affaire à une voix clamant dans le désert, ou à une énonciation hantée par le souci de l’autre (Denis Vigier) ? À propos de Malone meurt, il n’échappe pas à Catherine Rannoux cet autre paradoxe d’un sujet qui énonce sa propre exténuation en multipliant les marques de la subjectivité. Jürgen Siess, pour sa part, peut soutenir que, dans Molloy, le discours fragmenté n’en construit pas moins un ethos (celui d’un écrivain raté vs celui d’un raté tout court), ou Jean-François Louette, qui se penche notamment sur la syllepse, « figure babélienne du mélange des significations » (p. 113), montre comment l’absurde s’inscrivant à même la forme, devient constitutif d’un propos philosophique. De même, l’un des thèmes les plus récurrents du recueil a trait au fameux gâchis, mais qui, pour être un mot emblématique de la manière becketienne, n’en 413est jamais le dernier : le « mess53 », jusqu’à l’illisibilité même, se voit toujours “recyclé” pour ainsi dire, ou “rattrapé” en une configuration supérieure. L’œuvre de Beckett, préfixée en méta, fabrique son auto-représentation et, étant à elle-même son commentaire, sa critique et son contrepoint, vit sur plusieurs plans – un peu à l’image d’une roue à godets perfectionnée par la folie d’Escher – et n’en finit pas de récupérer sa substance d’un niveau l’autre. C’est ainsi que les clichés de langue et les discours préformés qui saturent L’Innommable, roman placé sous le signe de la difficulté à parler, deviennent un des principes organisateurs du discours et le matériau d’un monde romanesque aux repères propres (Pascale Mounier).
Cette réflexion endogène de l’œuvre crée des écarts, des décalages, des biais, qui donnent à celle-ci l’allure d’un labyrinthe dont les articles ici réunis s’emploient à décrire quelques trajectoires possibles. Très concrètement, c’est la répétition verbale qui, dans le cas de Molloy par exemple, établit entre deux items une relation spéculaire (Agnès Fontvieille-Cordani). C’est la fricassée d’intertextualité à laquelle est accommodée la philosophie qui, en même temps qu’elle entraîne un effacement par saturation de citations plus ou mois cryptées, se présente comme une leçon de vie (stoïque) et accomplit, au second degré, une opération philosophique de sa façon qui consiste non pas à mettre au clair, mais à faire le noir (Jean-François Louette).
À toute échelle on observe une sursomption du dynamitage ou du brouillage en la reconstitution, volens nolens, à un autre palier intégratif, d’une cohérence. Franck Neveu, par exemple, montre comment un type de synthèse originale, qu’il désigne par le concept général de sommation, se constitue de par les relations que nouent segmentation graphique, syntaxe et interprétation. Philippe Wahl décrit la formation d’une dramaturgie énonciative sur les ruines de la narration dans L’Innommable. Travaillant à la loupe sur les avant-textes de Bing, C. Taban met au jour, à travers des processus de dissémination de motifs, une progression à la fois intra- et inter-sérielle au service d’un « potentiel signifiant » (p. 244), tandis que Marie-Albane Watine, également attentive aux séries combinatoires et en particulier à la figure de la répétition immédiate sans variation, lit 414cet apparent piétinement comme une progression régressive. Elle conclut : « Finalement, chez Beckett, si l’on a l’air de piétiner, c’est que l’on avance à reculons […]. » (p. 160).
Le recours à des narrateurs non fiables et envahissants visait, dans la tradition sternienne, à briser l’illusion référentielle ; le choix d’un narrateur récalcitrant participe en revanche, chez l’auteur de Molloy, d’un projet esthétique bien différent, comme l’analyse Sophie Milcent-Lawson, qui décèle dans cette contradiction entre désinvolture ostentatoire et systématisme des retouches une disjonction entre l’ethos dit (celui de l’indifférence et de l’impuissance que construisent les déclarations du narrateur) et l’ethos montré, autrement dit : une posture.
La doxa de la critique sur la fragilité du sujet beckettien, sa labilité, se vérifie, bien sûr. Ainsi, la perte de sa fonction agentive au profit de celle de « siège d’un procès dépourvu d’intention » (p. 200) se fonde dans le choix de la construction ou de la forme intransitives, et sur une « valse des actants autour du verbe » (p. 199) qui conduit à « la confusion dans un je que plus rien ne distingue du il et vice-versa » (Agnès Fontvieille-Cordani, sur Molloy). Même constat chez Philippe Wahl, dont l’étude s’attache aux variations verbales (temporalité, diathèse, modalité) : celles-ci mettent en évidence à la fois un délabrement du sujet et une instabilité prédicative corrélée à celle de l’énonciation et de la représentation, certes, mais ces variations exercent également un pouvoir structurant à moyenne et longue distance : « La confusion touchant au sujet est compensée par la stabilité du dispositif qui profile dans le texte une identité d’essence langagière. » (p. 214). Si bien que la défaillance identitaire du personnage, que Ricœur observe dans le roman du courant de conscience, se trouve conjurée ici par une herméneutique critique, ancrée dans l’espace-temps du texte, et mise en mouvement par son obscurité même.
Selon une logique voisine, Julien Piat montre que si les dernières productions de Beckett semblent former un ensemble de propositions graduelles conduisant à l’exténuation de la prise en charge explicite du discours par la voix, l’effacement des embrayeurs et la disparition d’une structure communicationnelle explicite vont de pair avec une thématisation de l’importance des mots (qu’illustre également Denis Vigier, montrant que le travail de sape énonciative est démenti par une attention constante prêtée au sens des mots et à la forme de l’expression) 415en une multitude de configurations métadiscursives, au détriment de ces centres déictiques auxquels furent candidats, concurremment, la voix, l’œil et le point de vue. Tant et si bien que ces textes ultimes postuleraient une instance responsable des formes langagières qui ne peut plus être celle d’un narrateur, mais sont imputables à l’auteur : « […] seuls subsistent ce qui est dit (écrit) et, surtout, la manière de dire (et d’écrire). » (p. 61)
Outre tout ce qui se joue dans les parages des boucles énonciatives chères à Jacqueline Authier-Revuz, souvent invoquées dans ces pages, un facteur prépondérant du paradoxe, une de ses expressions les plus visibles en surface, et qui a été reconnu depuis longtemps par Bruno Clément, consiste dans l’usage de l’épanorthose. Dans son rapport problématique à l’anglais, l’Irlandais Joyce choisit le lexique, Beckett la syntaxe. En dépit de la provocation selon laquelle Grammaire et Style sont devenus « aussi incongrus que le costume de bain victorien54 », boutade deux fois citée dans ce volume (p. 32, 245), il existe différents degrés de délitement de la syntaxe. L’article de Catherine Rannoux est ainsi de ceux qui apportent la preuve que l’épanorthose n’est pas qu’un bégaiement (ou alors tel que l’entendait Deleuze) mais qu’il a part à l’instauration d’une agogique sui generis : si un ensemble d’éléments s’inscrivent dans une logique de l’écartèlement ou de l’entre-deux qui pourrait, en effet, sembler mettre à mal la cohérence discursive, ils informent, de fait, sous le signe de la tension, la progression du discours et sa cohésion ; « […] le ratage à la fois est mis en scène et semble devoir être conjuré par le commentaire qui le dénonce. » (p. 138). Beckett fait du rabâchage un élément de progression ; une cohérence seconde se nourrit de l’illusion, primaire, d’une perte de cohérence. Plus même qu’un « moteur de l’énonciation » (p. 144), le ratage apparaît donc dans Malone meurt comme la « forme même de l’énonciation ».
Georges Molinié évoquait l’impression de ressassement produite par une « thématisation floue, quoique itérativement indiquée » (p. 19), assortie d’une narrativité faible et énigmatique ; Sophie Milcent-Lawson approfondit une espèce particulière de ce ressassement : les retouches 416correctives au sein desquelles la nuance sémantique se trouve non seulement maximalisée en une antonymie, mais où elle se voit en outre récusée, tout autant que la première tentative de formulation. Ce sont quatre autres variétés de ces “rappels de langage”, où le dire fait retour sur lui-même dans le cours même de son déroulement, qui retiennent Denis Vigier dans Malone : ils façonneraient « l’image d’un dire qui jusqu’au blanc final […] lutte avec acharnement pour rester vif » (p. 124).
La ponctuation joue un rôle prépondérant dans ce dossier, on s’en doute, en relation avec la problématique de l’oralité d’une part et du rythme, de l’autre. Ann Banfield, comparant les dialogues de Godot à une phrase de plusieurs pages qui clôt L’Innommable, fait ainsi l’hypothèse que le français parlé ordinaire, relayé par la forme dialoguée du théâtre, a pu constituer un “tremplin” vers l’adoption, pour la prose monologique plus tardive, d’une nouvelle « syntaxe de fragments » (p. 39). Anne-Claire Gignoux, qui examine les oralitèmes lexicaux et syntaxiques dans Malone meurt, souligne un paradoxe supplémentaire : le surmarquage du récit en contraste avec le discours spontané et oral, et la mise en relief de celui-ci par celui-là. Georges Mathieu réfléchit, dans la “Trilogie” de Beckett, sur une double anomalie : l’emploi des tournures assimilées à quel de sens exclamatif sans point d’exclamation, ainsi que des exclamations notées à fonction réflexive, métadiscursive, dans le discours narratorial. Le premier phénomène est interprété comme une neutralisation de l’effet de l’écart entre la réalité contrefactuelle et la réalité constatée ; il suggère une voix monotone, correspondant et contribuant à l’impression d’asthénie, pour méditer sur les thèmes de l’ennui et de la misère. Le second phénomène rapproche au contraire le récit du discours, du plaidoyer, avec ses variations oratoires d’intensité et de « degrés de vie » (p. 88). Dans le même esprit, Karine Germoni se penche sur le détachement produit par certain type de virgule qui donne à penser l’écart entre la formulation choisie et la formulation inverse, in absentia : cet instant où un autre mot, une autre idée est possible. La présence des virgules optionnelles en fin de phrase, instruments de l’hyperbate et de l’épanorthose et, à l’inverse, le défaut – peut-être un souvenir de l’anglais – des virgules placées en début de phrase tendent à déplacer le centre de gravité de la phrase vers la fin de celle-ci et à accentuer l’effet de chute.
417Lionel Verdier, enfin, illustre ce désir d’une “littérature du non-mot” (Dsj, 173 ; L1, 520), qui participe, selon lui, d’une syntaxe dominée par des modèles empruntés à la musique, bien qu’il reconnaisse que cette influence – principalement étayée sur l’« infinie cohorte des figures du retour » (écholalies, épanalepses, épiphores, etc. [p. 256]) et les effets de phrasé par délinéarisation de la phrase et du récit – est d’un maniement délicat. De même qu’Ann Banfield, qui évoquait plus tôt cette même esthétique du non-mot et remarquait que la syntaxe de Comment c’est repose non sur des phrases, mais sur des syntagmes bien formés (en dépit même, dans How It Is, de la déponctuation) qui poussent la grammaticalité à ses limites, Franck Neveu note que l’indistinction du support actanciel et le déficit de signes ponctuants engendrent un système de dépendances syntaxiques et informationnelles interphrastiques qui contribue à faire du paragraphe ou de la courte séquence textuelle la véritable unité d’information du discours, voire la véritable unité prédicative. Le sort des ambigüités reste, au final, à la discrétion du lecteur, requis par des “isolats”, lesquels sont autant de capteurs contextuels demandant, pour être intelligibles, d’être ressaisis dans un mouvement interprétatif cohérent. Ces isolats, avance Lionel Verdier, qui supposent une organisation sensiblement différente de la syntaxe ordinaire, ont également une valeur “musicale”, et donnent le sentiment d’une suite improvisée où les lexies se composent par contiguïté associative. La boucle est ainsi bouclée, avec ce dernier texte, puisque le premier, celui de Georges Molinié, ayant enregistré le « décrochage de la systémique syntaxique par rapport à la systémique discursivo-textuelle » (p. 20) et le romanesque a-narratif de la phrase (non canonique) dans L’Innommable, concluait sur le « tatouage[] » (selon le mot d’Edmond Jabès55) rythmique.
On aura compris que les contributions de ce volume privilégient – à l’écart d’une exégèse thématique qui a mis à l’honneur les catégories de l’absurde, du vide ou du silence – une approche résolument formaliste, liant expression et contenu, pour explorer la création verbale becketienne en matière de composition, d’énonciation et de textualisation. Les faits de style sont appréhendés dans la mise en rapport du global et du local, de la structure et de la texture, de telle sorte que les motifs traditionnels (de l’effacement, de la défiguration, etc.) soient envisagés 418concrètement en étroite relation avec le travail du texte. Finissons sur trois exemples pour l’illustrer : l’étude minutieuse par Jürgen Siess du pronom vous permet de découvrir que la constitution de celui qui dit je dans Molloy est tributaire d’un allocutaire comportant deux faces. Sur le même corpus, à partir d’une étude exhaustive de la refiguration du corps, Yannick Chevalier détaille la manière dont la distanciation qui s’instaure entre le sujet de l’énonciation et les actants “Nom de partie du corps” tend à oblitérer la dimension pathétique généralement à l’œuvre dans l’évocation des avanies du corps, souffrant et diminué. Un dernier exemple : l’observation à laquelle procède Marie-Albane Watine convainc que les répétitions immédiates qui résistent à l’analyse iconique gagnent à être expliquées dans le cadre du dialogisme, éventuellement dissensuel (réponse aux objections d’autrui ou dialogue entre soi et soi) et, au-delà, que ces réduplications offrent une critique violente de ce qu’on peut appeler une ambition littéraire.
Mettant en relation les faits textuels avec des interprétations, l’ouvrage se présente ainsi comme une enquête sur la nature et les moyens physionomiques et dynamiques du discours beckettien (que recouvrent les notions de configuration et de progression annoncés en sous-titre) ; il fournit, de ce matériau verbal organisé, une description rigoureuse de plusieurs aspects essentiels qui permet d’éclairer la manière dont une certaine économie de la prose becketienne détermine ses pouvoirs de signification.
Philippe Jousset
Sigles et éditions citées
Dsj |
Disjecta. London, John Calder, 1983. |
L1 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 1, “1929-1940”, Martha Dow Fehsenfeld, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2009. |
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Ross, Ciaran. Beckett’s Art of Absence : Rethinking the Void. U.K., Palgrave Macmillan, 2011. 248 p.
Avec ce livre, Ciaran Ross nous livre une version anglaise, profondément remaniée, de sa première monographie sur Beckett56. Ici, c’est l’expression « l’art de l’absence » (p. xii) qui vient regrouper, sous un seul et même vocable, le vide, ainsi que l’absence, le négatif, la mort, le néant, etc. : autant de poncifs que la critique beckettienne s’est trop hâtée de verser au compte d’un nihilisme et d’une littérature de l’absurde. Ciaran Ross, a contrario, entreprend, de façon très convaincante, de retracer le fil d’une véritable logique du négatif, avec ses formes et ses stratégies, qui construit dans l’œuvre une « esthétique de l’absence » (p. 9). Comme appui théorique, il choisit la psychanalyse, pour au moins deux raisons : d’une part, pour la place que la psychanalyse occupait dans la vie et le travail d’écriture de Beckett – lui qui a non seulement entamé une cure analytique avec Bion, mais qui possédait également une vaste culture psychanalytique, ainsi que l’étude de ses cahiers de notes a permis de le montrer –, d’autre part, pour la richesse heuristique que recèlent certaines thèses psychanalytiques pour travailler cette écriture du négatif, comme le prouvent les nombreuses lectures de l’œuvre de Beckett sous l’angle psychanalytique. C’est ainsi que Bion et Winnicott sont choisis comme auteurs de référence privilégiés pour cette étude, en raison de l’importance que l’un et l’autre accordent au vide et à la place de l’autre absent dans leurs hypothèses respectives : si Bion théorise davantage l’activité de penser, et Winnicott celle de jouer, tous deux se rejoignent en ce qu’ils conçoivent l’absence comme moteur fondamental de ces activités – ce qui se traduit, chez Winnicott et Klein, par la création nécessaire d’un “objet transitionnel”. Or, le jeu et la pensée de l’absence, c’est le drame que Beckett ne cesse de récrire, selon Ross : voilà ce qu’il se propose d’explorer, en particulier dans la “Trilogie” romanesque (Molloy, Malone meurt et L’Innommable) et, pour finir par une mise en tension entre prose et théâtre, dans En attendant Godot.
420Le premier chapitre fait faire au lecteur un détour biographique, de façon à asseoir, grâce à un parcours rapide du début de la vie de Beckett, les fondements de son œuvre. Ross commence par s’attaquer à un problème fort débattu par les spécialistes : le rôle qu’y jouent le pays d’origine de Beckett et sa culture. En effet, si d’aucuns postulent un rejet radical de cette culture protestante étouffante par l’auteur après son départ d’Irlande, d’autres au contraire “restaurent” un Beckett irlandais dont les textes seraient en conformité avec ce discours culturel. Considérant l’exil de Beckett comme un geste radical d’expropriation culturelle et de dépossession de soi, Ross, quant à lui, fait de l’héritage irlandais un facteur primordial de l’écriture de la négativité, puisqu’il y joue le rôle de « l’absence primaire » (p. 16). Une absence dont l’importance se détermine dès l’enfance, prise entre une éducation irlandaise protestante classique et le « savage loving57 » (« amour sauvage ») d’une mère possessive et autoritaire. Dès lors, Beckett développe une série de symptômes qui l’amènent à se lancer dans une thérapie avec Bion, grâce à qui il prend conscience du rôle que joue l’amour maternel dans ses souffrances. Dès ce moment, il se met à voyager, s’ouvre à d’autres langues et cultures jusqu’à son exil définitif en France, un pays qu’il considérera toujours à la fois comme étranger et familier : c’est pourquoi toute son œuvre peut être lue, selon Ross, comme une forme de résolution symbolique de cet exil, l’installation en France s’avérant être la “négativation” du pays d’origine, indispensable à l’écriture. Aussi l’hypothèse centrale de Ciaran Ross, dans ce chapitre initial, consiste-t-elle à faire de l’adoption de la France et de la langue française par Beckett la tentative de construction d’un “espace transitionnel” au sens winnicottien – à savoir, un espace de jeu créé par la vie psychique de l’enfant, afin d’assumer la séparation entre sphère subjective et objective, moi et non-moi. Dès lors, l’expérience de l’exil, la guerre et la découverte de l’art58 forment le seuil libératoire qui, une fois franchi, permet d’ouvrir une période de grande créativité, et deviennent les matériaux privilégiés d’un « art de l’échec » (p. 33), c’est-à-dire d’un art qui fait de son propre empêchement son potentiel créateur, fidèle à une « éthique de l’échec ».
421Après cette première mise au point, le deuxième chapitre présente l’arrière-fond théorique mobilisé tout au long de l’étude : pour comprendre le travail du négatif indispensable à la créativité beckettienne, Ross choisit, à rebours du paradigme freudien, de mobiliser Bion et Winnicot – et, dans une moindre mesure, Green. Freud est, en effet, laissé de côté, parce que la pulsion d’annihilation de soi caractéristique de l’écriture de Beckett et le refus d’un narcissisme primaire impliquent qu’on ne puisse parler de moi ou d’ego. En revanche, les théories d’André Green ont l’avantage de modéliser un double travail du négatif, “normal” (celui qui permet de supporter l’absence et la perte) et pathologique (les effets de la soustraction radicale d’un objet du monde, « the dead mother » [p. 43]), dont Ross montre que Beckett joue tour à tour, pour leurs versants destructeurs et constructifs, notamment dans l’établissement de la spatio-temporalité de son écriture.
En deuxième lieu, c’est à Bion, en tant que psychanalyste de Beckett, que Ross fait quelques emprunts, surtout pour ses réflexions sur le rôle cardinal de l’acte de penser – à partir d’une pensée originaire, celle de la mère absente – dans toute théorie de la créativité. Enfin, c’est à Winnicott – lui-même héritier des théories de Melanie Klein sur la relation d’objet – et à son concept d’“objet transitionnel” – que l’auteur de l’essai fera surtout appel : l’objet transitionnel, qui se définit comme le négatif du moi – un “objet non-moi” –, ainsi que l’espace transitionnel, agissent, comme le disait Green, comme « représentation de l’absence de représentation » (p. 54), ou représentation interne du négatif, lequel joue un rôle éminemment constructif dans la constitution du moi. Ainsi, Ciaran Ross tient le pari audacieux de réunir deux auteurs – à première vue incompatibles – sur leur terrain d’entente : l’importance vitale de l’absence et de la négativité comme moteur de l’émergence de la positivité et d’un « sublime négatif » (p. 58), dont il démontrera la présence chez Beckett.
Le troisième chapitre s’attaque alors aux textes beckettiens proprement dits, en commençant par le premier volet de la “Trilogie”, Molloy : le roman, avec ses deux parties, figure une « affaire de famille » (p. 65), où les relations maternelle puis paternelle sont disjointes l’une de l’autre, puis chacune à son tour mise en cause. S’appuyant, comme annoncé, sur les postulats psychanalytiques précisés ci-dessus – en particulier, la relation de contenant et contenu chez Bion –, Ciaran Ross en propose 422une relecture centrée sur la relation entre Molloy et Moran qui, dans la ligne de l’hypothèse générale, conserve la place de l’indécidabilité entre les deux personnages. En effet, l’espace “entre” Molloy et Moran – pensé comme un espace mental – occupe la fonction d’un trou noir ou d’un vide où se loge l’absence, c’est-à-dire l’inconnaissable et le non-symbolisable, ce qui permet et déclenche, in fine, le jeu de l’écriture, tant chez Molloy que chez Moran. En ce sens, le personnage de Molloy apparaît comme une figure de « l’incontenable » (p. 75) que Moran, le « contenant », échoue à « contenir » : c’est donc bien à une forme de mise en crise ou de déchéance, non dépourvue d’humour, de la fonction du « contenir » que nous assistons durant tout le roman – déchéance de la mémorisation, ainsi que de la fonction d’enregistrement du discours et de la pensée.
Le quatrième chapitre se penche sur Malone meurt. Ce roman se joue entre la mort, annoncée par le titre et, paradoxalement, le lien nécessaire à la naissance qu’instaure cette mort : Malone est-il réellement né, condition sine qua non pour qu’il meure ? La relecture de Ross, aidée par la théorie de l’objet transitionnel winnicottienne, propose de considérer l’espace intermédiaire entre naissance et mort, de même qu’entre présence et absence, intérieur et extérieur, moi et non-moi – toutes les “possessions” de Malone – comme un espace de jeu : jeu de type infantile entre le sujet, ses objets et les objets fictifs qu’il s’invente, à savoir les personnages de ses fictions, qui sont autant de représentations imaginaires de soi permettant de gérer la solitude d’un « me-alone » (p. 104) (« moi-seul »). L’acte de jouer sur lequel Ross met l’accent – réarticulant l’absence, la mort et le jeu – apparaît ainsi comme une tentative de construction de soi et de recherche des limites avec le non-moi et le non-vivant, autour du vide ainsi créé, par l’écriture notamment.
Quant au cinquième chapitre, il se consacre, dans la suite logique, à L’Innommable. Point culminant de la “Trilogie”, ce roman porte à son comble la déconstruction de l’intrigue narrative : impossible à synthétiser, il consiste en un long monologue à travers lequel il apparaît difficile de déterminer si l’intervention d’autres personnages que le narrateur en fait des êtres issus de l’imagination narrative de celui-ci, ou des personnages apparaissant sur le même plan de réalité que lui. Dès lors, maints critiques ont été tentés de redonner forme, cohérence et signification là où il n’y en a guère. La lecture de Ciaran Ross prend 423plutôt le parti de se concentrer sur le rôle de la pensée et du penser – en tant qu’acte, y compris acte d’autoréflexion : se penser pensant – dans l’économie négative du roman : en effet, face à l’énorme difficulté que semble éprouver le narrateur pour tracer des limites entre dedans et dehors, moi et non-moi, pensé et non-pensé, il y a lieu de s’interroger sur l’angoisse générée par l’incertitude, dans le rapport à l’autre, qui touche au fait de ne jamais savoir si je ne suis pas la créature pensée par le cerveau d’un autre – la chose pensée au lieu de la chose pensante. Cette angoisse, dans cette perspective, générerait le mécanisme de projection du moi du narrateur dans une multitude de créatures devenant par là ses « jumeaux menaçants » (p. 113). Toutefois, c’est encore le vide – “l’espace-entre”, entre le moi et le non-moi, le pensé et le pensant – qui joue ici le rôle d’espace transitionnel, tiers séparateur entre les dilemmes infernaux : c’est pourquoi le moi, qui ne peut s’arrêter dans une position ou une autre, arpente constamment les zones de frontières ou de limites. D’où l’hypothèse qui consiste, une fois encore, à mettre l’accent sur le rôle de ce vide créateur : cet espace de vide qui permet de conserver un semblant de lien social au sein de ce qui apparaît comme la dramatisation d’une catastrophe psychique.
Le sixième chapitre se consacre alors, après la “Trilogie”, à l’analyse du théâtre, en particulier à En attendant Godot. Cette fois, Beckett utilise la scène plutôt que la prose pour sortir des espaces clos et claustrophobes, afin d’explorer totalement le vide : vide figuré par cette route de nulle part qui tient lieu de décor à la pièce, mais aussi vide laissé par l’absence de “Godot” qui, dans cette hypothèse, matérialise la perte d’un autre absent, d’un objet originel forçant les deux protagonistes à se créer un monde propre, dans lequel ils projettent indéfiniment leurs désirs sur des substituts d’objets. Plus précisément, la théorie de Winnicott permet ici d’assimiler “Godot” à un objet transitionnel, objet paradoxal à la fois préexistant et créé par le jeu qui s’instaure entre les acteurs. Tout se passe donc comme si le vide constituait l’espace transitionnel que Vladimir et Estragon doivent nécessairement investir de leur jeu et de leur pensée pour “apprivoiser” l’angoisse de l’absence – tel l’enfant à la bobine du fort-da freudien – afin que l’espace théâtral puisse se créer autour de leur relation d’inséparabilité mutuelle, dont le vide “Godot” reste la garantie. Ainsi, l’accent est mis davantage sur l’action d’attendre (et de jouer, de penser en attendant) que sur 424le mystère nommé “Godot” – sur lequel on a posé d’innombrables visages. De fait, le “rien”, dans cet espace théâtral, doit moins être compris comme une forme de négativité que comme une injonction à l’acte du jeu théâtral – injonction à “rien faire”, ou “faire rien”. Or le jeu théâtral consiste précisément à penser : attendre Godot signifie attendre de pouvoir penser son absence, pouvoir penser l’expérience de l’attente dans toute sa présence.
En miroir du précédent, le dernier chapitre analyse, pour finir, la “performance” du vide dans En attendant Godot, c’est-à-dire ce que vient ajouter, quant à la question de la représentation du vide et du rôle de la pensée, la mise en scène proposée par Beckett de sa propre pièce, en 1975 à Berlin. Dans ce dialogue entre son texte et lui-même, Beckett livre une mise en scène esthétique, voire chorégraphique, confirmant l’accent mis sur la négativité à travers les moments d’immobilité et de silence, l’incarnation de l’absence et du vide : ainsi la représentation berlinoise “performe” véritablement la figuration de l’espace scénique comme espace mental, espace intermédiaire entre soi-même et l’autre où il s’agit de jouer, face à l’inconnu et à l’inconnaissable. Cet inconnaissable est traité tout au long de la pièce par l’utilisation en contraste que le dramaturge et metteur en scène propose de l’obscurité – la pièce commençant et s’achevant par un long noir, Vladimir et Estragon devant faire face à l’angoisse de l’indéfini et de l’irrationnel – et de la blancheur – clair de lune, blanc entre deux phrases, deux répliques. Le blanc beckettien explore, de ce fait, ce que Ross appelle « le sublime négatif » (p. 181) : ce sublime inversé – fait d’espaces désertés, d’immobilité et de silence – construit une image théâtrale du vide qui n’est pas sans rappeler le concept d’illimité que Jean-Luc Nancy prête au sublime, comme envers de la limite qu’impose la beauté. Ainsi, le Godot allemand de Beckett nous offre la césure d’un sublime nocturne : attendre Godot est, conclut l’auteur de cet essai, un acte pleinement esthétique, d’où émerge quelque chose comme la beauté obscure de l’absence par excellence.
In fine, la conclusion de l’ouvrage – qui refait le point sur l’esthétique du vide et la pertinence, pour aborder celle-ci, de notions psychanalytiques comme celles de l’objet transitionnel ou du jeu – ouvre sur les œuvres ultérieures de Beckett : Comment c’est, Compagnie ou encore les courts textes en prose des années Quatre-vingt, dans lesquelles 425l’abstraction a pris le dessus, et le vide est plus que jamais la seule figure possible du penser. “Penser”, dans cet espace d’abstraction, devient dès lors, pour la voix narratrice, spéculer, imaginer des possibilités, combiner des éléments. Ciaran Ross montre par là que les textes se « virtualisent » (p. 187), au sens où leur objet devient de plus en plus imperceptible. Le paradoxe du rien, dans toute sa positivité, se déplace donc dans ces dernières œuvres et se reconstruit comme ceci : plus l’absence et le vide s’accroissent, plus l’écriture doit les contenir dans une structure formelle rigide. Quad, pièce pour la télévision, en est sans doute l’apogée : néanmoins, comme le suggère l’auteur, la « matrice mentale » (p. 188) que constitue la pièce n’est pas exempte d’indétermination, d’un espace de potentialisation que l’esprit peut et doit habiter pour générer un nombre illimité de possibilités, et même d’affects. Le dernier mot de cet essai, dense et novateur, revient ainsi, non pas à la rigueur structurelle des derniers écrits, mais bien à la poésie, une poésie empreinte de rêve, de pensée, qui habite les zones d’indétermination et de vide entre dicible et indicible, savoir et non-savoir. Il n’y a donc rien de négatif, conclut Ross avec brio, dans le négatif beckettien, qui résistera toujours à toute conceptualisation.
Isabelle Ost
Sigles et éditions cités
L1 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 1, “1929-1940”, Martha Dow Fehsenfeld, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2009. |
L2 |
The Letters of Samuel Beckett, t. 2, “1941-1956”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2011. |
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Beckett, Samuel. Echo’s Bones. Mark Nixon (éd.). London, Faber & Faber, 2014. 121 + xxiii p.
Pilling, John. Samuel Beckett’s “More Pricks than Kicks” : In a Strait of Two Wills. London, Bloomsbury, « Bloomsbury Studies in Historicizing Modernism », 2011 [édition brochée : 2013]. 260 p.
La publication de la biographie de Beckett par James Knowlson, ainsi que celle des Lettres de Beckett, dont le premier volume vient de paraître en traduction française, ont puissamment stimulé le regain d’intérêt pour ce qu’on a parfois appelé “Beckett avant Beckett”. Les textes des années 1928-1946 étant, dans leur grande majorité, rédigés en anglais, il n’est pas étonnant que ce soient avant tout des chercheurs anglo-saxons qui aient lancé les recherches les plus importantes dans ce domaine. Il faut en outre bien constater que la situation éditoriale de Beckett en France n’a pas aidé les spécialistes francophones de l’auteur : si l’on dispose, grâce aux soins d’Édith Fournier, d’une traduction française de More Pricks than Kicks – le recueil de nouvelles dont il sera surtout question ici – on attend toujours la traduction d’une bonne partie des textes dits “de jeunesse” – poèmes, critique littéraire, et même le long roman Dream of Fair to middling Women de 1931-1932 – pour pouvoir se faire une idée plus juste du long cheminement de l’auteur vers le succès qui sera le sien à partir des années Cinquante.
John Pilling, éminent spécialiste des débuts de Beckett, à qui l’on doit entre autres une excellente monographie sur Beckett Before Godot59, propose avec Samuel Beckett’s “More Pricks than Kicks” : In a Strait of Two Wills un indispensable outil de travail à qui veut mieux connaître – et surtout mieux comprendre – le premier ouvrage de fiction de l’auteur à être publié, en 1934. Puisant, à défaut de manuscrits (qui ne semblent pas avoir survécu), dans les carnets de notes et dans la correspondance de l’époque – notamment dans celle que Beckett entretient avec son éditeur, Charles Prentice –, Pilling est en mesure de proposer une mise en contexte très éclairante de cet ouvrage resté jusqu’à aujourd’hui 427relativement peu analysé. Passant en revue, non seulement les dix nouvelles publiées, mais aussi une dernière et onzième nouvelle, « Echo’s Bones », qui fut d’abord sollicitée, puis finalement refusée par l’éditeur, le critique parvient à montrer l’intérêt de ces textes souvent difficiles d’accès. Car si l’influence de Joyce y est patente, bien d’autres sources sont mobilisées par le jeune Beckett qui n’hésite pas (encore) à faire étalage de ses très nombreuses lectures. Pilling s’est efforcé à patiemment reconstruire ce réseau d’allusions, d’emprunts et de ce qu’il appelle “auto-plagiat” dans la seconde partie de son étude.
La lecture de More Pricks than Kicks (ou de sa traduction, Bande et Sarabande), accompagnée de l’ouvrage de Pilling, est vivement recommandée à qui veut s’aventurer avec succès du côté de la nouvelle « Echo’s Bones », qui est enfin, plus de quatre-vingts ans après sa rédaction, disponible dans l’édition que vient d’en proposer un autre grand spécialiste du jeune Beckett, à savoir Mark Nixon. Dans son introduction, Nixon retrace la genèse de cette assez longue nouvelle (quarante-huit pages dans son édition) que Beckett avait entrepris de rédiger à l’invitation de Prentice lui-même, qui trouvait le recueil un peu trop court pour paraître sous forme de livre. Le problème, c’était que Beckett avait déjà fait mourir son protagoniste, Belacqua, dans l’avant-dernière nouvelle, et qu’il fallait donc le ressusciter. Ce seront en effet les derniers soubresauts d’un Belacqua provisoirement “redivivus” que la nouvelle, qui s’articule en trois volets lâchement reliés, présente au lecteur : une première partie, relativement courte, dans laquelle Belaqua, assis sur une clôture, s’entretient avec une prostituée du nom baroque de Zaborovna Privet (les notes de l’édition de Nixon s’efforcent d’expliquer ce genre de détail) ; une deuxième, bien plus longue, retraçant la rencontre de Belacqua avec un certain Lord Gall of Wormwood, qui semblerait tout droit sorti du Seigneur des anneaux (si son seul désir n’était d’encourager Belacqua à lui procurer un héritier) ; enfin, une troisième partie dans laquelle le protagoniste, assis cette fois-ci sur sa pierre tombale, s’entretient poliment avec un fossoyeur venu piller sa tombe. Ces péripéties, déjà étonnantes en tant que telles, sont racontées dans un style rhapsodique, bourré d’allusions plus ou moins obscures qui vont de Dante à Mozart, de Hamlet aux frères Grimm, et du De imitatione Christi à Marlene Dietrich. À la lecture de la nouvelle, on comprend le pauvre Charles Prentice, qui fut finalement obligé de refuser la nouvelle dont il avait 428lui-même sollicité la rédaction. « C’est un cauchemar60… », écrivit-il à l’auteur, tout en prenant sur lui cette « horrible débâcle » d’un texte qui ferait « perdre au livre de nombreux lecteurs61 ». More Pricks than Kicks parut donc finalement sans son étrange coda ; une décision qui amena l’auteur, qui avait selon ses propres dires, mis dans son texte « tout ce qu’il savait et plein de choses dont il était à peine conscient62 », à écrire le poème « Echo’s Bones », texte qui devait finir par donner son titre au premier recueil de poèmes de Beckett, paru en 1935.
L’édition de la nouvelle « Echo’s Bones », établie par Mark Nixon, offre aux lecteurs d’aujourd’hui l’occasion d’assister à un ratage qui est pourtant du plus grand intérêt. Et ceci pour au moins deux raisons : d’abord, parce que la nouvelle et sa difficile naissance permettent d’éclairer un pan de la production de l’auteur qui reste jusqu’à aujourd’hui méconnu ; mais surtout dans la mesure où ce texte constitue un formidable pied de nez à l’intention d’un Beckett classicisé, mythifié et momifié. « Echo’s Bones » ne nous laisse d’autre choix que de situer l’œuvre beckettienne dans son temps et dans son évolution.
Thomas Hunkeler
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Samuel Beckett and Pain. Mariko Hori Tanaka, Yoshiki Tajiri et Michiko Tsushima (dirs.). Rodopi, Amsterdam / New York, « Faux titre ; 372 », 2012. 244 p.
Ce livre est un recueil de dix articles classés en trois grandes parties : « Pain as Creative Force » (“La souffrance comme force créatrice”), « Pain in the Age of Uncertainty » (“La souffrance à l’âge de l’incertitude”) 429et « Pain at the Limit of the Human » (“La souffrance à la limite de l’humain”). La communauté beckettienne se réjouira qu’aient été publiés ces textes inscrits dans le cadre d’un projet de recherche initié en 2006, à Tokyo. L’introduction à cet ouvrage fut, quant à elle, rédigée peu après l’accident de Fukushima, évoqué avec émotion et retenue par les éditeurs. Une coïncidence tragique a donc voulu que le deuil subi par les Japonais ponctue la présentation d’un recueil intégralement consacré à l’expression de la souffrance dans l’œuvre de l’un des écrivains majeurs du xxe siècle, qui connut lui-même, dans sa vie, dans son entourage, douleurs et deuils (à commencer par celui de l’amour, en la personne de Peggy Sinclair), mais qui sut les donner à voir et à comprendre, les graver dans le corps de ses textes et de ses personnages, tous plus ou moins mal en point. L’anxiété, la souffrance psychique, sont aussi bien connues de l’écrivain que les douleurs physiques, qui n’en sont parfois que l’écho, ou la traduction, comme la métamorphose en “vermine” n’est, chez Kafka (autre écrivain en souffrance, et souffrant de la souffrance), qu’une forme, plus littérale et donc plus visible, du mal être de Gregor Samsa. L’introduction rappelle donc les stations d’un douloureux parcours, mais aussi les étapes successives des recherches sur la souffrance dans l’œuvre de Beckett, dont les éditeurs dressent un bilan critique fort utile, avant de préciser le projet et l’orientation de leur ouvrage : ce dernier se donne pour objectif de contextualiser l’expression de la souffrance, chez Samuel Beckett, dans son environnement culturel et philosophique, tout en explorant ses multiples facettes, ses aspects contradictoires et complémentaires, ses liens avec l’idée de justice, de communauté, et avec les approches thérapeutiques modernes, ainsi que la façon dont la souffrance se fait l’écho des traumatismes de la guerre, au cœur du quotidien le plus humble et le plus trivial.
Dans la première partie, sont regroupés des articles de Mark Nixon, « “Happily melancholy” : Pleasure and Pain in Early Beckett » (“‘Gaiement mélancolique’ : plaisir et souffrance dans l’œuvre de jeunesse de Beckett”), Graley Herren, « Mourning Becomes Electric : Mediating Loss in Eh Joe » (“Le deuil devient électrique : la perte comme médiation dans Eh Joe”), Garin Dowd, « Beckettian Pain, In the Flesh : Singularity, Community and “the Work” » (“La souffrance beckettienne, dans la chair : la singularité, la communauté et ‘l’œuvre’”), et Mariko Hori Tanaka, « The Body in Pain and Freedom of the Mind : Performing 430Beckett and Noh » (“Corps en souffrance et liberté de l’esprit : le théâtre de Beckett et le Nô”).
Dans la première partie du volume, Mark Nixon rappelle la tradition philosophique “mélancolique” dans la lignée de laquelle s’inscrivent Robert Burton, Rousseau, Leopardi, Schopenhauer, Thomas Mann, et sur laquelle s’édifia la pensée de Beckett durant les années Trente, comme en témoigne le journal d’Allemagne63. Nixon montre également que les réflexions schopenhaueriennes reviennent dans l’essai sur Proust, où elles commentent tout à la fois l’œuvre qu’il étudie, et sa propre vision du monde. Le critique montre également comment se construit, dès la fin des années Trente, l’idée d’une nécessité de la solitude et de la souffrance, sources paradoxales d’une jubilation créatrice.
Le second article s’intéresse aux procédures et autres vaines ruses des personnages beckettiens visant le plus souvent sans succès à “contourner” la souffrance, le deuil et, d’une manière générale, toute forme de perte. Pour ce faire, Graley Herren focalise son analyse sur Eh Joe (pièce écrite pour la télévision, et qui inscrit l’irrémédiable perte et le retour fantomatique de la femme aimée dans un même espace visuel et sonore), en convoquant conjointement la dimension biographique (la mort de Peggy Sinclair), la dimension intertextuelle (le lien avec Hamlet) et les théories psychanalytiques.
Garin Dowd, quant à lui, centre son attention sur la relation entre individu et société que met au jour l’expression de la souffrance dans l’œuvre en prose (plus particulièrement dans Texts for Nothing, mais aussi, entre autres, dans The Unnamable, How It Is), à travers des interrogations récurrentes sur les liens entre sujet et objet, mais aussi à travers une conception singulière de la nécessité, en même temps que de l’insuffisance, de l’œuvre d’art qui, en ce sens, possède les mêmes propriétés que la souffrance qu’elle pourrait avoir pour but d’exprimer et de conjurer tout ensemble.
Enfin, l’article de Mariko Hori Tanaka étudie l’expression – ou, plus exactement, l’expressivité et les manières d’exprimer, de “faire voir” – de la douleur dans le théâtre de Beckett, d’une façon le plus souvent muette, mise en relation ici avec les procédés stylistiques du théâtre japonais. Mimer silencieusement la douleur, en épuisant et maîtrisant pour cela une extrême intensité expressive : tel est bien effectivement 431le lien frappant entre les règles du Nô et celles du théâtre de Beckett, dont certaines pièces furent interprétées en ce sens. Cet article se fonde sur une analyse précise de plusieurs mises en scène fameuses de l’œuvre théâtrale.
La seconde partie s’ouvre sur un article de Peter Fifield, « “Frankly now, is there pain ?” : Beckett, Medicine and the Composition of Pain », qui examine la représentation de la souffrance chez Samuel Beckett, à la lumière de la médecine contemporaine. L’approche de la souffrance – que ce soit sous la forme systématique et probabiliste déroulée par un Moran, ou par le biais de l’humour noir associant la douleur du sujet à celle d’autres sujets interchangeables, qui pourtant ne souffrent pas la même peine, comme dans L’Innommable – est une posture littéraire qui, tout en étant proche de certaines analyses scientifiques, est centrée sur une réflexion d’ordre non seulement phénoménologique, mais linguistique, interrogeant l’incompatibilité radicale de la souffrance et du langage. La souffrance est à la fois descriptible et indicible, manifestation symptomatique commune à une multitude de cas, et expérience radicalement individuelle.
Dans l’article suivant, David Houston Jones propose une comparaison originale entre l’artiste contemporain Christian Boltanski et l’œuvre de Beckett (principalement The Unnamable et Krapp’s Last Tape), sous le titre « Strange Pain : Archive, Trauma and Testimony ». Chez Beckett comme chez Boltanski, en effet, le traumatisme individuel ou collectif est en quelque sorte incorporé dans l’œuvre où la fonction de l’archive est de figurer la parole de tous ceux qui en ont été privés, et qui ne peuvent témoigner de leur souffrance qu’à travers des reliques, des traces (Boltanski), ou encore une parole fantôme qui vient hanter un locuteur ventriloque, enceint de la souffrance d’un autre (comme dans le passage consacré à Worm, dans The Unnamable).
La seconde partie de l’ouvrage se clôt sur un article de Yoshiki Tajiri, consacré aux liens entre vie quotidienne et mal de vivre, dans Happy Days (« Everyday Life and the Pain of Existence in Happy Days »), et s’ouvre par une nouvelle allusion à Schopenhauer, dont la pensée est au centre de la réflexion sur souffrance et création chez Beckett. De manière originale, le critique met en relation la représentation du quotidien dans la célèbre “masterpiece” beckettienne et dans une œuvre de Harold Pinter créée trois ans auparavant (en 1958), The Birthday Party, 432marquant les débuts du dramaturge londonien. Le critique montre excellemment comment nous sont rendues sensibles, dans Happy Days, les conséquences – jusque dans les petits riens du quotidien – d’une innommable calamité. Le struggle for life de Winnie apparaît ainsi comme une admirable et nécessaire absurdité, dans un contexte où demeure omniprésent le cauchemar de la Shoah.
Dans la troisième et dernière partie de cet ouvrage de bout en bout passionnant, Jonathan Boulter, sous le titre « “We have our being in justice” : Samuel Beckett’s How It Is », analyse les relations entre souffrance, justice et ontologie. Si le langage est “justice”, ou rend justice, c’est en relation avec la nécessité du deuil, et contre une autre justice, une justice “injuste”. Les travaux de Blanchot, les textes de Lévinas et de Derrida reviennent, dans cet article encore, étayer une approche critique inséparable d’une réflexion sur l’histoire du xxe siècle. La question de la justice, comme l’écrit Boulter, est en effet la seule véritable question, mais elle exige une impossible réciprocité, dans le monde “posthumain”, déserté, que donne à voir et à penser l’œuvre de Beckett, de sorte qu’elle demeure en suspens, sans réponse ; in other words : en souffrance.
L’article de Mary Bryden, intitulé « “That or Groan” : Paining and De-paining in Beckett », montre comment le thème de la crucifixion, dans Waiting for Godot, est la base de multiples variations sur la souffrance endémique omniprésente dans l’ensemble de l’œuvre. La crucifixion est, en effet, une torture doublée d’une exhibition publique du corps souffrant, telle une mise en spectacle obscène de l’agonie de celui que Giorgio Agamben définit comme homo sacer. Mary Bryden montre ainsi, avec une grande acuité, la façon dont l’œuvre de Beckett publiée après 1945 ne cesse d’interroger l’innommable sous toutes ses formes, y compris la torture psychique, la Catastrophe ultime étant celle qui réduit au silence.
Cette idée est d’ailleurs reprise à nouveaux frais dans le tout dernier article du volume, écrit par Michiko Tsushima, « The Apperance of the Human at the Limit of Representation : Beckett and Pain in the Experience of Language », où sont explorés les confins de la représentation, c’est-à-dire, de la souffrance, avec laquelle la “Trilogie” n’en finit jamais, puisqu’elle est à la fois sujet, matière et forme de l’Innommable.
Il faut recommander la lecture de cet ouvrage, en raison non seulement de la qualité des textes recueillis, mais aussi de l’art avec lequel 433ils ont été organisés, sous l’égide des trois responsables éditoriaux, qui sont aussi les auteurs des articles ponctuant chacune des trois parties.
Florence Godeau
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Terlemez, Serpilekin Adeline. Le Théâtre innommable de Samuel Beckett. Paris, L’Harmattan, « Univers Théâtral », 2012. 268 p.
L’auteur ouvre son étude, conformément au titre qu’elle a conféré à son ouvrage, sur le caractère innommable du théâtre de Samuel Beckett. Procédant à la manière du sujet de son propos, elle met en place un questionnaire beckettien : Comment nommer ? Pourquoi nommer ? Où nommer ? Quoi nommer ? Mais, consciente de l’inanité d’une telle démarche, elle écrit : « L’esthétique de Samuel Beckett est de chercher à dire quand on n’a rien à dire ; c’est de chercher à écrire quand on n’a rien à écrire. » (p. 22). Et, c’est autour de ce “rien” qu’elle organise son approche de l’œuvre.
Ce “rien” – qui, dans les faits, procède du rem vers le nihil – recourt à l’usage d’une langue, à l’emploi de mots. Les huit parties que comporte le livre vont s’organiser sur le mode des diverses étapes que comprend une enquête visant à identifier ce théâtre qui, comme elle le souligne à son terme en citant Samuel Beckett, « “n’est qu’à partir de ce qu’il n’est pas” » (p. 246). Fascination pour les mots en quête d’une forme pour dire le vide, le rien ; vouloir, ne pas pouvoir et pourtant devoir ; tension vers le centre fondateur de l’entre-deux, la première partie met en place les données de l’équation.
Les trois parties suivantes, traitant successivement « du grotesque », « de la cruauté », d’« une politique du moindre » proposent, tour à tour, des pistes permettant d’éclairer cette énigme que constitue l’innommable. Progressant de Camus vers Rabelais, Serpilekin Terlemez montre que, 434pour Beckett, si ce monde est absurde, il convient avant tout d’en rire, et si les corps qui l’habitent sont grotesques, il faut de toute urgence les déformer. Ainsi parvient-on à ce comique du surhumain d’où, précise-t-elle, « jaillit une joie indescriptible » (p. 76). Cruauté, donc. Artaud est convoqué. Folie, même. L’importance de Dante – qui refuse de copier le réel afin de mieux le distordre – est soulignée. En ce sens, dire l’indicible institue un sens qui oriente vers le pire et à terme jusqu’à l’échec. Ainsi se constitue cette esthétique du peu, cette esthétique du moindre qui « comprend l’empêchement, l’échec et l’amoindrissement » (p. 103). Toutefois, Beckett opérant par renversement, l’empêchement n’est pas stérilité, l’amoindrissement conduit au renforcement et, en dépit de l’échec, on ne saurait fixer aucune fin au parcours. Comme l’établit sa lecture de Proust, la perte de l’identité est, selon lui, la conséquence de la temporalité, puisque être, c’est être dans le temps. Aussi l’art de Beckett, comme celui de Bram van Velde, érige-t-il en finalité l’attente et le devenir. Mais, tout étant répétition, la fin se trouve dans le commencement, et cette fin est sans fin. Le personnage beckettien étant condamné à la nuit, son œil œuvre dans l’obscurité.
Les termes de l’équation étant identifiés, Serpilekin Terlemez s’intéresse à la forme que revêt cette équation. La cinquième partie de l’étude s’intéresse au mode générique de l’œuvre. Si ce théâtre est innommable, peut-on néanmoins le nommer encore théâtre ? Faisant référence au théâtre médiéval, l’auteur établit que ce théâtre se caractérise par une esthétique du mélange, de la profusion, du métissage. Le genre théâtral se présente donc comme une aire de liberté au sein de laquelle se nouent et se dénouent les relations entre les sons et les sens. Mais, démontrant le caractère théâtral que possède, par exemple, un roman comme Mercier et Camier, elle conclut à l’inanité de toute classification procédant à l’établissement de catégories génériques étanches. Comme les personnages, le temps et l’espace dans lesquels ils évoluent, les paroles qu’ils prononcent et les silences qu’ils ménagent, le langage théâtral se situe dans un entre-deux que la partie suivante définit comme étant par excellence “le négatif” : le moi et l’autre, l’intérieur et l’extérieur, l’être et l’avoir été… La matérialisation de cet entre-deux est figurée par les jeux d’ouverture et de fermeture qui caractérisent la dramaturgie de Beckett. Tels les personnages qui s’agitent sur son plateau, ce théâtre est mu par une « grandeur négative habitée par le positif » qui est proprement 435le « Vouloir et ne pas pouvoir beckettien » (p. 181). Aussi ce théâtre est-il travaillé par le goût qu’il manifeste pour le vide et le silence, esthétique qui serait par excellence « le style “sans style” de Beckett » (p. 191). L’importance que confère Beckett à l’objet sur la scène, l’attachement que manifestent ses personnages pour les choses qu’ils possèdent, donnent un sens à l’espace que le théâtre s’avère impuissant à lui offrir.
Reformulant l’équation – non plus de façon spécifique sur le mode générique, mais de manière plus générale sous la forme du langage –, Serpilekin Terlemez identifie l’expression par excellence de l’entre-deux beckettien dans la pratique de l’auto-traduction qui place sans cesse l’écrivain entre deux langues. Dans la septième partie de son étude, elle établit que la traduction procède d’une conversion de l’autre en même et ainsi situe une reconnaissance de l’altérité à l’intérieur de l’identité. L’activité créatrice de Beckett réside précisément dans la traduction de ses textes anglais en français, et de ses textes français en anglais, ce qui, dans les faits, se révèle procéder d’une recréation perpétuelle de l’œuvre. Or, le processus exhibe deux finalités qu’assigne Beckett à son œuvre théâtrale : faire en sorte que “ça parle toujours” et parvenir corollairement à un dépouillement toujours accru de l’énoncé initial. De fait, refusant de vouer sa parole au néant, Beckett se condamne à sans cesse reprendre ses écrits afin de ne jamais les “fixer”. Et la dernière partie de l’étude de proposer un univers de référence pour ce théâtre innommable, « l’art des marionnettes ». Prenant l’exemple d’En attendant Godot, Serpilekin Terlemez rappelle que lors de sa mise en scène de la pièce en mars 1974, Beckett avait émis le désir que l’œuvre fut représentée sous la forme d’un ballet. Ainsi les personnages pouvaient-ils être efficacement vidés de toute substance dramatique, et Beckett libre de créer « la pensée marionnette avec ses marionnettes–penseurs » (p. 226). En effet, sur un rythme de music-hall, les personnages expriment par bribes les linéaments de la culture philosophique occidentale. Ce « western endiablé64 », selon la définition que donnait Beckett lui-même de la pièce, ponctué par de longues plages de silence, et dont la fin se trouve dans le commencement, était de fait fondateur d’un théâtre radicalement nouveau, littéralement innommable. Aussi logiquement Serpilekin Terlemez achève-t-elle son étude en établissant ce constat 436dont nous avons déjà souligné l’évidence : « […] le théâtre de Samuel Beckett “n’est qu’à partir de ce qu’il n’est pas” » (p. 246).
La grande qualité de cet ouvrage réside dans sa faculté à explorer l’ensemble des facettes du théâtre beckettien en démontrant que plus l’on s’évertue à inventorier ses propriétés, plus il se révèle innommable. Tantôt élargissant la perspective en s’intéressant à “Beckett avant Beckett”, en sollicitant les sources – tout particulièrement philosophiques – qui ont nourri sa pensée avant qu’il ne se consacre à l’écriture, tantôt la restreignant en se consacrant à l’analyse minutieuse de telle ou telle de ses pièces, voire de ses “dramaticules”, Serpilekin Terlemez avance pas à pas dans une enquête qu’elle n’estime achevée que lorsque toutes les voies ont été explorées. Considérant que l’œuvre de Beckett constitue un tout insécable, afin de faire la lumière sur la nature propre de l’œuvre théâtrale, elle interroge les romans, les essais et l’ensemble des métatextes rédigés par l’écrivain. Le théâtre associant au sein d’une même cérémonie le son et l’image, elle démontre l’intérêt manifesté tout au long de sa vie par Beckett pour les productions musicales, picturales et cinématographiques tant passées que contemporaines. Au sein des innombrables influences qui ont imprimé leur sceau sur la création beckettienne, elle privilégie tout particulièrement deux œuvres de référence : celle de Dante dans le domaine de la littérature, et celle de Bram van Velde dans celui de la peinture. L’entre-deux propre à Beckett se situe entre l’enfer et le purgatoire de Dante, ce qui le conduit à créer cet “antipurgatoire” au sein duquel sont enfermés ses personnages. Le désir d’échouer, qui constitue l’ambition suprême du futur prix Nobel de littérature, plonge ses racines dans l’aspiration similaire qu’exprimait le peintre néerlandais. S’appuyant bien évidemment sur les textes consacrés par l’écrivain au peintre, mais en confrontant de manière très précise les composantes de leur création et l’art qui a présidé à cette création, elle révèle les nombreuses similitudes qui permettent de relier ces œuvres entre elles. L’attente, la recherche de l’identité, l’expression du rien, la volonté et en même temps l’impossibilité de créer : autant d’éléments qui conduisent vers une concordance entre les deux univers artistiques. Toutefois, si le matériau que brasse Beckett témoigne de son immense culture tant philosophique qu’artistique et de son intérêt pour l’ensemble des modes qu’emprunte le langage, sa démarche demeure solitaire, atypique, innommable.
437Au terme de notre lecture, nous possédons la sensation d’avoir emprunté l’ensemble des routes qui mènent vers la création beckettienne, d’avoir exploré la totalité des arcanes qui renferment le mystère de cette création et d’avoir, à notre tour, acquis la conviction qu’il était vain de nous évertuer à vouloir nommer l’innommable. La pertinence du propos, la rigueur des démonstrations, la richesse des analyses permettent à l’ouvrage de constituer une pierre supplémentaire au sein de l’édifice critique bâti autour de l’œuvre à la fois si simple et si complexe de Samuel Beckett. L’on regrettera seulement, compte tenu du grand nombre des références et des notions auxquelles recourt l’étude, que ne figure pas à la fin du livre un index qui nous permettrait, après avoir effectué une première lecture linéaire, de pouvoir procéder à diverses lectures transversales.
Michel Bertrand
1 Il est l’auteur de : Proust et le moi divisé, Genève, Droz, 2006 ; et de : La Venise intérieure, Neuchâtel, La Baconnière, 1991.
2 Matthew Feldman, Beckett’s Books : A Cultural History of Samuel Beckett’s ‘Interwar Notes’, New York and London, Continuum, « Continuum Literary Studies », 2006, p. 41-57 : « René Descartes and Samuel Beckett ».
3 L. Debricon, Descartes : choix de textes avec étude du système philosophique et notice biographique, Paris, Louis-Michaud, « Les Grands philosophes français et étrangers », 1909.
4 John Pentland Mahaffy, Descartes, Edinburgh, Blackwood, 1880.
5 Gide mit cette phrase, qui reprend celle de Pascal en la modifiant, en tête de ses Morceaux choisis (Paris, Gallimard, 1921).
6 Notes de Beckett sur Geulincx, p. 78.
7 Han van Ruler, Anthony Uhlmann et Martin Wilson (dirs.), Arnold Geulincx’s Ethics with Samuel Beckett’s Notes, Leyde, Brill, 2006.
8 Alain de Lattre, L’Occasionalisme d’Arnold Geulincx, Paris, Minuit, 1967.
9 Aussi, p. 76, 104. Cette maxime est également citée p. 192, 194.
10 Après la phrase qui suit, Beckett s’exclame : « (Culot !) » (p. 115).
11 Ce livre vient d’être republié par l’éditeur Ibidem Verlag, qui le distribue désormais en Europe, tandis que Columbia University Press en assure la distribution aux États-Unis.
12 « “I am not a philosopher.” Beckett and Philosophy : A Methodological and Thematic Overview », p. 11-23.
13 Richard Lane, Beckett and Philosophy, Palgrave Macmillan, 2002.
14 John Calder, The Philosophy of Samuel Beckett, Parchment Michigan, Riverrun Press, 2003.
15 Ramona Cormier and Janis L. Pallister, Waiting for Death : The Philosophical Significance of Beckett’s “En attendant Godot”, Alabama, The University of Alabama Press, 1979.
16 Lance St John Butler, Samuel Beckett and The Meaning of Being : A Study in Ontological Parable, London, Macmillan Press, 1984.
17 John Fletcher, « Samuel Beckett and the Philosophers », Comparative Literature (University of Oregon), vol. 17, no. 1, Winter, 1965, p. 43-56. (Aussi en ligne : <http://www.jstor.org/stable/176974>).
18 Anne Henry, « Beckett et les bonnets carrés », Critique no 46, 1990, p. 692-700.
19 Ruby Cohn, « Philosophical Fragments in the Works of Samuel Beckett », Criticism, 6.1 1964. Article repris p. 169-177, in Martin Esslin (dir.), Samuel Beckett : A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs [NJ], Prentice-Hall, 1965.
20 « […] the contributions to this collection examine specific philosophical interventions (or “slashes”, as suggested by this volume’s title), in Beckett’s development and expression as a literary writer. » (p. 1) (“les contributions contenues dans ce recueil examinent des interventions philosophiques spécifiques [ou des slashes, ainsi que le suggère le titre de ce volume], dans le développement et dans l’expression de Beckett en tant qu’écrivain littéraire”).
21 « […] the way in which Beckett transformed what he read philosophically into his art. » (p. 21).
22 Tonning est plus modeste encore. Il donne son étude comme une tentative plutôt “impressionniste” de la question, en attente de documents qui permettraient le commencement véritable de son étude. Il serait en somme le premier archéologue ; d’autres devant bientôt le suivre. « While this essay has adopted an impressionistic approach to showcase the sheer variety of ways in which Schopenhauer’s influence colors Beckett’s thought, reading and writing, future scholarship in any of the areas highlighted above will need to become more systematic. As mentioned before, vital information about Beckett’s Schopenhauer editions is forthcoming […]. » (p. 66) (“Alors que cet essai a adopté une approche impressionniste afin de mettre en évidence l’extrême variété des manières dont l’influence de Schopenhauer colore la pensée, la lecture et l’écriture de Beckett, les recherches futures dans l’un ou l’autre des domaines précisés ci-dessus auront à devenir plus systématiques. Comme nous l’avons dit plus haut, des informations cruciales au sujet des éditions de Schopenhauer utilisées par Beckett sont imminentes”).
23 « […] although Beckett’s work has been compared to the philosophy of Henri Bergson since the earliest Anglophone studies, there has never been an attempt to move beyond comparison to establish the relationship on a firm empirical footing. » (p. 68) (“L’un des problèmes pour les chercheurs abordant l’influence de Bergson sur l’œuvre de Beckett est que l’on ne sait pas quand Beckett lut Bergson pour la première fois.”).
24 « One of the problems for scholars considering the influence of Bergson on Beckett’s work is that it is not known when Beckett first read Bergson. » (p. 69).
25 « Samuel Beckett, Wilhelm Windelband and Nominalist Philosophy », p. 110-139.
26 Pascale Casanova lui a consacré, il y a près de quinze ans, un livre entier (Beckett l’abstracteur : anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1997) qu’Einarsson, d’ailleurs, ne cite pas.
27 Karim Mamdani le dit précisément : « Einarsson provides a philosophical reading of Beckett […]. » (p. 317) (“Einarsson offre une lecture philosophique de Beckett”).
28 « This is itself a philosophical interpretation […]. » (p. 318).
29 Stanley E. Gontarski et Anthony Uhlmann (dirs.), Beckett after Beckett, Gainesville, University Press of Florida, « Crosscurrents », 2006, p. 143.
30 Voir aussi : CSPr, xvi-xviii.
31 Gabriel d’Aubarède, « En attendant Beckett » [entretien avec Samuel Beckett], Les Nouvelles littéraires, no 1746 [Paris, Larousse], 16 février 1961.
32 On sait que cet aspect est à l’honneur à présent dans le monde anglophone, pénétré par le souci d’“historiciser” l’œuvre.
33 Chris Ackerley and Stanley Gontarski (dirs.), The Grove Companion to Samuel Beckett, New York, Grove Press, 2004.
34 Nous recommandons l’excellente recension de Matthieu Protin, « Du Dictionnaire au compagnon : Beckett en mouvement », Acta Fabula, Beckett, de mal en pis [e.l.] <http://www.fabula.org/revue/document6604.php> (page consultée le 16 mars 2015).
35 Dans ce qui suit, le titre des notices figure en petites capitales. Afin de souligner, au fur et à mesure, la spécificité du Dictionnaire, nous indiquons d’un astérisque les notices qui ne se trouvent pas dans le Companion.
36 Sur la question des relations entre Beckett et Pelorson, voir supra (p. 359-360) l’étude de la correspondance, où Garin Dowd précise que, contrairement à ce que l’on a pu affirmer ailleurs, les relations entre les deux hommes reprirent à partir de 1951.
37 Beckett lui-même en fait la remarque : « I am really very tired of Godot and the endless misunderstanding it seems to provoke everywhere. » (“Je suis vraiment très fatigué de Godot et de l’interminable malentendu qu’il semble provoquer partout.”) (Lettre à Pamela Mitchell, 18 août 1955, L2, 540).
38 Protin, « Du dictionnaire au compagnon : Beckett en mouvement », art. cité.
39 Le “simple” passage d’une langue à l’autre entraîne une différence fondamentale dans la réalité de la “voix” de l’écrit, ainsi que l’ont remarqué Hugh Kenner et Ruby Cohn, au sujet de Comment c’est (Ruby Cohn, A Beckett Canon, Ann Arbour, University of Michigan Press, 2005, p. 255, 402 n. 11).
40 Ackerley and Gontarski, The Grove Companion, op. cit., p. 627.
41 Il est toutefois précisé que l’origine de cette citation reste inconnue.
42 David Houston Jones, The Body Abject : Self and Text in Jean Genet and Samuel Beckett, Oxford, Peter Lang, 2000.
43 Bjørn K. Myskja, The Sublime in Kant and Beckett, Berlin / New York, Walter de Gruyter, 2002.
44 Erich Auerbach, Mimesis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Cornélius Heim trad., Paris, Gallimard, « Tel », 1968.
45 Shane Weller, « Last Laughs : Beckett and the Ethics of Comedy », JOBS, no. 15/1 and 2, 2005-2006, p. 35-59.
46 On songe, au premier chef, à celle de Gary Adelman, Naming Beckett’s Unnamable, Lewisburg, Bucknell University Press, 2004.
47 Je paraphrase Mooney : « Translation cannot be considered extrinsic to the central concerns of Beckett’s writing, when the polyglot was never to disappear from his work as a means of dispossession and dislocation of the I […] and where the trope of citing […] continues to haunt the speakers. » (p. 31).
48 En accord avec la lecture de David Lloyd et Anna McMullan, Mooney envisage la participation de Beckett à l’anthologie comme l’indice d’une adhésion politique à l’agenda idéologique du volume, même si elle reconnaît l’essentialisme présent dans les contributions qui la composent (voir p. 69-73).
49 [Trad. de :] « Beckett’s self-translations need to be read in terms of their response to specifically Irish post-independence national anxieties. » (p. 147).
50 [Trad. de :] « The Beckettian novel moves into the new linguistic terrain of French, but remains on the old geographical terrain of Ireland […]. » (p. 106).
51 « The lost linguistic discipline of a foreign tongue is displaced onto the successive confinements of the human body on the Beckettian stage. » (p. 170) (“La discipline linguistique perdue d’une langue étrangère est déplacée vers les enfermements successifs subis par le corps humain sur la scène beckettienne.”).
52 « His dramatic return to English constitutes in effect a form of re-entry into language, as though for the first time. » (p. 170) (“Son retour spectaculaire à l’anglais constitue, en effet, une forme de nouvelle entrée dans la langue, comme si celle-ci se produisait pour la première fois.”).
53 Beckett, in Tom Driver, « Beckett by the Madeleine » ; entretien reproduit p. 217-223 in Lawrence Graver and Raymond Federman (dirs.), Samuel Beckett : The Critical Heritage, London, Routledge & Keagan Paul, 1979 (p. 219).
54 « […] as irrelevant as a Biedermeier bathing suit or the imperturbability of a gentleman. » (L1, 518) ↔ « […] tout aussi caducs qu’un costume de bain Biedermeier ou que l’imperturbabilité d’un gentleman. » (Beckett, « La Lettre allemande », Bernard Hœpffner trad., p. 14-16 in Marianne Alphant et Nathalie Léger [dirs.], Objet Beckett, Paris, Centre Pompidou / IMEC éditeur, 2007 [p. 15]).
55 Edmond Jabès, Le Livre des questions, t. I, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1988, p. 65.
56 Ciaran Ross, Aux frontières du vide : Samuel Beckett, une écriture sans mémoire ni désir, New York / Amsterdam, Rodopi, « Faux titre ; 249 », 2004.
57 Lettre à MacGreevy, 6 octobre 1937 (L1, 552).
58 Voir, à ce sujet, les Trois dialogues avec Georges Duthuit, ainsi que les lettres de Beckett à Duthuit (L2).
59 John Pilling, Beckett before Godot, Cambridge, Cambridge UP, 1997.
60 Nixon, in op. cit., p. 114.
61 Ibid.
62 Ibid., p. xiii.
63 Voir supra, la chronologie établie par Mark Nixon (p. 313-345).
64 Roger Blin, Roger Blin : souvenirs et propos, propos recueillis par Lynda Bellity Peskine, Paris, Gallimard, 1986.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5023-5
- EAN : 9782812450235
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5023-5.p.0375
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français