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Classiques Garnier

Comptes Rendus

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Revue des lettres modernes. La Violence dans l’œuvre de Samuel Beckett. Entre langage et corps
  • Auteurs : Rabaté (Jean-Michel), Clément (Bruno), Ravez (Stéphanie), Brown (Llewellyn), Bernard (Florence), Louar (Nadia), Jousset (Philippe), Ost (Isabelle), Hunkeler (Thomas), Godeau (Florence), Bertrand (Michel)
  • Pages : 375 à 437
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Samuel Beckett, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812450235
  • ISBN : 978-2-8124-5023-5
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5023-5.p.0375
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2017
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Notes de Beckett sur Geulincx. Nicolas Doutey (dir. et préface), avec les contributions de Thomas Dommange, Matthew Feldman, David Tucker, Anthony Uhlmann et Rupert Wood. Besançon, Les Solitaires intempestifs, « Expériences philosophiques », 2012. 271 p.

Bizub, Edward. Beckett et Descartes dans lœuf : aux sources de lœuvre beckettienne, de Whoroscope à Godot. Paris, Classiques Garnier, 2012. 295 p.

Ces deux ouvrages sont passionnants, ils étaient nécessaires et même attendus ; ils éclairent de multiples manières les rapports de Beckett à la philosophie cartésienne et post-cartésienne, et débouchent sur une vision synthétique de lœuvre entière. Ils séclairent lun lautre, tant sont nombreux les ponts conceptuels entre Geulincx et Descartes, tant fut féconde la découverte de lun et de lautre par le jeune écrivain.

Le livre le plus ambitieux est sans doute celui de Bizub, fin spécialiste de Proust, auteur de deux livres érudits sur la fin de siècle et les rapports de Proust à la psychologie1. Ici, son projet semble plus simple : lire de très près le poème « Whoroscope » – face auquel la plupart des spécialistes ont baissé les bras, ou nont donné que des interprétations rapides et désinvoltes –, le prendre au sérieux, lannoter systématiquement, afin dy rechercher moins des sources inconnues que les prémisses dun rapport ambivalent à Descartes et à la philosophie toute entière. Cest pourquoi Bizub peut conclure à bon droit ainsi : « Whoroscope a ouvert un champ dinvestigation qui nous a permis de jeter un éclairage sur la fondation de lœuvre beckettienne. Cet ouvrage inaugural, où certains voient le texte dun épigone sous lemprise de Joyce et dautres un feu dartifice linguistique un peu prétentieux et même agaçant, se révèle être une mine dor pour saisir la naissance spontanée dune esthétique. » (p. 283).

Sous la plume alerte de Bizub, cest bien une “mine dor” quon explore. Il ne se contente pas de revenir vers les sources connues. Il cite Lawrence Harvey, dont lexcellent Samuel Beckett, Poet and Critic 376(1970) – qui fut révisé par Beckett lui-même, et est donc doublement autorisé – parle des « Cartesian Beginnings » (p. 17, n. 2) (“Débuts cartésiens”) pour présenter un commentaire de plus de cinquante pages sur « Whoroscope ». Pourtant, il est clair quen dépit de la subtilité de Harvey, il restait un grand nombre dobscurités à élucider dans ce poème. Plus récemment, Matthew Feldman a consacré une partie de son analyse génétique des carnets de Beckett aux rapports entre Descartes et Beckett2. Nous savons que Beckett avait travaillé sur Descartes à Trinity College, donc au moins une année avant de venir à lÉcole Normale Supérieure. Il sy remit à lENS, aidé en ce travail par Jean Beaufret, qui lui avait prêté son exemplaire dun recueil scolaire de morceaux choisis, Descartes : Choix de Textes3. Le fait que ce livre se fût retrouvé dans la bibliothèque de Beckett à sa mort indique son importance.

Or la lecture en profondeur que donne Bizub de « Whoroscope » – lu avec amour et passion, comme autrefois Roland Barthes annotait et déployait une nouvelle de Balzac dans S/Z – nous renvoie vers un autre livre, peu connu des Beckettiens : Descartes, le philosophe au masque, de Maxime Leroy, publié en 1929, juste au moment où Beckett se mit à composer son célèbre poème en moins dune journée. Ce quapporta Leroy à Beckett était une vision critique et démystificatrice de Descartes, quil voit comme un penseur “masqué” qui dit rarement ce quil pense vraiment, surtout en matière de religion. Beckett sinscrirait dans cette mouvance, car sil semble bien avoir compris le “système” philosophique de Descartes, il sintéresse surtout à ces minimes biographèmes qui contredisent ou subvertissent les idées reçues sur le fameux “rationalisme” du philosophe. Montant en épingle ses superstitions au sujet de sa date de naissance, son horoscope, sa famille, un amour denfance avec une petite fille aux yeux “louches” qui ne peut manquer dévoquer Lucia Joyce, ses rapports troubles avec la reine Christine de Suède et, bien sûr, ces omelettes faites avec des œufs couvés plus de huit jours, Beckett singénie à empiler des détails saugrenus qui vont faire achopper la constitution dun fondement absolu du sujet.

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Si ces anecdotes ou faits divers biographiques montés en un véritable patchwork par Beckett viennent pour lessentiel du petit livre de Mahaffy4 – qui avait introduit le jeune Beckett à la pensée de Descartes lors de ses études à Trinity –, Leroy laurait conforté dans ses tendances parodiques, lincitant à lire Descartes à rebours, à le prendre par sa face cachée, à le saisir par son inconscient : un inconscient dont nous pouvons nous faire une idée avec ses rêves prémonitoires et ses multiples lubies.

Cest ainsi que « Whoroscope » nous mène par des chemins détournés à une des sources les plus importantes quon avait imputées à Descartes – et Bizub est excellent dans son analyse des velléités du philosophe détablir son originalité à tout prix, puisquil ne reconnaissait publiquement aucun modèle – lorsquon arrive au « Fallor, ergo sum » de saint Augustin. Beckett fait ainsi avorter le système cartésien dès le départ. Un peu perversement, il sintéresse à ses limites, à son hypocrisie, à sa quête aporétique dune fondation pure. Ce sont des limites quil trouvera de manière encore plus évidente chez Geulincx. Cest ainsi que le dualisme cartésien de la matière et de lesprit devient rapidement un vieux couple de clowns fatigués, quand ce nest pas la tempête de « pets affirmatifs et négatifs doù sont sortis et sortent toujours ces foireux aposterioris de lEsprit et de la Matière » (Dsj, 56-57). La lecture patiente de Bizub nous fait suivre, dans ses multiples ramifications, la manière subtile de ce poème qui incarne limpensé de Descartes en mettant en scène de manière assez dramatique, donc aussi théâtrale, ses hallucinations fièvreuses juste avant sa mort. Le temps est ainsi vectorisé, son issue ne se réduit pas à une omelette bien en chair où nagent des avortons à plumes – variation inattendue sur le balut des Laotiens, Cambodgiens et Vietnamiens : cet œuf en coque assez avancé pour quon reconnaisse loisillon, donnant un mets apprécié pour ses effets aphrodisiaques, ce qui ramène dailleurs vers la “putain” (whore) du titre en clin dœil – mais elle se trouve quand apparaît la Mort : elle saisit le philosophe qui ne lavait pas prévue dans son horoscope.

Le fait que Descartes eut attribué sa décision de devenir philosophe aux trois rêves violents quil fit dans la nuit du 10 novembre 1619 dans son “poêle” près de la ville dUlm suffirait à nuancer son “rationalisme”, un rationalisme qui devient la bête noire de Beckett. Bizub – qui cite souvent Alain Badiou, mais aussi Derrida et Foucault dans leur célèbre controverse 378sur le sens à donner aux thèmes du malin génie et de la folie dans les Méditations philosophiques – met aussi laccent sur le fait que linfluence de Descartes se réduit peu à peu à la “torture du cogito”, point développé par Badiou dans une lecture philosophique qui réunit Descartes et Husserl.

Le livre de Bizub développe point par point les strophes et leurs réseaux intertextuels et, pourtant, il ne tombe jamais dans le travers de luniversitaire qui dispense son savoir. Sa plume alerte nous fait traverser lœuvre entière plusieurs fois, passant par la pochade sur Jean du Chas, par Murphy, par le carnet de notes diverses intitulé lui aussi « Whoroscope », avant de déboucher sur une extraordinaire discussion des « godillots » (p. 246-254) cachés ou exhibés dans Eleutheria et En attendant Godot, pour aller vers les piétinements boueux de Comment cest. Bizub névite pas certaines erreurs quil sera facile de corriger : lindépendance de lIrlande ne date pas de 1915 comme il est dit (p. 36), mais de 1921. Joyce ne vise pas à créer un « dialogue avec de grands penseurs » (p. 37) dont il traduirait la vision du monde par son écriture. Beckett ne voit pas lœuvre de Joyce comme évoquant un Paradis, tandis que lui préfère son Enfer (p. 164 et 284), car, comme on nous le rappelle (p. 38-39), cest le côté “purgatorial” de lécriture de Joyce qui touche Beckett, cest-à-dire son infinie progression dans la germination des mots, sans atteindre aucun Ciel.

Autant Bizub est excellent sur le côté religieux de Proust – dont les épiphanies sont toutes décrites par Beckett selon un vocabulaire religieux –, autant il est dangereux de rabattre cet aspect sur lesthétique du dernier Joyce. Cest là quune distinction importante simposait : sil est certain que Joyce a forcé Beckett à sintéresser à lœuvre de Vico, on ne peut oublier que Vico était foncièrement un anti-cartésien. Vico a passé son temps à récuser le modernisme scientifique de Descartes au nom des mythes, des poèmes et des documents historiques qui perdurent dans la littérature. On ne peut oublier que Beckett sest aussi battu contre ce paradigme-là, et pas seulement contre le “monstre” de la toute-puissance verbale. Cest pourquoi le seul moment où je ne suis pas tout à fait convaincu par une lecture précise concerne les vers 8-10 de « Whoroscope », interprétés comme évoquant « un marin qui se déplace sur le pont dun navire avec un sac de pommes de terres sur lépaule en dirigeant ses pas en sens inverse de lorientation du vaisseau. Sil avance dans le sens opposé de celui du bateau et à la même vitesse, le mouvement nexiste plus ! » (p. 52). Ceci glose les vers assez obscurs :

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Were moving he said were off—Porca Madonna !

the way a boatswain would be, or a sack-of-potatoey charging Pretender.

Thats not moving, thats moving. (CPo, 1)

Les annotations du poème renvoient au passage célèbre des Principes de la philosophie (XIII), condensant ce que Beckett nomme « sophistry » (CPo, 5) (“sophisme”) de Descartes, qui tente dappliquer et de récuser à la fois les thèses de Galilée. Un homme qui est sur un bateau ne perçoit pas le mouvement du vaisseau, tandis que ceux qui lobservent de la rive le voient parfaitement. Mais dans cette non-perception se glisse toute une anthropologie des passions, un traité des émotions. Pour Descartes aussi, « les extrêmes me touchent », pour citer le bon mot de Gide5. Bref, nous sommes passés ici, insensiblement, de la physique du mouvement chez Descartes à léthique de la liberté paradoxale exposée par son disciple Arnold Geulincx. Par un effet danachronisme presque délibéré, Bizub nous a fait pénétrer dans lunivers bien différent du penseur flamand, dont une des propositions qui ravissait Beckett consiste en ceci :

Sur un navire qui file vers lOuest, rien nempêche la passager de marcher vers lest. Ainsi, même si le monde est porté par la volonté de Dieu, charrié par elle dans un élan irrésistible, rien ne nous empêche pour notre part de refuser cette volonté au terme dune réflexion libre et pleinement nôtre6.

Ceci est repris dans Molloy, quand le narrateur pense à Geulincx :

Moi javais aimé limage de ce vieux Geulincx, mort jeune, qui maccordait la liberté, sur le noir navire dUlysse, de me couler vers le levant, sur le pont. Cest une grande liberté pour qui na pas lâme des pionniers. Et sur la poupe, penché sur le flot, esclave tristement hilare, je regarde lorgueilleux et inutile sillon. Qui, ne méloignant de nulle patrie, ne memporte vers nul naufrage. (Mo, 67)

Effectivement, comme disait le poète, « thats not moving, thats moving ! » (CPo, 1). Si lon peut, de plus, imaginer ce sillage comme un wake, ce passage à lenvers – cette traversée rétrospective, le dos tourné à la destination – peut aussi figurer le long “adieu” de Beckett à Joyce ou, du moins, à sa posture héroïque encore incarnée par lartiste quasi divin, encore possible avant-guerre, mais invalidée depuis.

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Le compendium de textes offert à notre attention par Nicolas Doutey est remarquablement riche, équilibré et condensé : nous trouvons la traduction française des pages latines copiées, souvent deux fois, et dactylographiées par Beckett, à partir des œuvres principales de Geulincx, et puis tout un appareil critique à plusieurs voix. Une telle polyphonie de voix et de points de vue était nécessaire, car quiconque se met à lire de près les textes de Geulincx réalise à quel point ils sont fascinants, mais aussi obscurs et contradictoires. Ce passage précis va donc être commenté par Matthew Feldman (p. 196), mais il avait été discuté par Anthony Uhlman qui, le premier, avait eu lexcellente idée de rassembler et de présenter les passages de Geulincx copiés par Beckett dans Arnold Geulincxs Ethics with Samuel Becketts Notes7. Jai aussi trouvé excellente lidée de demander à un philosophe qui ne parle pas de Beckett de conclure par une évaluation de limportance de Geulincx. Cest ce qua fait Thomas Dommange dans un essai admirable, « Geulincx ou la mécanique de lineffable », où il est question de “pantins” et de “grâce”. Lon perçoit en quoi la pensée de Geulincx – qui admet que tout arrive par la volonté de Dieu, même si nous pouvons croire un moment à la possibilité de sy soustraire – est moins une pensée de limpuissance et du non-savoir (ce qui est aussi le cas) quune pensée du miracle permanent. Geulincx nous amène à nous désapprendre de nos certitudes, même en ce qui concerne le moindre de nos mouvements, puisque nous ne savons pas vraiment comment il se peut que notre volonté fasse agir nos doigts ou nos jambes. Si donc nous devenons des “pantins” de Dieu – si le principe de causalité na plus cours –, alors chaque minute de notre vie se charge de “grâce” – et Geulincx annonce la pensée de Kleist sur les marionnettes.

Ceci avait été exploré il y a quelques décennies par Alain de Lattre dans un ouvrage marquant sur lOccasionnalisme8, une philosophie aussi dérangeante et surprenante que limmatérialisme de George Berkeley : Beckett na pu manquer dêtre frappé par les nombreux parallèles entre leurs théories de la perception et de laction réparatrice dune discordance humaine procurée par Dieu, afin de faire tenir le monde de manière cohérente. La richesse des commentaires croisés des auteurs 381rassemblés par Doutey est telle que je ne puis que recommander aux Beckettiens de lire de très près lensemble de ces essais, lun de 1993, les autres plus récents.

Ce qui va mintéresser ici est un problème de traduction. Beckett semble adorer le « beau belgo-latin » (Mu, 153) des textes de Geulincx, ou sen moquer dans des lettres ; toujours est-il que sil est facile de transformer le principe cartésien de “cogito ergo sum” (la seule “idée reçue” que Flaubert note à propos de Descartes) en son inverse, qui met laccent sur le non-savoir – ce qui donnerait un nescio ergo sum pour Geulincx –, en revanche, il est plus difficile de rendre la maxime centrale de lÉthique de Geulincx : Ubi nihil vales, ibi nihil velis. Lorsque le narrateur de Murphy la cite à son tour, il la glose ensuite de cette façon : « Mais il ne suffisait pas quil ne voulût rien là où il ne valait rien []. » (153). Or je remarque que cette même maxime, le « premier Axiome de lÉthique » (p. 103), est toujours rendue par : « Là où tu nas aucun pouvoir, garde-toi aussi de vouloir []9» Faut-il donner au verbe valere son sens latin premier, celui d« avoir du pouvoir » – marqué par les concepts de santé, de force et de puissance – ou bien son sens plus moderne, donc plus belge que latin, de « valoir » quelque chose (ou rien) ? En ce cas, la maxime devrait sentendre comme : Là où tu ne vaux rien, tu ne voudras rien. Mais le je ne sais rien nest pas si loin. On ne peut sempêcher de penser aux méditations du dernier Foucault sur le rapport presque réversible du savoir au pouvoir… Il faut croire que Geulincx avait déjà balisé ce terrain sémantique assez miné. Cest sans doute pourquoi Beckett ne pouvait sempêcher dadmirer son “culot” philosophique10, quand il cite cette remarque qui sera à lorigine dune de ses allégories les plus connues, lhistoire “drôle” du tailleur dans Fin de Partie : « Ai-je le corps et lâme défaillants, et une intelligence de quelque valeur ? Je serai tailleur. » (p. 115). On néchappe donc pas à la philosophie pré- ou post-kantienne de Sartor Resartus.

Jean-Michel Rabaté

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Sigles et éditions cités

CPo

Collected Poems in English and French. New York, Grove Press, 1977.

Dsj

Disjecta. London, John Calder, 1983.

Mo

Molloy. Paris, Minuit, 1951.

Mu

Murphy. Paris, Minuit, 2009.

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Beckett/Philosophy. Matthew Feldman and Karim Mamdani (dirs.). Sofia, University Press « St. Klimrnt Ohridski », 2012. 323 + xvi p.

Ce volume collectif11 nest certes pas le premier, ni sans doute le dernier ouvrage consacré aux rapports que lœuvre de Beckett entretient avec la philosophie. Matthew Feldman et Karim Mamdani, les éditeurs de celui-ci, en sont bien conscients. Il ne serait même pas exagéré de dire que cest la conscience quils en ont qui les a incités à rassembler cette quinzaine de textes (presque tous publiés déjà en 2011 dans la Sofia Philosophical Review), écrits, pour la plupart dentre eux, dans un esprit réellement différent de celui qui a donné lieu à un nombre impressionnant darticles et détudes sur le même sujet.

Mais quel sujet, au juste ? La question nest pas si vaine quon pourrait le croire. Dans un texte liminaire précieux, une sorte de “vue générale” sur la question12, Matthew Feldman a beau jeu de passer en revue, non sans une légère ironie quelquefois, les différents types douvrages portant sur les rapports que cette œuvre singulière entretient – ou est censée entretenir – avec la philosophie : Beckett and Philosophy13, The Philosophy of Samuel 383Beckett14, Waiting for Death : The Philosophical Significance of Becketts “En attendant Godot15, Samuel Beckett and the Meaning of Being16, « Beckett and the Philosophers17 », « Beckett et les bonnets carrés18 », « Philosophical Fragments in the Works of Samuel Beckett19 », etc. On nen finirait pas dénumérer ces livres, ces études, ces allusions, surtout si lon savisait dajouter à cette interminable liste celle des essais portant sur le lien supposé entre Beckett et tel philosophe ou telle philosophie (Heidegger, Wittgenstein, lexistentialisme, la phénoménologie, le bouddhisme, etc.), voire les études que quelques philosophes (et non des moindres) ont consacrées à Beckett (Adorno, Deleuze, Badiou, etc.). On pourrait donc sétonner, voire hausser les épaules (“Encore un !”), à la lecture du seul titre de ce volume, Beckett/Philosophy.

Ce titre est pourtant remarquablement modeste et intelligent. Modeste, parce que le “slash” refuse à lévidence de prendre parti sur la nature du lien ou du rapport de Beckett avec la philosophie, ou de la philosophie avec Beckett, ou encore de “linfluence” (un mot que le volume soumet très rigoureusement à la question) que la philosophie a pu avoir sur Beckett. Modeste encore, parce quil semble prendre acte de la prolifération de textes qui pourraient lui être opposés comme autant darguments en faveur de labstention. Modeste enfin, et surtout, parce que presque tous les articles (mais pas tous, jy reviendrai) évitent de succomber à la tentation herméneutique (dire de Beckett ce quil “veut” dire), le pari des éditeurs semblant être quon peut (et sans doute quon doit) parler de Beckett et de philosophie, sans la volonté systématique den dire le sens.

Dans quel esprit ces textes ont-ils été conçus, puis rassemblés ? Il me semble que la réponse tient en un mot qui, même sil nest nulle part prononcé, rend un compte exact de la démarche de Matthew Feldman et de Karim Mamdani : cest le mot archéologie. Avant même 384la “vue densemble” (overview) du problème, Feldman précise, dans son introduction, que les études du recueil se sont donné comme objectif de préciser les conditions dans lesquelles la philosophie est venue interférer, de façon à lévidence féconde, dans le développement et la mise en place des moyens dexpression dun écrivain qui devait finir par obtenir le Prix Nobel de littérature20. Comment cela est-il arrivé ? Eh bien, en partie parce que Beckett a forgé son langage, sa pensée, sa poétique, sans rien renier des inquiétudes ou des curiosités nées de ses lectures philosophiques. Cest cette part de la genèse que le recueil se propose non pas exactement de reconstituer (sur ce point aussi, lentreprise est modeste) mais dévoquer, à partir de quelques exemples, certains relativement connus, dautres plus inattendus.

Lintelligence rejoint ici la modestie. Car cest une entreprise réellement intelligente que celle qui consiste à mettre à la disposition des critiques, ou des commentateurs, ou des interprètes, ou des metteurs en scène, ou des traducteurs (autant de personnes qui doivent se soucier de la manière dont le texte quils ont en main sest constitué), tous les ingrédients qui entrent dans sa composition, et toutes les étapes – on serait tenté de dire toutes les strates – de son élaboration.

Ce que montre à lévidence le recueil, cest que le souvenir des lectures de textes philosophiques que Beckett a effectuées au début de sa carrière ont joué, dans la suite de lœuvre – cest-à-dire en fait, sur la construction de cette œuvre –, un rôle absolument déterminant. Il serait évidemment dangereux et probablement restrictif de ramener à une idée ou à une formule la démarche des auteurs, et spécialement celle de Matthew Feldman, dont les propositions sont toujours très nuancées, mais sil fallait donner une idée de lorientation globale du recueil dans lequel il occupe lui-même une place de premier plan, on pourrait dire que son propos vise en gros à établir les conditions dans lesquelles – et les outils au moyen desquels – Beckett a transformé en littérature le matériau philosophique quil a choisi très tôt de faire entrer dans le corps même de son œuvre21.

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On comprend du coup que laffaire de Feldman, pas plus dailleurs que celle de la majeure partie des auteurs du volume, ne soit pas dévaluer, encore moins détablir ou de prouver, linfluence de tel philosophe sur Beckett. Et lorsque le mot influence surgit malgré tout, ici ou là, il ne faut pas lentendre tout à fait au sens habituel. Lorsque Erik Tonning, par exemple, réévalue à la fin de son étude sur Beckett et Schopenhauer la question de “linfluence” de celui-ci sur celui-là, arguant que lon na fait jusquici quaborder très superficiellement la question, puisquon ignorait certains faits importants : ceux qui, précisément, permettraient de reconstituer la manière dont Beckett lavait lu, dans quelles conditions il lavait fait, et quels composants il avait pu en retenir pour écrire ses livres. Tant que cette archéologie na pas été entreprise (Tonning donne la biographie de Knowlson comme le point de départ de la possibilité de cette réévaluation), rien de solide ne peut être dit du rapport entre Beckett et Schopenhauer22.

Létude sur Beckett et Bergson, que signe David Addyman, procède un peu de la même manière. Sans revendiquer explicitement une démarche archéologique, Addyman constate, pour commencer, que si de très fréquents rapprochements ont été effectués entre les deux œuvres, aucun effort réel na jamais encore été entrepris pour dépasser ce réflexe comparatif et établir les bases solides dune éventuelle relation23. Comment parler sérieusement dinfluence, demande-t-il, quand on ne sait même pas clairement quand Beckett a lu Bergson24 ?

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Cest ainsi que fonctionnent en réalité la plupart des articles de ce recueil, qui est donc construit dune manière très cohérente sur le souci détablir fermement les faits qui ont permis à lœuvre de sédifier en référence, plus ou moins ouverte, à telle ou telle philosophie. Outre des articles sur Schopenhauer et Bergson, on trouvera dans ce volume des études, menées dans le même esprit, sur Vico (par Donald Verene) ; sur la philosophie grecque antique (par Peter Fifield) ; sur Leibniz (par Chris Ackerley) ; sur Berkeley (par Steven Matthews) ; sur Geulincx (et Kleist !) (par David Tucker) ; sur Kant (par Peter Murphy) ; sur Fritz Mauthner – il sagit ici de philosophie du langage (par Dirk Van Hulle) – et, bien sûr, sur Samuel Johnson (par Emilie Morin).

Il convient dajouter à ces études celle que Matthew Feldman consacre à Wilhelm Windelband, philosophe auquel Beckett est certes redevable de la coloration nominaliste de nombre de ses textes, mais aussi et surtout, historien de la philosophie. Cette étude25 est en vérité très précieuse, car elle vient en appui de lune des thèses principales du livre, selon laquelle la connaissance que Beckett pouvait avoir des philosophes était très souvent de seconde main. Feldman rappelle, en effet, que les premières lumières que Beckett a sans doute eues sur Geulincx, sur Berkeley, sur Leibniz, etc., cest dans les écrits de Windelband quil les a trouvées.

De ces travaux dinspiration plus ou moins archéologique, Feldman se risque à tirer quatre points forts, auquel le volume donne en effet une grande vraisemblance. Premier point : la culture philosophique de Beckett sest constituée très tôt ; Feldman la date en gros de son séjour parisien. Toute – ou presque toute – laffaire philosophique sest jouée pour Beckett disons entre 1928 et la fin des années Trente. Second point : cette culture est effectivement le plus souvent une culture de seconde main, et le livre dans son ensemble apprend beaucoup de choses au lecteur sur ces passeurs. Windelband est lun dentre eux, bien sûr, mais, troisième point : le plus illustre dentre eux est sans conteste Joyce lui-même, par qui Beckett a eu dabord accès à Vico, avec les conséquences que lon sait. Le dernier point est, à mes yeux, le plus important, et de loin : toutes ces références ont toujours fonctionné pour Beckett comme des incitations à la création littéraire.

Ce qui ressort à la lecture de ces essais en effet, cest que jamais la philosophie – ou une thèse philosophique particulière – na été pour Beckett suffisamment forte ou importante pour être prégnante, jamais 387elle na été un propos, jamais elle na constitué une intention – en aucun cas elle ne saurait fournir une clef à sa lecture, encore moins aider à dire son sens. La philosophie est un des matériaux dont lœuvre est faite, dune manière qui nest peut-être pas si différente que cela des souvenirs et allusions autobiographiques dont lœuvre fourmille, sans quon puisse dire évidemment quils lexpliquent. Là est sans doute lapport essentiel du livre de Matthew Feldman et de Karim Mamdani.

Il sagit donc dun livre non pas seulement utile mais précieux qui témoigne, de la part des contributeurs, dun travail et dune patience impressionnants, qui met en œuvre une solide érudition et fournit donc, non seulement des faits, des informations, des sources précises, mais semploie à asseoir, discrètement sans doute mais décidément, quelques principes méthodologiques fermes, dont le plus important est probablement celui qui tient que la question du sens de lœuvre ne peut se résumer à lélucidation ou au commentaire dun lien avec un texte philosophique ou à la lecture dun philosophe précis ; et que cette question ne saurait de toute façon être abordée, avant que soient établis clairement un certain nombre de faits – ou pour le dire autrement, reconstituée larchéologie du lien en question.

Cest parce que ce principe se confirme, et que lévidence de son bien-fondé se renforce au fur et à mesure de la lecture, que la dernière partie du volume est moins convaincante. Les trois dernières études diffèrent incontestablement de ton, de propos, desprit, de ces essais plus ou moins archéologiques. Non quils soient inintéressants ; mais ils relèvent dune autre logique. Et ils donnent aussi le sentiment dune moins grande urgence. La question de labstraction, par exemple, dont traite Lotta Palmsteirna Einarsson (« Beckett and Abstraction »), est réellement importante ; mais outre quelle nest pas tout à fait nouvelle26, elle donne limpression – précisément parce que lauteur met laccent sur une visée phénoménologique de Beckett – dêtre un peu en porte-à-faux par rapport aux principes sagement posés par Feldman au début du volume27. Et lon serait tenté de dire la même chose des deux derniers textes : celui de Kathryn White – même si son objet est « la forme de la philosophie de 388Beckett » – est bien près de mériter les remarques un peu ironiques des éditeurs sur ces critiques qui pensent pouvoir dire le sens à partir dune grille plus ou moins philosophique. Quant au texte de Mireille Bousquet (« Beckett and the Refusal of Judgment : The Question of Ethics and the Value of Art »), il aborde, lui aussi, un point essentiel ; mais cest grâce à des références philosophiques (Deleuze, Cavell, Weller) ou poétiques (Meschonnic) que lauteur semploie à définir la position de Beckett en la matière, et Karim Mamdani voit, dans ce dernier essai, une interprétation philosophique de lœuvre de Beckett28 – ce dont les auteurs de la première partie du recueil semblent sêtre décidément abstenus.

Un dernier regret (il est tout personnel) : Feldman signale, à juste titre, dans son « Introduction », des allusions importantes de Beckett à Malebranche (par exemple, dans LImage ou dans Comment cest), dont le souvenir rôde encore dans des textes comme Mal vu mal dit, et même jusque dans les “Pièces pour la télévision”. Il est dommage que le volume ne contienne pas une étude sur Malebranche qui a été, pour Beckett, une source féconde. Mais cest sans doute trop demander. Le volume est déjà très riche et la méthode archéologique nen est encore, en cette matière, quà ses débuts. Dautres études suivront celles-ci. On lespère en tout cas.

Bruno Clément

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Modernism/Modernity, vol. 18, no 4 : “Beckett out of the Archive”, November 2011. Peter Fifield, Bryan Radley et Lawrence Rainey (dirs.). Baltimore, Johns Hopkins UP. 268 p.

Ce numéro dense et riche de Modernism/Modernity – revue interdisciplinaire issue de la Modernist Studies Association (MSA) – a pour thème 389Samuel Beckett et larchive. Sy trouvent rassemblés des articles issus dun colloque sétant tenu à York en juin 2011, des entretiens avec J. M. Coetzee, John Banville et Barbara Bray (que Beckett fréquentait depuis les années Soixante), des traductions inédites ou tombées dans loubli dextraits de “Peintres de lempêchement” et du “Concentrisme” (précédemment compilés dans Disjecta, Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment) ainsi que des recensions douvrages. Comme le remarque dentrée Peter Fifield, lun des éditeurs du volume, la publication récente et à venir dune partie de la correspondance de lécrivain, de ses journaux intimes, de fragments encore jamais publiés ni en anglais (cest le cas du “Concentrisme”) ni en français (le premier tome de la correspondance vient seulement de paraître aux éditions Gallimard) explique le regain critique actuel autour du “canon gris” (grey canon) dénommé ainsi par Stanley E. Gontarski29. Le retour en grâce de la figure de lauteur justifie également lintérêt nouveau pour les notes de travail et les dessins griffonnés dans les marges – comme sur des étiquettes de whisky – que la figure imposante de lécrivain retranché derrière son œuvre “finie” avait relégués au rang de simples anecdotes. À la richesse du matériau exhumé ou en passe de lêtre, sajoute la dimension archivale propre au texte canonique : que lon songe au travail dauto-enregistrement de Krapp dans La Dernière Bande ou aux carnets de Malone, larchive et son exploitation occupent une place centrale dans lœuvre. Lacte qui consiste à récupérer ou recycler les textes au rebut fut encouragé par Beckett lui-même. Cest ainsi quil conseilla à Shivaun OCasey, qui souhaitait mettre en scène Dun ouvrage abandonné de faire lire le texte par un archiviste boiteux qui laurait retiré dune poubelle placée au centre de la scène (p. 67730).

On comprend pourquoi le geste qui promeut larchive au rang de pépite réitère lentreprise de valorisation du déchet et de linsuccès propre à lœuvre. Larchive et lécriture de Beckett partagent, semble-t-il, la même ambivalence à légard des restes et autres fragments. Le rapport de lauteur à ses propres manuscrits est à ce titre significatif. Larticle de Mark Nixon révèle que Beckett fit don de nombreux manuscrits et archives personnelles aux universités de Reading et Trinity College après avoir été victime dun escroc américain, qui avait tiré grand profit des manuscrits de The Unnamable, Acts Without Words 1 ou encore Krapps Last Tape, achetés 390pour une bouchée de pain à un Beckett ignorant leur valeur véritable sur le marché, et que celui-là avait revendus à prix dor à un collectionneur (T. E. Hanley), ou directement à luniversité dAustin. Les recensions en fin douvrage des livres de Mark Nixon, Publishing Samuel Beckett et de Stephen Dilks, Samuel Beckett in the Literary Market Place, témoignent en tout cas dun débat passionné autour du statut commercial et moral des archives Beckett. Dirk Van Hulle, autre grand archiviste beckettien (il dirige avec Nixon le Samuel Beckett Digital Manuscript Project), commente le statut ontologique ambigu de larchive contemporaine, tendue entre achèvement et inachèvement. Aux termes introduits par Raymonde Debray-Genette en 1979 – à savoir lexogénèse (appropriation et sélection des sources externes) et lendogénèse (incorporation des sources exogénétiques dans les manuscrits) –, Van Hulle ajoute celui dépigénèse pour décrire la façon dont des éléments postérieurs à la publication génèrent un renouvellement du texte beckettien (autotraduction, mise en scène, etc.). Lautre article généticien du numéro est celui de C. J. Ackerkey qui souligne laide précieuse que peut représenter létude des manuscrits pour le commentateur (il a annoté Murphy en 2004, et Watt en 2010). Il donne ainsi lexemple de pauses dans le processus de composition qui sont retranscrites textuellement dans le texte final, à linstar de la phrase “tant pour le moment” qui, dans Comment cest correspond à une interruption de lécriture dans le manuscrit. De même, les changements de lieu, de temps, voire dencre influent sur laction narrative de manière parfois insoupçonnée.

Lois More Overbeck, lune des éditrices de la correspondance, modère toutefois lenthousiasme soulevé par ce grand déballage des sources, en rappelant que nous ne disposons pas encore dun corpus archival stable, et que celui-ci ne nous offre, nécessairement, quune vision partielle de lécrivain au travail. Ainsi, le décalage entre le moment vécu et le moment épistolaire est encore accru par léloignement dans le temps, lespace et lexpérience de Beckett et ses commentateurs, inévitablement confrontés à lillusion rétrospective. Sans parler des contradictions internes aux archives elles-mêmes, comme le montre Overbeck dans son article portant sur lattitude de lécrivain concernant la mise en musique de ses textes. Établir une histoire cohérente de lœuvre paraît à tout le moins idéaliste, sinon impossible. Conscients des écueils nombreux que représente larchive, la plupart des auteurs du volume font assaut de précautions méthodologiques et critiques. Une minorité, en revanche, prend prétexte du sujet 391pour aborder des textes ou des thèmes dont le lien avec larchive demeure assez ténu (tel larticle de Ulrika Maude), quand elle ne se contente pas de repérer dans la correspondance ou les manuscrits la récurrence de tel ou tel motif pour justifier sa prégnance dans lœuvre (par exemple, Linda Ben-Zvi). Cest faire fi précisément du statut problématique de larchive, et restreindre linterprétation des textes publiés à leur congruence éventuelle avec un matériau génétique ou biographique qui leur préexiste. Contre une vision purement instrumentale et popperienne de larchive comme critère ultime de réfutabilité, Rabaté, Fifield ou Gibson nhésitent pas à questionner lemballement archival pour souligner les limites de toute entreprise de validation de lœuvre et de ses interprétations au moyen des seuls manuscrits et correspondances. Spécialistes de larchive et “théoriciens pragmatiques” (pour reprendre la formule de Rabaté) font, dans lensemble, un usage dautant plus passionnant de larchive quils la désacralisent.

Ainsi larticle de Jean-Michel Rabaté, consacré aux lectures kantiennes de Beckett, souvre par une méditation amusée sur les bons et les mauvais usages des archives. Que peut-on en extraire que lon ne sache déjà, et à quel moment peut-on sémanciper de leur tutelle pour revenir aux textes eux-mêmes ? Cest à ces deux questions théoriques essentielles, sous-tendues par le titre du volume (out of the archive), quil répond par lillustration de sa propre démarche critique. Lexamen des lettres et carnets lui fournit, dans “Three Critiques”, loccasion de repenser les liens complexes qui unissent philosophie et littérature chez Beckett, éthique et esthétique. La démonstration est dautant plus convaincante que Rabaté puise avec érudition dans les archives beckettiennes sans sinterdire de les quitter pour discuter les interprétations philosophiques contemporaines de lœuvre et multiplier les approches. Les liens entre philosophie et littérature sont également au cœur de larticle de David Addyman et Matthew Feldman consacré aux notes prises entre 1932 et 1933 par Beckett sur louvrage de Wilhelm Windelband, A History of Philosophy, source majeure des références à la philosophie grecque et moderne dispersées dans les textes de lécrivain irlandais. Lanalyse des notes révèle, certes, quune grande part de son savoir philosophique est de seconde main, mais surtout quau milieu de pans presque entièrement recopiés verbatim, les omissions de certains passages de A History of Philosophy en disent long sur les choix philosophiques (notamment le nominalisme et le scepticisme) de Beckett, opposés à laxiologie néo-kantienne de Windelband. Ici 392larchive, par lentremise des partis pris sélectifs du jeune copiste, pallie les silences ou les dénégations de lauteur sur sa formation intellectuelle (on se souvient quil déclara à Gabriel DAubarède : « Je ne lis jamais les philosophes ; je ne comprends rien à ce quils écrivent31. »). Le rejet des valeurs transcendantales de Windelband se vérifiera dailleurs dans les fictions ultérieures qui approfondiront le travail de sape et de distorsion des systèmes métaphysiques amorcé dans les notes.

Ainsi que la polysémie de son titre original Samuel Beckett out of the Archive (“Beckett sorti des archives”) le laisse entendre, ce numéro Beckett de Modernism/Modernity oscille, parfois au sein dun même article, entre célébration et circonspection à légard de larchive. La profusion de nouvelles sources pour la critique justifie plus que jamais la nécessité de ne pas sen tenir à une interprétation unique de lœuvre mais, au contraire, invite à multiplier les approches. Le temps des oppositions virulentes entre historiens et théoriciens de lœuvre de Beckett semble désormais passé, mais la menace dun discours historiciste et matérialiste hégémonique continue de planer après la fin du “critical turn”. Contre ce risque, Andrew Gibson lance un avertissement salutaire :

Pour finir, et malgré toute la puissance du matériau historique et archival exhibé dans ces pages, il convient daccorder une place prépondérante à la philosophie ou à la théorie critique dans les études beckettiennes, parce quau final, ce sont les œuvres et non les archives qui nous intéressent, et que les œuvres relèguent lhistoire et larchive à larrière-plan. Cela ne signifie pas que lhistoire et larchive doivent être traitées elles-mêmes comme des abstractions, mais plutôt que nous avons besoin de comprendre la logique qui sous-tend ce processus de soustraction opéré par Beckett, ainsi que la complexité, lélégance désolée, linventivité, et lintelligence des moyens quil mobilise à cette fin. Jusquici la théorie critique a fait de son mieux, et il est probable quelle poursuive dans cette voie. La question qui se pose aux spécialistes de Beckett sera de savoir, en fin de compte, quand et comment ils pourront réintroduire la théorie comme nécessaire complément à leur démarche matérialiste, et quelle forme exactement celle-ci prendra à son retour. (p. 927)

Stéphanie Ravez

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Sigle et édition cités

CSPr

The Complete Short Prose : 1929-1989. New York, Grove Press, 1995.

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Dictionnaire Beckett. Marie-Claude Hubert (dir.). Paris, Champion, « Dictionnaires et références ; 21 », 2011. 1199 p.

Un guide rassemblant les données indispensables pour aborder lœuvre paraît particulièrement nécessaire dans le cas de Beckett, dans la mesure où celle-ci est singulièrement riche en allusions intertextuelles (littéraires et philosophiques32), marquée par un raffinement extrême dans son élaboration formelle et, enfin, lourde de sa portée humaine. Un tel dictionnaire offre à la production universitaire un certain cadrage : il permet de donner un départ aux étudiants et aux jeunes chercheurs, et déviter linsistance sur des poncifs – que ce soit par le biais dun lyrisme demprunt, ou de linsistance sur les thèmes rebattus de l“ouverture”, du “brouillage des frontières”, ou de la “destruction du sens”… – qui restreignent abusivement la portée de lœuvre, font entrave à la réflexion, et peuvent même rendre certaines études périmées avant même quelles soient publiées.

Les lecteurs anglophones de Beckett disposent, depuis une dizaine dannées, du Companion to Samuel Beckett édité par Chris Ackerley et Stanley Gontarski simultanément chez Faber & Faber (au Royaume Uni) et chez Grove Press33 (aux États-Unis). Cependant, un tel ouvrage manquait en France : un état de fait paradoxal, pour une œuvre qui se déploie presque intégralement dans les deux langues. À ce manque, le Dictionnaire Beckett, dirigé par Marie-Claude Hubert, apporte une précieuse réponse. Il fait partie dune série de tels “dictionnaires” en cours délaboration chez Champion, 394et consacrés à des auteurs comme Diderot, Rousseau, Stendhal, Proust et Sartre, pour nen nommer que quelques-uns.

Puisquil sagit dun ouvrage de 1197 pages – réunissant environ 500 notices, et faisant donc le double du Companion –, notre recension ne saurait guère rendre compte de la totalité des pistes qui y sont offertes34 : notre regard sera nécessairement sélectif. Toutefois, afin de mettre le Dictionnaire en perspective, nous ferons, à loccasion, des comparaisons avec son équivalent anglophone.

Beckett paraît davantage étudié dans le milieu universitaire anglophone quen France, et on note une assez grande résistance de ce dernier à prendre en compte les travaux français. Au vu de ce déséquilibre, on ne peut que se réjouir de trouver, réunis dans ce volume, un nombre considérable de chercheurs et spécialistes francophones et anglophones, ce qui permet à cet ouvrage doffrir un vaste panorama, avec des perspectives diversifiées.

Les notices de ce volume se répartissent utilement selon les catégories : les œuvres, les grands thèmes esthétiques, philosophiques et théologiques ; les sources qui ont marqué lœuvre. On y trouve également une bibliographie internationale.

diversité des notices35

Notons, pour commencer, que le Dictionnaire apporte une foule déléments biographiques. Le monde des personnes ayant entouré Beckett y trouve sa place. Des membres de la famille : sa mère May, son père William, son frère Frank, son cousin et pianiste John. Nous parcourons les lieux fréquentés par Beckett : partant de Foxrock, pour aller à *Berlin – quil connut dans les années Trente –, puis à Roussillon et à Saint-Lô, pour la période de la guerre ; époque dont létude se prolonge dans *Engagement et *Résistance. La notice sur Paris permet didentifier quatre périodes de la vie de Beckett : celle de lÉcole Normale Supérieure (1928-1930), lépoque où Beckett retrouve Joyce (1932), et celle après le voyage en Allemagne, à laquelle sa fuite de la Gestapo mit un terme ; enfin, son installation définitive, à partir de 1946.

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Nous retrouvons des amis de premier plan comme Geoffrey Thompson – qui adressa Beckett à Wilfred Bion pour une psychanalyse, en 1934, et aux côtés duquel il visita lasile de Bethlem –, Thomas MacGreevy, avec lequel Beckett entretenait une correspondance considérable et de la première importance – Georges Pelorson36 et Alfred Péron, amis des années Vingt. La présence du docteur *Arthur Darley – que Beckett connut à lhôpital de Saint-Lô, et quil évoque dans son poème « Mort de A. D. » (P, 20) et dans Soubresauts – est tout à fait appréciable. Lattribution du Prix Nobel est traitée, mais malheureusement de manière plus cursive que dans le Grove Companion. On trouve dautres personnalités, avec qui Beckett eut des échanges à Paris : le philosophe Jean Beaufret, quil connut à lENS, et Nancy Cunard, amie et fondatrice de la maison dédition qui initia le concours auquel Beckett présenta sa première œuvre : son poème « Whoroscope ».

Lunivers du théâtre est représenté, entre autres, par lacteur *Pierre Chabert. Auteur dun certain nombre de notices du Dictionnaire, le volume est dédié à cet acteur et metteur en scène – à la carrière internationale – qui collabora étroitement avec Beckett. Les mises en scène des premières pièces par Roger Blin, sont décrites. Des notices évoquent *Walter Asmus, qui travailla avec Beckett, dans les mises en scène au Schiller-Theater de Berlin, de 1975 à 1989, et *Herbert Blau, qui fit connaître En attendant Godot aux Américains, dès 1957. On découvre, aussi – absents du Grove Companion –, les acteurs *Jean-Marie Serreau, et *Delphine Seyrig, représentant lunivers français. Il est cependant dommage de ny pas trouver Rick Cluchey, qui interprète le rôle de Krapp depuis une vingtaine dannées (il est absent aussi du Grove Companion). Létude du domaine théâtral se prolonge dans les textes traitant des mises en scène, auxquels nous reviendrons.

Lunivers des influences et des affinités culturelles est présenté. Les sources de réflexion sont traitées sous les rubriques telles que Héraclite, Démocrite, Présocratiques, Geulincx, *Métaphysique, *Théologie négative. Les arts visuels, qui furent si importants pour la création beckettienne, sont abordés sous le titre de Peinture, et aussi en lien avec les noms de Jérôme Bosch, Mantegna, Francis Bacon 396et Caspar David Friedrich. Une notice circonstanciée est consacrée à André Masson – peintre que Beckett critique sévèrement dans le deuxième des Trois dialogues (Dsj, 139-142) –, et trouve un complément dans celle décrivant la fructueuse amitié avec Georges Duthuit. Le domaine littéraire est représenté, entre autres, par Céline – dont Beckett admira Mort à crédit, dès sa publication et Hölderlin –, chez qui Beckett trouva la confirmation de la valeur artistique de léchec –, sans oublier Shakespeare et Dante. Un texte sur *Eugène Ionesco pointe la rivalité ressentie par ce contemporain à légard de Beckett, mais aussi la proximité des deux écrivains. Il est intéressant que lon étende létude des échanges littéraires jusquà linfluence de Beckett sur un créateur comme lécrivain *Danielle Collobert. On peut regretter, cependant, labsence de Sade, sachant que Beckett exprima son appréciation des Cent Vingt Journées de Sodome dès 1938 (L1, 604). Dans le domaine de la musique, les compositeurs Schubert et Marcel Mihalovici – qui créa loratorio Krapp, et avec qui Beckett lia une amitié durable, écrivant pour lui la pièce radiophonique Cascando – sont dûment traités. Lintérêt de Beckett pour la technique cinématographique est éclairé non seulement par la notice sur *Sergeï Eisenstein – dont la critique rappelle souvent la lettre que le jeune Beckett lui a adressée –, mais aussi par celle consacrée au cinéaste et théoricien *Vsevolod Poudovkine, dont Beckett rencontra les écrits avant de penser à Eisenstein.

Bien entendu, le Dictionnaire accorde aussi une large place aux œuvres individuelles. Sagissant dune œuvre bilingue, comme on le sait, la question des éditions ne laisse dêtre épineuse. Dans cet ouvrage, les éléments fondamentaux concernant les premières éditions en français et en anglais, ainsi que les traductions, sont données… en principe : cest le cas, par exemple, de En attendant Godot et Les Deux besoins. Il existe malheureusement des exceptions : Molloy ; Malone meurt (où les prépublications sont mentionnées seulement vers la fin) ; Comment dire (où lindication demeure imprécise).

On se réjouit de voir des notices consacrées à de petits textes, tels les poèmes Gnome (1934), et le poème « rageur et blasphématoire » (p. 755) Ooftish (1937–, ou encore le texte inachevé « Human Wishes », manuscrit offert aux archives de Reading par la critique *Ruby Cohn. Il est dommage quil y manque un traitement de « J. M. Mime », texte à lorigine de Quad (et qui figure dans le Companion).

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La problématisation offerte par cet ouvrage, relative aux groupements pratiqués par les éditeurs et la critique, dans les notices Trilogie (première) et Trilogie (deuxième) (réunies dans une seule notice, dans le Companion) est bienvenue, tandis que les pages consacrées aux Theatrical Notebooks déploient le tableau densemble dun aspect crucial de lœuvre. Grâce à la place importante dont le volume disposait, certains textes sont traités davantage en profondeur, par comparaison avec le Companion. Signalons le grand intérêt de la notice Mercier et Camier, très détaillée, et qui nexprime pas demblée un jugement péjoratif, contrairement au Companion. Lauteur (Helen Penet) étudie la question des liens avec lIrlande (notamment lhistoire militaire) et entreprend une comparaison avec la version anglaise. Les notices Paroles et musique, Pochade radiophonique sont, elles aussi, dexcellente qualité, et le rapprochement de Paroles et musique avec une pièce de Tardieu est intéressant (p. 765). La notice Watt, très solide, étudie la question des manuscrits et leur complexité, les éditions et les traductions. En revanche, dautres textes paraissent plus légers, cédant à un lyrisme demprunt, au lieu daccentuer le caractère informatif attendu par le lecteur dun dictionnaire. Il en va ainsi pour les notices : Malone meurt et Molloy. Dans le cas de ce dernier, la seconde moitié du roman – dévolu à Moran – nest pratiquement pas pris en compte. Le lecteur doit donc se reporter aux notices distinctes consacrées à chacun des deux protagonistes. Malheureusement – et par contraste avec le Companion – les deux identités ne sont pas du tout problématisées. Pour Cendres, lauteur aborde les acteurs et les traductions, mais la description de la pièce demeure cursive et exempte danalyse, contrairement à la notice équivalente du Companion : la question « hallucination ou réalité ? » (p. 214) – concernant les voix – est soulevée, et aussitôt congédiée.

Un choix intéressant consiste à doubler le traitement des œuvres par des analyses distinctes consacrées aux personnages principaux, tels Estragon, Vladimir, *Krapp, mais il manque un “Youdi” (présent dans le Grove Companion). La notice consacrée au personnage Watt est décevante, faisant souvent double emploi avec celle dévolue au roman. Aux personnages clefs de lœuvre, le Dictionnaire ajoute dimportantes figures beckettiens, telles que *Clochard, Clown, Mères.

Dautres notices élargissent encore lapproche dune œuvre pour inclure la notion quelle peut suggérer, comme dans *LHumanité 398au Dépeupleur, qui interprète Le Dépeupleur comme lexpression dun état concentrationnaire post-nazi. Ici, il eût semblé souhaitable détendre cette notion à dautres textes où lon trouve linhumain : à Comment cest, par exemple, où le narrateur éprouve la menace de se trouver désespécé (CC, 196).

Le volume manifeste la volonté dagrandir la portée du simple “dictionnaire” pour ouvrir à des questions conceptuelles et de réflexion, dans une démarche tout à fait précieuse. On y trouve des thèmes diversifiés : *Écho, *Énonciation, *Structuralisme, *Épopée, *Histoire, *Masochisme, *Mélancolie, *Rire, *Sport, *Lyrisme scénique, Personnage romanesque (Character, dans le Grove Companion), *Défiguration, *Description. Citons des thèmes aussi divers que *Catholicisme, *Christianisme, *Rencontre, *Événement, *Compassion, *Sexualité. La stylistique est convoquée dans les notices *Ellipse, *Autoréférence/Autoréflexivité, *Oxymore. On soulève aussi la question déventuelles parentés : par exemple, les voix et fantômes occupent, dans le théâtre *, la place de protagonistes ; chez Beckett, en revanche, ils viennent hanter les personnages.

Létude des approches critiques déploie un panorama des lectures de lœuvre. La critique anglophone est bien mise en perspective dans *Lectures génétiques et *Modernisme/postmodernisme. Cette dernière paire de termes, comme le souligne Matthijs Engelberts, appartient à une polémique spécifiquement anglophone (p. 661), une remarque qui est tout à fait précieuse. La notice *Lectures psychanalytiques est très informative en ce qui concerne Didier Anzieu, mais demeure schématique à légard dautres critiques, tels ceux qui sinspirent du premier Lacan (Catharina Wulf, David Watson) ou dautres psychanalystes (Phil Baker, Angela Moorjani). Bien sûr, on peut juger contestables certaines notions rencontrées au cours des textes. Ainsi : la conception du corps comme créant la dépendance des personnages entre eux (p. 280) ; la « haine du principe féminin en général, et du principe maternel en particulier » (p. 648), qui représente une perception par trop idéologique, à nos yeux ; ou encore, lidée que le titre Mal vu mal dit serait « évidemment antiphrastique » (p. 328). Le bilinguisme – au cœur de lœuvre – reçoit lattention qui lui revient dans les articles *Auto-traduction, *Anglicisme, *Bilinguisme (le Grove Companion se contente de French).

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Nombre de notices servent à mettre en évidence – ou à nous rappeler – certains motifs récurrents de lœuvre : *Épitaphe, *Jeux combinatoires, *Barque, *Boue, *Cécité et/ou paralysie, *Femmes, *Poussière. On peut regretter que la notice Voix mette en valeur une association gênante avec les événements inhumains du siècle, sans que celle-ci soit accompagnée dune démonstration. Alors quon eût pu facilement réunir les deux thèmes *Enfance et *Enfant, il est tout à fait intéressant de passer de *Image à *Vision, et daborder ces domaines affins par des biais différents.

Lextension des domaines traités peut présenter des inconvénients. La notice Pas, un pas peut susciter la curiosité – son contenu est, par ailleurs, très fin –, mais le lecteur reste perplexe, au début, quant à lobjet abordé. Une entrée en matière progressive peut convenir dans une revue ou dun ouvrage monographique, mais demeure problématique dans un dictionnaire. Au fond, cette notice étudie le paradoxe du mouvement et de limmobilité, tel quil sexprime dans la syntaxe.

Les mises en scène des pièces soulèvent des questions cruciales : Beckett lui-même y consacrait son énergie à partir de 1967, faisant de cet aspect de son théâtre une partie intégrante de sa création, susceptible de faire évoluer considérablement le texte et son interprétation. Une notice traite la problématique de la *Représentation comme une constante dans lœuvre, avant daborder les rapports de Beckett avec la pratique théâtrale et la mise à lépreuve du texte écrit, conduisant aux remaniements de ce dernier, au point de dérouter les critiques, qui ont souvent tendance à sattacher à la seule version publiée. Ce développement est à lire aux côtés de la notice *Scène (malheureusement, il manque le renvoi en fin de notice), où lespace et lexpérience théâtraux sont étudiés, offrant de précieuses pistes de réflexion.

Le Dictionnaire laisse une place aux adaptations, voire aux “trahisons” de lœuvre théâtrale. Ainsi, le lecteur pourra prolonger son parcours en lisant *Danse, qui souligne limportance du mouvement du corps, tout comme larticle *Maurice Béjart, et queût pu compléter la notice (déjà très dense) sur la Peinture, au regard de la très rigoureuse construction visuelle des pièces beckettiennes. La notice *May B. décrit le spectacle de Maguy Marin, une adaptation et évocation de lunivers beckettien. La mise en scène polémique de Fin de partie en 1988, par *Gildas Bourdet, présentait au spectateur un décor « framboise écrasée » (p. 167) 400et « sang de bœuf », par association avec les peintures de Francis Bacon. Bourdet y ajoutait de la musique et la présence de mannequins. Après linterdiction de cette version par lauteur, les acteurs jouèrent au sein dun décor bâché. Quant à *Joël Jouanneau, il réalisa une mise en scène avec David Warrilow, et ne voulait pas sembarrasser des indications scéniques de Beckett. Il cherchait à “moderniser” le décor, situant Godot, par exemple, dans une friche industrielle, quil jugeait évocatrice de la vie des « jeunes daujourdhui » (p. 541) ; la scène de Fin de partie, à son tour, prenait la forme dune « sorte de bunker dévasté par tous les conflits survenus après Auschwitz » (p. 542). La notice *Doucement, Billy, Doucement fait état de ladaptation de Fragment de théâtre I en 1985, pour enfants, par Michel Dieuaide. Enfin, Mabou Mines est le nom dune troupe fondée par des acteurs, dont David Warrilow, et qui a contribué à faire connaître lœuvre de Beckett en Amérique, malgré des innovations que lauteur désapprouvait. À ce parcours, on peut ajouter les réflexions déployées dans Beckett on Film. Cette notice développe une approche problématisée et critique, notant lécart plus ou moins grand du film par rapport à la pièce jouée sur scène ; ou lalternance entre les choix tels que : décor théâtral ou naturel, adaptations non réalistes, ou transposition de techniques théâtrales. Ces notices sont précieuses, puisquelles mettent en évidence les complexités de linterprétation offerte par les mises en scène.

Si lon accepte la notion que la réception dune œuvre repose, dans son principe, sur une question de malentendu37, le lecteur appréciera la partie de louvrage consacrée à la réception de Beckett dans de nombreux pays. Cet aspect sétend aux publications connues par tous les Beckettiens : Journal of Beckett Studies et Samuel Beckett Today/Aujourdhui. Le Dictionnaire nous rappelle les critiques importantes qui ont marqué laccueil fait à lœuvre. Cest ici que lapport français paraît particulièrement important, dans la mesure où cet aspect demeure ignoré dans le Grove Companion. Une notice fait état de la réaction de *Jean Anouilh à En attendant Godot, tandis quune autre explique comment le marxiste *Bernard Dort fut très réticent à légard du théâtre de 401Beckett. *Georges Bataille et son article sur Molloy sont abordés, sans oublier la réaction du romancier et critique *Paul Gadenne, au même roman. *Maurice Nadeau fut « lun des premiers défenseurs » (p. 703) de Beckett, et celui-ci apprécia aussi la reconnaissance quil reçut de la part de *Maurice Blanchot. En revanche, cest sa lecture de Beckett qui amena *Alain Robbe-Grillet aux Éditions de Minuit, et cette notice offre une étude de sa réaction à lœuvre. Les échanges entre *Adorno et Beckett sont de la première importance, et il est appréciable que lon fasse cas des analyses faites par *Gilles Deleuze.

structure du “Dictionnaire”

La multiplicité des domaines traités fait de ce Dictionnaire une source de réflexion extrêmement riche. Cependant, certains aménagements eussent été souhaitables, afin de rendre plus accessibles divers parcours de lecture dans le volume. Certes, un astérisque signale les termes auxquels le lecteur trouvera consacrée une notice ; et, à la fin de chacune, on note quelques renvois aux textes traitant de thèmes affins. Toutefois, ce nest malheureusement pas toujours le cas : le renvoi à *Lumière/obscurité ne mène quà *Lumière ; aucune indication ne conduit de *Auto-traduction à *Bilinguisme ; ni de Molloy à *Paul Gadenne, critique qui exprima des réserves au sujet de ce roman, au moment de sa parution. On ignorerait cette notice, si on ne la recherchait pas nominativement. En effet, le lecteur rencontre ces notions au hasard, ce qui laisse planer le risque de manquer la rencontre avec un texte particulièrement pertinent, faute davoir pensé au mot précis. Par exemple, il y a peu de chance que celui qui sintéresse à la notion de “nazisme” se reporte directement à la notice instructive intitulée *Théâtre concentrationnaire. Comme Matthieu Protin la déjà fait remarquer38, un index eût été utile afin de rendre la réelle ampleur des approches plus facile à appréhender, et pour mieux stimuler la réflexion du lecteur. Ajoutons quun tel recensement eût pu sordonner selon un classement par thème, rendant ainsi visibles des domaines de recherche couverts. Alternativement, il eût été possible de faire des entrées se limitant à un simple renvoi. Par exemple, une entrée “Psychanalyse” (absente du volume), ou “Psy- (de façon générique) pourrait renvoyer à une série 402darticles existants : *Lectures psychanalytiques (Psychoanalysis, dans le Grove Companion), Jung, *Mélancolie, Bion, Tavistock Clinic, Bethlem Royal Hospital, Murphy.

traitement du bilinguisme

Le bilinguisme de lœuvre beckettienne est une question de fond, et il simpose dans son caractère problématique pour quiconque doit présenter des études critiques. On peut regretter que cet aspect ne soit pas traité, dans cet ouvrage, de manière systématique. Lintitulé de certaines notices consacrées aux œuvres porte le seul titre français, aux dépens de léquivalent anglais : Le Dépeupleur, Dis Joe, Mal vu mal dit, Paroles et musique, Pas, Pochade radiophonique. À dautres moments, les deux versions figurent simultanément, ce qui paraît préférable, même si lon donne finalement la préférence au titre français. De ce point de vue, le Companion paraît plus cohérent, dans la mesure où il offre deux notices distinctes, dont lune contenant le développement principal sur le texte. Le risque – de structure, lexhaustivité étant impossible – consiste à voir les deux versions dune seule œuvre traitées comme sil sagissait strictement de la même, comme si elles étaient interchangeables39. À cet égard, la notice Mal vu mal dit ne fait pas état des changements pratiqués lors du passage en langue anglaise. En revanche, celle consacrée à Solo / A Piece of Monologue, souligne bien les différences entre les deux versions, dues notamment à la difficulté de reproduire leffet engendré par les sonorités du mot birth (« naissance »).

Souvent, les propos de Beckett sont reproduits seulement en traduction. Ainsi, une lettre est citée dans une traduction non attribuée, à la place de la version originale (p. 49). Beckett qualifie Watt de « vilain petit canard » (p. 1146), tandis que le Grove Companion nous donne « ugly duckling40 ». Le lecteur qui désirerait connaître les mots employés réellement par Beckett – en français ? en anglais ? ou les deux ? – ne sera pas éclairé davantage41. Il en va de même pour dautres citations : Thomas Moore apparaît en français seulement (p. 874) ; mais la notice 403John Donne indique deux titres en anglais (p. 355). À linverse, on trouve une citation de Dante en italien, sans traduction (p. 306). Dans le contexte précis dune œuvre bilingue, il semblerait préférable de donner la citation systématiquement dans lorignal anglais, et de la faire suivre dune traduction : officielle, quand elle existe, ou ad hoc, dans le cas contraire.

typographie et mise en page

La conception, la coordination et la réalisation dun tel projet représentent des tâches immenses, et le résultat est tout à fait admirable. Il est, alors, dautant plus dommage de voir ce travail pâtir dune présentation parfois négligée. Il nous semble que porter une réelle attention à la mise en forme matérielle nécessite un sérieux investissement de la part de la maison dédition, implication qui fait cruellement défaut, en lespèce.

On peut noter des questions de mise en page, telles labsence de titres courants (seule linitiale figure en tête de page), qui rend très ardue la recherche dune notice précise. Dans lintitulé des notices, les noms de personnes se trouveront amputés du prénom, on le suppose en raison de leur renommée : *Blanchot, Balzac, Schubert. Labsence de division en paragraphes (p. 606-607, 771, 828-829) rend la lecture de certains textes plus ardue. Les citations hors-texte sont tantôt détachées et présentées dans un corps différent (p. 474), tantôt identiques au texte de la notice (p. 196, 224). De même, les intertitres sont inélégants et non systématiques : ils apparaissent parfois en caractères gras romains (p. 318 sqq.), parfois en italiques ou en caractères romains. Enfin, lordre alphabétique des notices connaît un temps dhésitation dans la série *Réception : seulement après la réception italienne, puis russe, retrouve-t-on lordre conventionnel à partir des réceptions américaine, anglaise, espagnole

La typographie aussi est souvent aléatoire. Nous le remarquons, à notre très grand regret, sans avoir songé à évaluer cet aspect de louvrage : en effet, le propre dune typographie soignée consiste à se laisser oublier, dans une très large mesure. Or à défaut davoir bénéficié dun dispositif de relecture (peut-on supposer), ce volume conserve de nombreuses fautes ; par exemple, dans les noms propres, que ce soient des titres ou des noms de personnes. Le patronyme de 404James Knowlson sécrit diversement (p. 1006, 1147), et les noms commençant par Mac peuvent se trouver dotés dune majuscule supplémentaire : MaC (p. 595, 596). Nous trouvons systématiquement la forme erronée de la ponctuation du titre : Dante… Bruno. Vico… Joyce (sic., p. 175, 287, 547, 987) ; ou une coquille dans First Love and Others Shorts (sic., p. 1009).

Ce qui pose sérieusement question, à nos yeux, cest quau regard de la qualité contestable de la présentation typographique, la maison dédition propose cet ouvrage au prix de 183 €. Or on suppose quun tel dictionnaire est destiné à faire partie des usuels, pour un lecteur de Becket : un “companion”, selon la terminologie anglaise. En effet, lutilité de ce genre de livre consiste, avant tout, à permettre à létudiant ou au chercheur de le consulter régulièrement, au cours de ses lectures et de ses élaborations : la composition même du volume affirme cette ambition. Et pourtant, Champion nen offre pas une version brochée, dont le prix accessible permettrait davoir cet ouvrage régulièrement à portée de main. De plus, quand on compare le prix dun volume dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – dont la présentation matérielle est strictement sans reproche –, on est saisi par la disparité. À lheure où la technologie et le capitalisme mettent nos entreprises humaines au pas, et où certains suggèrent de mettre en ligne de telles ressources – afin quelles soient mises à jour au fur et à mesure des développements dans la recherche –, une telle politique éditoriale ne peut que leur donner raison, et accélérer le déclin des ouvrages imprimés.

complémentarité

Espérons que la présentation matérielle, au moins, sera rectifiée lors dune réédition de cet ouvrage. Pour conclure sur une note plus positive, notons la place capitale que ce Dictionnaire promet doccuper, non seulement pour un lectorat français, mais aussi par les anglophones pratiquant le français. En effet, on peut se livrer au jeu – nous lavons fait, au cours de cette recension – de relever les notices qui sont présentes exclusivement dans le Dictionnaire ou dans le Companion. Dans le premier, on trouve, au hasard : *Adamov, *Adani, *Adorno, *Cioran, *Cliché, *Énonciation, *Mélancolie, *Ponctuation… Dans le second : Freud, Mathematics, Pseudocouples, Sade, Skinner, Youdi… Dans lun, on trouve des notices succinctes, dans lautre, des 405textes plus détaillés, au point quils en deviennent de réelles études. Le lecteur bilingue peut ainsi se réjouir davoir, à sa disposition, deux ouvrages parfaitement complémentaires.

Llewellyn Brown

Sigles et éditions cités

CC

Comment cest. Paris, Minuit, 1992.

Dsj

Disjecta. London, John Calder, 1983.

L1

The Letters of Samuel Beckett, t. 1, “1929-1940”, Martha Dow Fehsenfeld, Lois More Overbeck (eds.). Cambridge UP, 2009.

L2

The Letters of Samuel Beckett, t. 2, “1941-1956”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (eds.). Cambridge UP, 2011.

P

Poèmes suivi de mirlitonnades. Paris, Minuit, 2007.

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Lozier, Claire. De labject et du sublime : Georges Bataille, Jean Genet, Samuel Beckett. Berne, Peter Lang, « Modern French Identities » no. 65, 2012. 319 p.

Louvrage de Claire Lozier est le fruit de son travail de thèse consacré au traitement de deux notions, labject et le sublime, dans lœuvre de trois auteurs du vingtième siècle qui les ont particulièrement interrogées, chaque écrivain faisant lobjet dun chapitre. Si David Houston Jones42 406et Bjørn K. Myskja43 ont respectivement consacré une monographie à une partie de cette question, on appréciera la clarté du raisonnement déployé par Claire Lozier, son art de la synthèse qui sexprime au gré de son étude tout comme dans la bibliographie proposée à la fin de cette dernière.

Lintroduction, concise, pose les bases de la réflexion, en définissant les deux termes abject et sublime (« de ab, en bas, au loin ; et jacere, jeter » et « sub, au-dessus, dessus ; et limen, limite » [p. 1]), pour justifier aussitôt lintérêt de la démarche adoptée : montrer la nécessité de traiter conjointement ces deux notions apparemment contraires, dont lassociation est caractéristique de la mutation esthétique propre au xxe siècle. Le choix du corpus est, lui aussi, commenté de manière à convaincre le lecteur de la validité de la thèse : Bataille, Genet et Beckett, tant dans leurs écrits théoriques que littéraires, ont en effet accordé une place importante à labject et au sublime, sous un jour à la fois thématique, esthétique et poétique.

Le chapitre liminaire vise à remettre en perspective le sublime et labject, sur un mode historique qui prend lAntiquité pour origine, en embrassant lensemble des domaines qui sy intéressent aujourdhui, de la rhétorique à la psychanalyse. Sattachant à labject, Claire Lozier montre comment cette notion, et celle de sublime, se sont peu à peu rapprochées, notamment sous limpulsion de la chrétienté et de lidée de sainteté, pour faire cohabiter des styles et des valeurs a priori opposés, comme Erich Auerbach la montré44. Désormais conçus lun et lautre comme extrêmes et hors du commun, le sublime, qui renvoie à limprésentable, et labject, qui relève de lindicible, « sont à la fois frontières, dépassement des limites, représentations de lillimité et de linforme » (p. 23). Lévolution de la représentation pose donc régulièrement la question de la proximité entre ces deux notions, tout particulièrement dans le champ de la littérature.

Les deux chapitres suivants, dévolus à Bataille puis à Genet, convainquent par leur grande connaissance des écrits de ces deux auteurs ainsi que des ouvrages critiques qui leur ont été consacrés. Lattention portée à la manière dont ces artistes semparent du couple notionnel qui nous 407intéresse ne se déprend jamais de commentaires le plus souvent éclairants sur le style qui se déploie sous leurs plumes. Si les mots qui donnent son titre à létude de Claire Lozier sont omniprésents dans lœuvre de Jean Genet et, dans une moindre mesure, dans celle de Georges Bataille, ils sont en revanche très peu exploités dans les textes de Samuel Beckett.

Cest ce constat qui ouvre le quatrième et dernier chapitre du livre, consacré à cet auteur. Si le corps des personnages beckettiens les rattache demblée à labject, leur identité sociale, lespace dans lequel ils évoluent mais encore le style – qui emprunte au registre de langue familier ainsi quà une certaine économie de moyens – y renvoient également. Rappelant que le sublime, notamment celui quelle qualifie de “postmoderne”, sest déjà souvent prêté à lanalyse de la critique beckettienne, Claire Lozier privilégie la rencontre entre cette notion et celle dabject. À ce titre, elle choisit de se concentrer sur la Vanité, genre pictural qui a certainement influencé Beckett : plusieurs de ses romans, mais encore les German Diaries, attestent son goût pour ce type de représentation. Cest ce que laisse entrevoir le début du premier texte de Pour finir encore (1976), le motif du crâne assurant la reprise, sur le mode textuel, de plusieurs éléments présents dans Nature morte au crâne, de Philippe de Champaigne (1602-1674). Limportance accordée à la fugacité de la vie et à linévitabilité de la mort transparaît également dans le recours à un autre motif caractéristique de la Vanité : le caillou, que lon trouve aussi bien dans Molloy que dans Malone meurt ou dans En attendant Godot. Lune des particularités de lœuvre de Beckett est également davoir su conférer, grâce au théâtre, une animation à cette tradition picturale et littéraire. Ainsi le journal aux pages jaunies, la loupe, le revolver, le rouge à lèvres et la boîte à musique dOh les beaux jours semblent associer memento mori et dénonciation de la libido amandi au sein dune vaste Vanité organisée autour de la figure de Winnie. Claire Lozier met en relation cet intérêt de Beckett pour léthique de la Vanité – dont semblent empreints nombre de ses personnages qui affichent une contemption des biens terrestres, comme Murphy ou le narrateur de LInnommable – avec lenseignement quont dispensé, en leurs temps, deux philosophes et théologiens chers à lauteur : Arnold Geulincx (LÉthique) et Thomas a Kempis (Imitatio Christi). Moraux, les textes de Beckett le sont en ce quils suscitent, chez le lecteur et le spectateur, ce sentiment sublime qui donne la victoire à la raison, au détriment de linstinct et de la sensibilité.

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En humiliant le langage philosophique et le stylus gravis, lauteur déploie, par ailleurs, une véritable stylistique de la Vanité, qui repose principalement sur trois procédés, que Claire Lozier étudie tour à tour : lincongruité, le bas comique et lironie. Partageant le constat énoncé par Shane Weller45, elle souligne le fait que le bas comique – qui fait écho à la tradition de renversement des valeurs que Mikhaïl Bakhtine a commentée dans lœuvre de Rabelais – se dispense, chez Beckett, de toute visée politique. Sil a montré, par cette humiliation du style élevé et du langage de la philosophie, que tout est vain, Beckett adopte peu à peu un dépouillement qui confère à son style une simplicité rendant possible laccès au sentiment dun sublime proche de celui que Kant énonce dans la Critique de la faculté de juger.

Lœuvre de Beckett partage néanmoins un certain nombre de ses caractéristiques avec un autre type de Vanité, que Claire Lozier qualifie de “postmoderne” et dont lhistoire des camps et de la destruction nucléaire a suscité lémergence : on ne compte plus, en effet, les éléments qui, dans les textes beckettiens, ravivent, sans pour autant le nommer, le spectre de la Shoah. Bien que de nombreuses études aient déjà commenté les échos que lauteur irlandais ménage dans ses textes avec la récente histoire des camps46, Claire Lozier montre la pertinence de ce rapprochement en prenant pour exemple Le Dépeupleur, où les figures des vaincus tiennent, à elles seules, lieu de Vanité, sans emprunter nécessairement aux motifs quon leur a traditionnellement associés en peinture. Lhistoire du xxe siècle ayant évacué lhumain au profit de linhumain, il sagit également de représenter létape suivante, celle de la disparition de lhumain, celle du post-humain, où la langue, en sépuisant, nie lénoncé quelle cherche à produire, comme cest le cas dans Worstward Ho et Breath. Cette recherche dune forme permettant dabriter en son sein linforme, le chaos, résout le conflit entre abject et sublime en recourant à labsence de clôture, à la négation, au bégaiement, à la répétition, aux onomatopées et à la brisure de la syntaxe, jusquaux confins du silence, pour exprimer lindicible dans léclat dune image : autant de procédés qui sont, tour à tour, analysés et illustrés de larges extraits minutieusement commentés.

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Des trois auteurs que Claire Lozier évoque dans son ouvrage, il semble ainsi que Beckett soit celui qui a montré avec le plus de simplicité – et donc de force – comment le sublime se confond aujourdhui avec « cet abject, toujours plus présent, quil est chargé de circonscrire » (p. 288).

Florence Bernard

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Mooney, Sinéad. A Tongue Not Mine : Beckett and Translation. Oxford / New York, Oxford University Press, 2011. 278 + viii p.

Dans ce livre, Sinéad Mooney montre que les travaux de traduction que Samuel Beckett entreprend à des fins lucratives tout au long des années Trente participent non seulement dun mouvement littéraire qui voit à cette époque la traduction comme un(e) mode spécifique de production, mais aussi – et surtout – constitue une phase décisive dans le parcours professionnel de lécrivain bilingue. Pour Mooney, en effet, les carrières de traducteur puis dauto-traducteur de Beckett sont intimement liées, dans la mesure où la première donne lieu à la seconde. Simplement dit, cest parce que Beckett a précédemment traduit “les autres” quil en vient à se traduire lui-même. Cest aussi de ce premier métier de traducteur quil dériverait son “style” littéraire – que lauteur de la monographie qualifie, à juste titre, de “polyphonique”. La traduction, écrit Mooney, ne peut être considérée comme une pratique extrinsèque à celle de lécriture littéraire dans la mesure où le polyglotte demeure présent dans ses écrits et le mode citationnel une constante dans ses récits47.

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Sinéad Mooney divise son étude en quatre chapitres qui circonscrivent respectivement “une phase” dans la carrière littéraire de lauteur. Dans le premier chapitre, elle sintéresse aux nombreuses traductions traditionnellement exclues du corpus beckettien, pour les relire à la lumière du bilinguisme de lœuvre dans son ensemble. Plutôt que de lenvisager comme une pratique ancillaire à lécriture, Mooney présente la traduction comme le modèle de composition dune œuvre traversée par des voix anonymes et innommables. Langle historiciste quelle adopte dans son étude la conduit également à explorer laspect politique et culturel de lacte de traduction, et de replacer la participation de Beckett, en tant que traducteur, dans un contexte culturel et politique. Elle insiste, à cet égard, sur le caractère éminemment éthique des traductions faites par lauteur pour lanthologie Negro en 1932, et sur son véritable engagement politique en tant que traducteur48 (p. 69). Relue également dans le contexte politique et culturel de la nation irlandaise nouvellement créée, la pratique de lauto-traduction beckettienne est interprétée « comme une réponse spécifiquement irlandaise à lanxiété endémique à la nation postcoloniale49 ».

Le deuxième chapitre revient sur le soudain changement de langue survenu, on le sait, au cours de la composition de la nouvelle aujourdhui intitulée La Fin, pour explorer la période de transition linguistique qui conduit lauteur de Watt à « Suite » (première version de La Fin) puis à Mercier et Camier. Selon la critique, les trois écrits représentent autant de phases linguistiques liminales, dans le sens où Watt constitue ici un adieu à langlais (p. 95) ; Suite, lespace textuel liminal et transitoire par excellence (p. 82) ; et Mercier et Camier une sorte dantiroman de lexil (p. 103). Dans ce chapitre, Mooney montre comment Beckett sexile progressivement de sa langue maternelle, alors que se sédimente le souvenir de la topographie et la toponymie irlandaise dans ses récits en français, créant la tension symptomatique dune œuvre double. On pourrait résumer ce chapitre par les mots de la critique : « Le roman beckettien sinstalle sur le nouveau terrain linguistique 411du français, mais demeure sur les vieux terrains géographiques de lIrlande50. » (p. 106).

Le “retour” à la langue maternelle fait lobjet du troisième chapitre. Mooney associe ici le genre à une norme linguistique ; langlais devient ainsi la langue de la dramaturgie (exception faite, bien sûr, des deux premières pièces célèbres écrites en français). La critique établit une corrélation entre la pratique de lauto-traduction et lexaction du dramaturge sur le corps de lacteur. Selon elle, la fragmentation du corps sur la scène – auquel sassocie lévanescence du personnage – est une forme de compensation dramatique qui permet dimposer la distance ou la défamiliarisation que le français avait précédemment assuré51 (p. 162). Elle explique ainsi que le retour à langlais représente une sorte de réentrée dans la langue maternelle qui, désormais filtrée par le français, acquiert la qualité dune langue étrangère52.

Le dernier chapitre revient sur le thème (blanchotien) de lincomplétude de lécriture et limpossibilité de lauteur-traducteur de conclure formellement ses récits (p. 210). Mooney relie lacte de traduction au processus du deuil pour décrire leffet fantomatique de lécriture beckettienne produisant un texte toujours “hanté” par un autre (p. 231).

La monographie de Sinéad Mooney, comme son titre lindique, traite de deux grandes questions : celle du statut de la langue étrangère dans lœuvre beckettienne, et celle du rôle central que joue lactivité de traducteur dans la formation et le parcours littéraires de lauteur bilingue. Laissant de côté les considérations philologiques et lélaboration théorique, Mooney adopte une approche historiciste pour “expliquer” les choix linguistiques et génériques de lauteur. Ce faisant, elle déconstruit le mythe de lauteur bilingue désaffilié, et établit un continuum entre les premières traductions du jeune Beckett – longtemps considérées come de simples travaux alimentaires – et les œuvres bilingues du lauréat du 412prix Nobel de littérature. Même si lon peut regretter “le parti pris des choses” résolument irlandais de la monographie, létude ambitieuse et opportune de Sinéad Mooney permet de comprendre un aspect essentiel de lhistoire lacunaire du bilinguisme beckettien.

Nadia Louar

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La Prose de Samuel Beckett : configuration et progression discursives. Julien Piat et Philippe Wahl (dir.). Presses Universitaires de Lyon, « Textes & Langue », 2014. 273 p.

Parmi la vingtaine de contributions que comporte ce recueil, les figures du paradoxe se révèlent sans doute les plus insistantes : dune polyphonie dialectique, obscure ou contradictoire à force dêtre complexe, à loxymore dune parole aphasique, cette figure se voit diversement défrayée. Dès la « Présentation », il est question de la négociation entre discontinuité et continuité, ou dune polarité entre le postulat idéaliste dune unité textuelle organique et dune dissolution poétique dans linforme. A-t-on affaire à une voix clamant dans le désert, ou à une énonciation hantée par le souci de lautre (Denis Vigier) ? À propos de Malone meurt, il néchappe pas à Catherine Rannoux cet autre paradoxe dun sujet qui énonce sa propre exténuation en multipliant les marques de la subjectivité. Jürgen Siess, pour sa part, peut soutenir que, dans Molloy, le discours fragmenté nen construit pas moins un ethos (celui dun écrivain raté vs celui dun raté tout court), ou Jean-François Louette, qui se penche notamment sur la syllepse, « figure babélienne du mélange des significations » (p. 113), montre comment labsurde sinscrivant à même la forme, devient constitutif dun propos philosophique. De même, lun des thèmes les plus récurrents du recueil a trait au fameux gâchis, mais qui, pour être un mot emblématique de la manière becketienne, nen 413est jamais le dernier : le « mess53 », jusquà lillisibilité même, se voit toujours “recyclé” pour ainsi dire, ou “rattrapé” en une configuration supérieure. Lœuvre de Beckett, préfixée en méta, fabrique son auto-représentation et, étant à elle-même son commentaire, sa critique et son contrepoint, vit sur plusieurs plans – un peu à limage dune roue à godets perfectionnée par la folie dEscher – et nen finit pas de récupérer sa substance dun niveau lautre. Cest ainsi que les clichés de langue et les discours préformés qui saturent LInnommable, roman placé sous le signe de la difficulté à parler, deviennent un des principes organisateurs du discours et le matériau dun monde romanesque aux repères propres (Pascale Mounier).

Cette réflexion endogène de lœuvre crée des écarts, des décalages, des biais, qui donnent à celle-ci lallure dun labyrinthe dont les articles ici réunis semploient à décrire quelques trajectoires possibles. Très concrètement, cest la répétition verbale qui, dans le cas de Molloy par exemple, établit entre deux items une relation spéculaire (Agnès Fontvieille-Cordani). Cest la fricassée dintertextualité à laquelle est accommodée la philosophie qui, en même temps quelle entraîne un effacement par saturation de citations plus ou mois cryptées, se présente comme une leçon de vie (stoïque) et accomplit, au second degré, une opération philosophique de sa façon qui consiste non pas à mettre au clair, mais à faire le noir (Jean-François Louette).

À toute échelle on observe une sursomption du dynamitage ou du brouillage en la reconstitution, volens nolens, à un autre palier intégratif, dune cohérence. Franck Neveu, par exemple, montre comment un type de synthèse originale, quil désigne par le concept général de sommation, se constitue de par les relations que nouent segmentation graphique, syntaxe et interprétation. Philippe Wahl décrit la formation dune dramaturgie énonciative sur les ruines de la narration dans LInnommable. Travaillant à la loupe sur les avant-textes de Bing, C. Taban met au jour, à travers des processus de dissémination de motifs, une progression à la fois intra- et inter-sérielle au service dun « potentiel signifiant » (p. 244), tandis que Marie-Albane Watine, également attentive aux séries combinatoires et en particulier à la figure de la répétition immédiate sans variation, lit 414cet apparent piétinement comme une progression régressive. Elle conclut : « Finalement, chez Beckett, si lon a lair de piétiner, cest que lon avance à reculons []. » (p. 160).

Le recours à des narrateurs non fiables et envahissants visait, dans la tradition sternienne, à briser lillusion référentielle ; le choix dun narrateur récalcitrant participe en revanche, chez lauteur de Molloy, dun projet esthétique bien différent, comme lanalyse Sophie Milcent-Lawson, qui décèle dans cette contradiction entre désinvolture ostentatoire et systématisme des retouches une disjonction entre lethos dit (celui de lindifférence et de limpuissance que construisent les déclarations du narrateur) et lethos montré, autrement dit : une posture.

La doxa de la critique sur la fragilité du sujet beckettien, sa labilité, se vérifie, bien sûr. Ainsi, la perte de sa fonction agentive au profit de celle de « siège dun procès dépourvu dintention » (p. 200) se fonde dans le choix de la construction ou de la forme intransitives, et sur une « valse des actants autour du verbe » (p. 199) qui conduit à « la confusion dans un je que plus rien ne distingue du il et vice-versa » (Agnès Fontvieille-Cordani, sur Molloy). Même constat chez Philippe Wahl, dont létude sattache aux variations verbales (temporalité, diathèse, modalité) : celles-ci mettent en évidence à la fois un délabrement du sujet et une instabilité prédicative corrélée à celle de lénonciation et de la représentation, certes, mais ces variations exercent également un pouvoir structurant à moyenne et longue distance : « La confusion touchant au sujet est compensée par la stabilité du dispositif qui profile dans le texte une identité dessence langagière. » (p. 214). Si bien que la défaillance identitaire du personnage, que Ricœur observe dans le roman du courant de conscience, se trouve conjurée ici par une herméneutique critique, ancrée dans lespace-temps du texte, et mise en mouvement par son obscurité même.

Selon une logique voisine, Julien Piat montre que si les dernières productions de Beckett semblent former un ensemble de propositions graduelles conduisant à lexténuation de la prise en charge explicite du discours par la voix, leffacement des embrayeurs et la disparition dune structure communicationnelle explicite vont de pair avec une thématisation de limportance des mots (quillustre également Denis Vigier, montrant que le travail de sape énonciative est démenti par une attention constante prêtée au sens des mots et à la forme de lexpression) 415en une multitude de configurations métadiscursives, au détriment de ces centres déictiques auxquels furent candidats, concurremment, la voix, lœil et le point de vue. Tant et si bien que ces textes ultimes postuleraient une instance responsable des formes langagières qui ne peut plus être celle dun narrateur, mais sont imputables à lauteur : « [] seuls subsistent ce qui est dit (écrit) et, surtout, la manière de dire (et décrire). » (p. 61)

Outre tout ce qui se joue dans les parages des boucles énonciatives chères à Jacqueline Authier-Revuz, souvent invoquées dans ces pages, un facteur prépondérant du paradoxe, une de ses expressions les plus visibles en surface, et qui a été reconnu depuis longtemps par Bruno Clément, consiste dans lusage de lépanorthose. Dans son rapport problématique à langlais, lIrlandais Joyce choisit le lexique, Beckett la syntaxe. En dépit de la provocation selon laquelle Grammaire et Style sont devenus « aussi incongrus que le costume de bain victorien54 », boutade deux fois citée dans ce volume (p. 32, 245), il existe différents degrés de délitement de la syntaxe. Larticle de Catherine Rannoux est ainsi de ceux qui apportent la preuve que lépanorthose nest pas quun bégaiement (ou alors tel que lentendait Deleuze) mais quil a part à linstauration dune agogique sui generis : si un ensemble déléments sinscrivent dans une logique de lécartèlement ou de lentre-deux qui pourrait, en effet, sembler mettre à mal la cohérence discursive, ils informent, de fait, sous le signe de la tension, la progression du discours et sa cohésion ; « [] le ratage à la fois est mis en scène et semble devoir être conjuré par le commentaire qui le dénonce. » (p. 138). Beckett fait du rabâchage un élément de progression ; une cohérence seconde se nourrit de lillusion, primaire, dune perte de cohérence. Plus même quun « moteur de lénonciation » (p. 144), le ratage apparaît donc dans Malone meurt comme la « forme même de lénonciation ».

Georges Molinié évoquait limpression de ressassement produite par une « thématisation floue, quoique itérativement indiquée » (p. 19), assortie dune narrativité faible et énigmatique ; Sophie Milcent-Lawson approfondit une espèce particulière de ce ressassement : les retouches 416correctives au sein desquelles la nuance sémantique se trouve non seulement maximalisée en une antonymie, mais où elle se voit en outre récusée, tout autant que la première tentative de formulation. Ce sont quatre autres variétés de ces “rappels de langage”, où le dire fait retour sur lui-même dans le cours même de son déroulement, qui retiennent Denis Vigier dans Malone : ils façonneraient « limage dun dire qui jusquau blanc final [] lutte avec acharnement pour rester vif » (p. 124).

La ponctuation joue un rôle prépondérant dans ce dossier, on sen doute, en relation avec la problématique de loralité dune part et du rythme, de lautre. Ann Banfield, comparant les dialogues de Godot à une phrase de plusieurs pages qui clôt LInnommable, fait ainsi lhypothèse que le français parlé ordinaire, relayé par la forme dialoguée du théâtre, a pu constituer un “tremplin” vers ladoption, pour la prose monologique plus tardive, dune nouvelle « syntaxe de fragments » (p. 39). Anne-Claire Gignoux, qui examine les oralitèmes lexicaux et syntaxiques dans Malone meurt, souligne un paradoxe supplémentaire : le surmarquage du récit en contraste avec le discours spontané et oral, et la mise en relief de celui-ci par celui-là. Georges Mathieu réfléchit, dans la “Trilogie” de Beckett, sur une double anomalie : lemploi des tournures assimilées à quel de sens exclamatif sans point dexclamation, ainsi que des exclamations notées à fonction réflexive, métadiscursive, dans le discours narratorial. Le premier phénomène est interprété comme une neutralisation de leffet de lécart entre la réalité contrefactuelle et la réalité constatée ; il suggère une voix monotone, correspondant et contribuant à limpression dasthénie, pour méditer sur les thèmes de lennui et de la misère. Le second phénomène rapproche au contraire le récit du discours, du plaidoyer, avec ses variations oratoires dintensité et de « degrés de vie » (p. 88). Dans le même esprit, Karine Germoni se penche sur le détachement produit par certain type de virgule qui donne à penser lécart entre la formulation choisie et la formulation inverse, in absentia : cet instant où un autre mot, une autre idée est possible. La présence des virgules optionnelles en fin de phrase, instruments de lhyperbate et de lépanorthose et, à linverse, le défaut – peut-être un souvenir de langlais – des virgules placées en début de phrase tendent à déplacer le centre de gravité de la phrase vers la fin de celle-ci et à accentuer leffet de chute.

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Lionel Verdier, enfin, illustre ce désir dune “littérature du non-mot” (Dsj, 173 ; L1, 520), qui participe, selon lui, dune syntaxe dominée par des modèles empruntés à la musique, bien quil reconnaisse que cette influence – principalement étayée sur l« infinie cohorte des figures du retour » (écholalies, épanalepses, épiphores, etc. [p. 256]) et les effets de phrasé par délinéarisation de la phrase et du récit – est dun maniement délicat. De même quAnn Banfield, qui évoquait plus tôt cette même esthétique du non-mot et remarquait que la syntaxe de Comment cest repose non sur des phrases, mais sur des syntagmes bien formés (en dépit même, dans How It Is, de la déponctuation) qui poussent la grammaticalité à ses limites, Franck Neveu note que lindistinction du support actanciel et le déficit de signes ponctuants engendrent un système de dépendances syntaxiques et informationnelles interphrastiques qui contribue à faire du paragraphe ou de la courte séquence textuelle la véritable unité dinformation du discours, voire la véritable unité prédicative. Le sort des ambigüités reste, au final, à la discrétion du lecteur, requis par des “isolats”, lesquels sont autant de capteurs contextuels demandant, pour être intelligibles, dêtre ressaisis dans un mouvement interprétatif cohérent. Ces isolats, avance Lionel Verdier, qui supposent une organisation sensiblement différente de la syntaxe ordinaire, ont également une valeur “musicale”, et donnent le sentiment dune suite improvisée où les lexies se composent par contiguïté associative. La boucle est ainsi bouclée, avec ce dernier texte, puisque le premier, celui de Georges Molinié, ayant enregistré le « décrochage de la systémique syntaxique par rapport à la systémique discursivo-textuelle » (p. 20) et le romanesque a-narratif de la phrase (non canonique) dans LInnommable, concluait sur le « tatouage[] » (selon le mot dEdmond Jabès55) rythmique.

On aura compris que les contributions de ce volume privilégient – à lécart dune exégèse thématique qui a mis à lhonneur les catégories de labsurde, du vide ou du silence – une approche résolument formaliste, liant expression et contenu, pour explorer la création verbale becketienne en matière de composition, dénonciation et de textualisation. Les faits de style sont appréhendés dans la mise en rapport du global et du local, de la structure et de la texture, de telle sorte que les motifs traditionnels (de leffacement, de la défiguration, etc.) soient envisagés 418concrètement en étroite relation avec le travail du texte. Finissons sur trois exemples pour lillustrer : létude minutieuse par Jürgen Siess du pronom vous permet de découvrir que la constitution de celui qui dit je dans Molloy est tributaire dun allocutaire comportant deux faces. Sur le même corpus, à partir dune étude exhaustive de la refiguration du corps, Yannick Chevalier détaille la manière dont la distanciation qui sinstaure entre le sujet de lénonciation et les actants “Nom de partie du corps” tend à oblitérer la dimension pathétique généralement à lœuvre dans lévocation des avanies du corps, souffrant et diminué. Un dernier exemple : lobservation à laquelle procède Marie-Albane Watine convainc que les répétitions immédiates qui résistent à lanalyse iconique gagnent à être expliquées dans le cadre du dialogisme, éventuellement dissensuel (réponse aux objections dautrui ou dialogue entre soi et soi) et, au-delà, que ces réduplications offrent une critique violente de ce quon peut appeler une ambition littéraire.

Mettant en relation les faits textuels avec des interprétations, louvrage se présente ainsi comme une enquête sur la nature et les moyens physionomiques et dynamiques du discours beckettien (que recouvrent les notions de configuration et de progression annoncés en sous-titre) ; il fournit, de ce matériau verbal organisé, une description rigoureuse de plusieurs aspects essentiels qui permet déclairer la manière dont une certaine économie de la prose becketienne détermine ses pouvoirs de signification.

Philippe Jousset

Sigles et éditions citées

Dsj

Disjecta. London, John Calder, 1983.

L1

The Letters of Samuel Beckett, t. 1, “1929-1940”, Martha Dow Fehsenfeld, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2009.

419

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Ross, Ciaran. Becketts Art of Absence : Rethinking the Void. U.K., Palgrave Macmillan, 2011. 248 p.

Avec ce livre, Ciaran Ross nous livre une version anglaise, profondément remaniée, de sa première monographie sur Beckett56. Ici, cest lexpression « lart de labsence » (p. xii) qui vient regrouper, sous un seul et même vocable, le vide, ainsi que labsence, le négatif, la mort, le néant, etc. : autant de poncifs que la critique beckettienne sest trop hâtée de verser au compte dun nihilisme et dune littérature de labsurde. Ciaran Ross, a contrario, entreprend, de façon très convaincante, de retracer le fil dune véritable logique du négatif, avec ses formes et ses stratégies, qui construit dans lœuvre une « esthétique de labsence » (p. 9). Comme appui théorique, il choisit la psychanalyse, pour au moins deux raisons : dune part, pour la place que la psychanalyse occupait dans la vie et le travail décriture de Beckett – lui qui a non seulement entamé une cure analytique avec Bion, mais qui possédait également une vaste culture psychanalytique, ainsi que létude de ses cahiers de notes a permis de le montrer –, dautre part, pour la richesse heuristique que recèlent certaines thèses psychanalytiques pour travailler cette écriture du négatif, comme le prouvent les nombreuses lectures de lœuvre de Beckett sous langle psychanalytique. Cest ainsi que Bion et Winnicott sont choisis comme auteurs de référence privilégiés pour cette étude, en raison de limportance que lun et lautre accordent au vide et à la place de lautre absent dans leurs hypothèses respectives : si Bion théorise davantage lactivité de penser, et Winnicott celle de jouer, tous deux se rejoignent en ce quils conçoivent labsence comme moteur fondamental de ces activités – ce qui se traduit, chez Winnicott et Klein, par la création nécessaire dun “objet transitionnel”. Or, le jeu et la pensée de labsence, cest le drame que Beckett ne cesse de récrire, selon Ross : voilà ce quil se propose dexplorer, en particulier dans la “Trilogie” romanesque (Molloy, Malone meurt et LInnommable) et, pour finir par une mise en tension entre prose et théâtre, dans En attendant Godot.

420

Le premier chapitre fait faire au lecteur un détour biographique, de façon à asseoir, grâce à un parcours rapide du début de la vie de Beckett, les fondements de son œuvre. Ross commence par sattaquer à un problème fort débattu par les spécialistes : le rôle quy jouent le pays dorigine de Beckett et sa culture. En effet, si daucuns postulent un rejet radical de cette culture protestante étouffante par lauteur après son départ dIrlande, dautres au contraire “restaurent” un Beckett irlandais dont les textes seraient en conformité avec ce discours culturel. Considérant lexil de Beckett comme un geste radical dexpropriation culturelle et de dépossession de soi, Ross, quant à lui, fait de lhéritage irlandais un facteur primordial de lécriture de la négativité, puisquil y joue le rôle de « labsence primaire » (p. 16). Une absence dont limportance se détermine dès lenfance, prise entre une éducation irlandaise protestante classique et le « savage loving57 » (« amour sauvage ») dune mère possessive et autoritaire. Dès lors, Beckett développe une série de symptômes qui lamènent à se lancer dans une thérapie avec Bion, grâce à qui il prend conscience du rôle que joue lamour maternel dans ses souffrances. Dès ce moment, il se met à voyager, souvre à dautres langues et cultures jusquà son exil définitif en France, un pays quil considérera toujours à la fois comme étranger et familier : cest pourquoi toute son œuvre peut être lue, selon Ross, comme une forme de résolution symbolique de cet exil, linstallation en France savérant être la “négativation” du pays dorigine, indispensable à lécriture. Aussi lhypothèse centrale de Ciaran Ross, dans ce chapitre initial, consiste-t-elle à faire de ladoption de la France et de la langue française par Beckett la tentative de construction dun “espace transitionnel” au sens winnicottien – à savoir, un espace de jeu créé par la vie psychique de lenfant, afin dassumer la séparation entre sphère subjective et objective, moi et non-moi. Dès lors, lexpérience de lexil, la guerre et la découverte de lart58 forment le seuil libératoire qui, une fois franchi, permet douvrir une période de grande créativité, et deviennent les matériaux privilégiés dun « art de léchec » (p. 33), cest-à-dire dun art qui fait de son propre empêchement son potentiel créateur, fidèle à une « éthique de léchec ».

421

Après cette première mise au point, le deuxième chapitre présente larrière-fond théorique mobilisé tout au long de létude : pour comprendre le travail du négatif indispensable à la créativité beckettienne, Ross choisit, à rebours du paradigme freudien, de mobiliser Bion et Winnicot – et, dans une moindre mesure, Green. Freud est, en effet, laissé de côté, parce que la pulsion dannihilation de soi caractéristique de lécriture de Beckett et le refus dun narcissisme primaire impliquent quon ne puisse parler de moi ou dego. En revanche, les théories dAndré Green ont lavantage de modéliser un double travail du négatif, “normal” (celui qui permet de supporter labsence et la perte) et pathologique (les effets de la soustraction radicale dun objet du monde, « the dead mother » [p. 43]), dont Ross montre que Beckett joue tour à tour, pour leurs versants destructeurs et constructifs, notamment dans létablissement de la spatio-temporalité de son écriture.

En deuxième lieu, cest à Bion, en tant que psychanalyste de Beckett, que Ross fait quelques emprunts, surtout pour ses réflexions sur le rôle cardinal de lacte de penser – à partir dune pensée originaire, celle de la mère absente – dans toute théorie de la créativité. Enfin, cest à Winnicott – lui-même héritier des théories de Melanie Klein sur la relation dobjet – et à son concept d“objet transitionnel” – que lauteur de lessai fera surtout appel : lobjet transitionnel, qui se définit comme le négatif du moi – un “objet non-moi” –, ainsi que lespace transitionnel, agissent, comme le disait Green, comme « représentation de labsence de représentation » (p. 54), ou représentation interne du négatif, lequel joue un rôle éminemment constructif dans la constitution du moi. Ainsi, Ciaran Ross tient le pari audacieux de réunir deux auteurs – à première vue incompatibles – sur leur terrain dentente : limportance vitale de labsence et de la négativité comme moteur de lémergence de la positivité et dun « sublime négatif » (p. 58), dont il démontrera la présence chez Beckett.

Le troisième chapitre sattaque alors aux textes beckettiens proprement dits, en commençant par le premier volet de la “Trilogie”, Molloy : le roman, avec ses deux parties, figure une « affaire de famille » (p. 65), où les relations maternelle puis paternelle sont disjointes lune de lautre, puis chacune à son tour mise en cause. Sappuyant, comme annoncé, sur les postulats psychanalytiques précisés ci-dessus – en particulier, la relation de contenant et contenu chez Bion –, Ciaran Ross en propose 422une relecture centrée sur la relation entre Molloy et Moran qui, dans la ligne de lhypothèse générale, conserve la place de lindécidabilité entre les deux personnages. En effet, lespace “entre” Molloy et Moran – pensé comme un espace mental – occupe la fonction dun trou noir ou dun vide où se loge labsence, cest-à-dire linconnaissable et le non-symbolisable, ce qui permet et déclenche, in fine, le jeu de lécriture, tant chez Molloy que chez Moran. En ce sens, le personnage de Molloy apparaît comme une figure de « lincontenable » (p. 75) que Moran, le « contenant », échoue à « contenir » : cest donc bien à une forme de mise en crise ou de déchéance, non dépourvue dhumour, de la fonction du « contenir » que nous assistons durant tout le roman – déchéance de la mémorisation, ainsi que de la fonction denregistrement du discours et de la pensée.

Le quatrième chapitre se penche sur Malone meurt. Ce roman se joue entre la mort, annoncée par le titre et, paradoxalement, le lien nécessaire à la naissance quinstaure cette mort : Malone est-il réellement né, condition sine qua non pour quil meure ? La relecture de Ross, aidée par la théorie de lobjet transitionnel winnicottienne, propose de considérer lespace intermédiaire entre naissance et mort, de même quentre présence et absence, intérieur et extérieur, moi et non-moi – toutes les “possessions” de Malone – comme un espace de jeu : jeu de type infantile entre le sujet, ses objets et les objets fictifs quil sinvente, à savoir les personnages de ses fictions, qui sont autant de représentations imaginaires de soi permettant de gérer la solitude dun « me-alone » (p. 104) (« moi-seul »). Lacte de jouer sur lequel Ross met laccent – réarticulant labsence, la mort et le jeu – apparaît ainsi comme une tentative de construction de soi et de recherche des limites avec le non-moi et le non-vivant, autour du vide ainsi créé, par lécriture notamment.

Quant au cinquième chapitre, il se consacre, dans la suite logique, à LInnommable. Point culminant de la “Trilogie”, ce roman porte à son comble la déconstruction de lintrigue narrative : impossible à synthétiser, il consiste en un long monologue à travers lequel il apparaît difficile de déterminer si lintervention dautres personnages que le narrateur en fait des êtres issus de limagination narrative de celui-ci, ou des personnages apparaissant sur le même plan de réalité que lui. Dès lors, maints critiques ont été tentés de redonner forme, cohérence et signification là où il ny en a guère. La lecture de Ciaran Ross prend 423plutôt le parti de se concentrer sur le rôle de la pensée et du penser – en tant quacte, y compris acte dautoréflexion : se penser pensant – dans léconomie négative du roman : en effet, face à lénorme difficulté que semble éprouver le narrateur pour tracer des limites entre dedans et dehors, moi et non-moi, pensé et non-pensé, il y a lieu de sinterroger sur langoisse générée par lincertitude, dans le rapport à lautre, qui touche au fait de ne jamais savoir si je ne suis pas la créature pensée par le cerveau dun autre – la chose pensée au lieu de la chose pensante. Cette angoisse, dans cette perspective, générerait le mécanisme de projection du moi du narrateur dans une multitude de créatures devenant par là ses « jumeaux menaçants » (p. 113). Toutefois, cest encore le vide – “lespace-entre”, entre le moi et le non-moi, le pensé et le pensant – qui joue ici le rôle despace transitionnel, tiers séparateur entre les dilemmes infernaux : cest pourquoi le moi, qui ne peut sarrêter dans une position ou une autre, arpente constamment les zones de frontières ou de limites. Doù lhypothèse qui consiste, une fois encore, à mettre laccent sur le rôle de ce vide créateur : cet espace de vide qui permet de conserver un semblant de lien social au sein de ce qui apparaît comme la dramatisation dune catastrophe psychique.

Le sixième chapitre se consacre alors, après la “Trilogie”, à lanalyse du théâtre, en particulier à En attendant Godot. Cette fois, Beckett utilise la scène plutôt que la prose pour sortir des espaces clos et claustrophobes, afin dexplorer totalement le vide : vide figuré par cette route de nulle part qui tient lieu de décor à la pièce, mais aussi vide laissé par labsence de “Godot” qui, dans cette hypothèse, matérialise la perte dun autre absent, dun objet originel forçant les deux protagonistes à se créer un monde propre, dans lequel ils projettent indéfiniment leurs désirs sur des substituts dobjets. Plus précisément, la théorie de Winnicott permet ici dassimiler “Godot” à un objet transitionnel, objet paradoxal à la fois préexistant et créé par le jeu qui sinstaure entre les acteurs. Tout se passe donc comme si le vide constituait lespace transitionnel que Vladimir et Estragon doivent nécessairement investir de leur jeu et de leur pensée pour “apprivoiser” langoisse de labsence – tel lenfant à la bobine du fort-da freudien – afin que lespace théâtral puisse se créer autour de leur relation dinséparabilité mutuelle, dont le vide “Godot” reste la garantie. Ainsi, laccent est mis davantage sur laction dattendre (et de jouer, de penser en attendant) que sur 424le mystère nommé “Godot” – sur lequel on a posé dinnombrables visages. De fait, le “rien”, dans cet espace théâtral, doit moins être compris comme une forme de négativité que comme une injonction à lacte du jeu théâtral – injonction à “rien faire”, ou “faire rien”. Or le jeu théâtral consiste précisément à penser : attendre Godot signifie attendre de pouvoir penser son absence, pouvoir penser lexpérience de lattente dans toute sa présence.

En miroir du précédent, le dernier chapitre analyse, pour finir, la “performance” du vide dans En attendant Godot, cest-à-dire ce que vient ajouter, quant à la question de la représentation du vide et du rôle de la pensée, la mise en scène proposée par Beckett de sa propre pièce, en 1975 à Berlin. Dans ce dialogue entre son texte et lui-même, Beckett livre une mise en scène esthétique, voire chorégraphique, confirmant laccent mis sur la négativité à travers les moments dimmobilité et de silence, lincarnation de labsence et du vide : ainsi la représentation berlinoise “performe” véritablement la figuration de lespace scénique comme espace mental, espace intermédiaire entre soi-même et lautre où il sagit de jouer, face à linconnu et à linconnaissable. Cet inconnaissable est traité tout au long de la pièce par lutilisation en contraste que le dramaturge et metteur en scène propose de lobscurité – la pièce commençant et sachevant par un long noir, Vladimir et Estragon devant faire face à langoisse de lindéfini et de lirrationnel – et de la blancheur – clair de lune, blanc entre deux phrases, deux répliques. Le blanc beckettien explore, de ce fait, ce que Ross appelle « le sublime négatif » (p. 181) : ce sublime inversé – fait despaces désertés, dimmobilité et de silence – construit une image théâtrale du vide qui nest pas sans rappeler le concept dillimité que Jean-Luc Nancy prête au sublime, comme envers de la limite quimpose la beauté. Ainsi, le Godot allemand de Beckett nous offre la césure dun sublime nocturne : attendre Godot est, conclut lauteur de cet essai, un acte pleinement esthétique, doù émerge quelque chose comme la beauté obscure de labsence par excellence.

In fine, la conclusion de louvrage – qui refait le point sur lesthétique du vide et la pertinence, pour aborder celle-ci, de notions psychanalytiques comme celles de lobjet transitionnel ou du jeu – ouvre sur les œuvres ultérieures de Beckett : Comment cest, Compagnie ou encore les courts textes en prose des années Quatre-vingt, dans lesquelles 425labstraction a pris le dessus, et le vide est plus que jamais la seule figure possible du penser. “Penser”, dans cet espace dabstraction, devient dès lors, pour la voix narratrice, spéculer, imaginer des possibilités, combiner des éléments. Ciaran Ross montre par là que les textes se « virtualisent » (p. 187), au sens où leur objet devient de plus en plus imperceptible. Le paradoxe du rien, dans toute sa positivité, se déplace donc dans ces dernières œuvres et se reconstruit comme ceci : plus labsence et le vide saccroissent, plus lécriture doit les contenir dans une structure formelle rigide. Quad, pièce pour la télévision, en est sans doute lapogée : néanmoins, comme le suggère lauteur, la « matrice mentale » (p. 188) que constitue la pièce nest pas exempte dindétermination, dun espace de potentialisation que lesprit peut et doit habiter pour générer un nombre illimité de possibilités, et même daffects. Le dernier mot de cet essai, dense et novateur, revient ainsi, non pas à la rigueur structurelle des derniers écrits, mais bien à la poésie, une poésie empreinte de rêve, de pensée, qui habite les zones dindétermination et de vide entre dicible et indicible, savoir et non-savoir. Il ny a donc rien de négatif, conclut Ross avec brio, dans le négatif beckettien, qui résistera toujours à toute conceptualisation.

Isabelle Ost

Sigles et éditions cités

L1

The Letters of Samuel Beckett, t. 1, “1929-1940”, Martha Dow Fehsenfeld, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2009.

L2

The Letters of Samuel Beckett, t. 2, “1941-1956”, George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn, Lois More Overbeck (éd.). Cambridge UP, 2011.

426

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Beckett, Samuel. Echos Bones. Mark Nixon (éd.). London, Faber & Faber, 2014. 121 + xxiii p.

Pilling, John. Samuel Becketts “More Pricks than Kicks” : In a Strait of Two Wills. London, Bloomsbury, « Bloomsbury Studies in Historicizing Modernism », 2011 [édition brochée : 2013]. 260 p.

La publication de la biographie de Beckett par James Knowlson, ainsi que celle des Lettres de Beckett, dont le premier volume vient de paraître en traduction française, ont puissamment stimulé le regain dintérêt pour ce quon a parfois appelé “Beckett avant Beckett”. Les textes des années 1928-1946 étant, dans leur grande majorité, rédigés en anglais, il nest pas étonnant que ce soient avant tout des chercheurs anglo-saxons qui aient lancé les recherches les plus importantes dans ce domaine. Il faut en outre bien constater que la situation éditoriale de Beckett en France na pas aidé les spécialistes francophones de lauteur : si lon dispose, grâce aux soins dÉdith Fournier, dune traduction française de More Pricks than Kicks – le recueil de nouvelles dont il sera surtout question ici – on attend toujours la traduction dune bonne partie des textes dits “de jeunesse” – poèmes, critique littéraire, et même le long roman Dream of Fair to middling Women de 1931-1932 – pour pouvoir se faire une idée plus juste du long cheminement de lauteur vers le succès qui sera le sien à partir des années Cinquante.

John Pilling, éminent spécialiste des débuts de Beckett, à qui lon doit entre autres une excellente monographie sur Beckett Before Godot59, propose avec Samuel Becketts “More Pricks than Kicks” : In a Strait of Two Wills un indispensable outil de travail à qui veut mieux connaître – et surtout mieux comprendre – le premier ouvrage de fiction de lauteur à être publié, en 1934. Puisant, à défaut de manuscrits (qui ne semblent pas avoir survécu), dans les carnets de notes et dans la correspondance de lépoque – notamment dans celle que Beckett entretient avec son éditeur, Charles Prentice –, Pilling est en mesure de proposer une mise en contexte très éclairante de cet ouvrage resté jusquà aujourdhui 427relativement peu analysé. Passant en revue, non seulement les dix nouvelles publiées, mais aussi une dernière et onzième nouvelle, « Echos Bones », qui fut dabord sollicitée, puis finalement refusée par léditeur, le critique parvient à montrer lintérêt de ces textes souvent difficiles daccès. Car si linfluence de Joyce y est patente, bien dautres sources sont mobilisées par le jeune Beckett qui nhésite pas (encore) à faire étalage de ses très nombreuses lectures. Pilling sest efforcé à patiemment reconstruire ce réseau dallusions, demprunts et de ce quil appelle “auto-plagiat” dans la seconde partie de son étude.

La lecture de More Pricks than Kicks (ou de sa traduction, Bande et Sarabande), accompagnée de louvrage de Pilling, est vivement recommandée à qui veut saventurer avec succès du côté de la nouvelle « Echos Bones », qui est enfin, plus de quatre-vingts ans après sa rédaction, disponible dans lédition que vient den proposer un autre grand spécialiste du jeune Beckett, à savoir Mark Nixon. Dans son introduction, Nixon retrace la genèse de cette assez longue nouvelle (quarante-huit pages dans son édition) que Beckett avait entrepris de rédiger à linvitation de Prentice lui-même, qui trouvait le recueil un peu trop court pour paraître sous forme de livre. Le problème, cétait que Beckett avait déjà fait mourir son protagoniste, Belacqua, dans lavant-dernière nouvelle, et quil fallait donc le ressusciter. Ce seront en effet les derniers soubresauts dun Belacqua provisoirement “redivivus” que la nouvelle, qui sarticule en trois volets lâchement reliés, présente au lecteur : une première partie, relativement courte, dans laquelle Belaqua, assis sur une clôture, sentretient avec une prostituée du nom baroque de Zaborovna Privet (les notes de lédition de Nixon sefforcent dexpliquer ce genre de détail) ; une deuxième, bien plus longue, retraçant la rencontre de Belacqua avec un certain Lord Gall of Wormwood, qui semblerait tout droit sorti du Seigneur des anneaux (si son seul désir nétait dencourager Belacqua à lui procurer un héritier) ; enfin, une troisième partie dans laquelle le protagoniste, assis cette fois-ci sur sa pierre tombale, sentretient poliment avec un fossoyeur venu piller sa tombe. Ces péripéties, déjà étonnantes en tant que telles, sont racontées dans un style rhapsodique, bourré dallusions plus ou moins obscures qui vont de Dante à Mozart, de Hamlet aux frères Grimm, et du De imitatione Christi à Marlene Dietrich. À la lecture de la nouvelle, on comprend le pauvre Charles Prentice, qui fut finalement obligé de refuser la nouvelle dont il avait 428lui-même sollicité la rédaction. « Cest un cauchemar60… », écrivit-il à lauteur, tout en prenant sur lui cette « horrible débâcle » dun texte qui ferait « perdre au livre de nombreux lecteurs61 ». More Pricks than Kicks parut donc finalement sans son étrange coda ; une décision qui amena lauteur, qui avait selon ses propres dires, mis dans son texte « tout ce quil savait et plein de choses dont il était à peine conscient62 », à écrire le poème « Echos Bones », texte qui devait finir par donner son titre au premier recueil de poèmes de Beckett, paru en 1935.

Lédition de la nouvelle « Echos Bones », établie par Mark Nixon, offre aux lecteurs daujourdhui loccasion dassister à un ratage qui est pourtant du plus grand intérêt. Et ceci pour au moins deux raisons : dabord, parce que la nouvelle et sa difficile naissance permettent déclairer un pan de la production de lauteur qui reste jusquà aujourdhui méconnu ; mais surtout dans la mesure où ce texte constitue un formidable pied de nez à lintention dun Beckett classicisé, mythifié et momifié. « Echos Bones » ne nous laisse dautre choix que de situer lœuvre beckettienne dans son temps et dans son évolution.

Thomas Hunkeler

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Samuel Beckett and Pain. Mariko Hori Tanaka, Yoshiki Tajiri et Michiko Tsushima (dirs.). Rodopi, Amsterdam / New York, « Faux titre ; 372 », 2012. 244 p.

Ce livre est un recueil de dix articles classés en trois grandes parties : « Pain as Creative Force » (“La souffrance comme force créatrice”), « Pain in the Age of Uncertainty » (“La souffrance à lâge de lincertitude”) 429et « Pain at the Limit of the Human » (“La souffrance à la limite de lhumain”). La communauté beckettienne se réjouira quaient été publiés ces textes inscrits dans le cadre dun projet de recherche initié en 2006, à Tokyo. Lintroduction à cet ouvrage fut, quant à elle, rédigée peu après laccident de Fukushima, évoqué avec émotion et retenue par les éditeurs. Une coïncidence tragique a donc voulu que le deuil subi par les Japonais ponctue la présentation dun recueil intégralement consacré à lexpression de la souffrance dans lœuvre de lun des écrivains majeurs du xxe siècle, qui connut lui-même, dans sa vie, dans son entourage, douleurs et deuils (à commencer par celui de lamour, en la personne de Peggy Sinclair), mais qui sut les donner à voir et à comprendre, les graver dans le corps de ses textes et de ses personnages, tous plus ou moins mal en point. Lanxiété, la souffrance psychique, sont aussi bien connues de lécrivain que les douleurs physiques, qui nen sont parfois que lécho, ou la traduction, comme la métamorphose en “vermine” nest, chez Kafka (autre écrivain en souffrance, et souffrant de la souffrance), quune forme, plus littérale et donc plus visible, du mal être de Gregor Samsa. Lintroduction rappelle donc les stations dun douloureux parcours, mais aussi les étapes successives des recherches sur la souffrance dans lœuvre de Beckett, dont les éditeurs dressent un bilan critique fort utile, avant de préciser le projet et lorientation de leur ouvrage : ce dernier se donne pour objectif de contextualiser lexpression de la souffrance, chez Samuel Beckett, dans son environnement culturel et philosophique, tout en explorant ses multiples facettes, ses aspects contradictoires et complémentaires, ses liens avec lidée de justice, de communauté, et avec les approches thérapeutiques modernes, ainsi que la façon dont la souffrance se fait lécho des traumatismes de la guerre, au cœur du quotidien le plus humble et le plus trivial.

Dans la première partie, sont regroupés des articles de Mark Nixon, « “Happily melancholy” : Pleasure and Pain in Early Beckett » (“Gaiement mélancolique : plaisir et souffrance dans lœuvre de jeunesse de Beckett”), Graley Herren, « Mourning Becomes Electric : Mediating Loss in Eh Joe » (“Le deuil devient électrique : la perte comme médiation dans Eh Joe”), Garin Dowd, « Beckettian Pain, In the Flesh : Singularity, Community and “the Work” » (“La souffrance beckettienne, dans la chair : la singularité, la communauté et lœuvre”), et Mariko Hori Tanaka, « The Body in Pain and Freedom of the Mind : Performing 430Beckett and Noh » (“Corps en souffrance et liberté de lesprit : le théâtre de Beckett et le Nô”).

Dans la première partie du volume, Mark Nixon rappelle la tradition philosophique “mélancolique” dans la lignée de laquelle sinscrivent Robert Burton, Rousseau, Leopardi, Schopenhauer, Thomas Mann, et sur laquelle sédifia la pensée de Beckett durant les années Trente, comme en témoigne le journal dAllemagne63. Nixon montre également que les réflexions schopenhaueriennes reviennent dans lessai sur Proust, où elles commentent tout à la fois lœuvre quil étudie, et sa propre vision du monde. Le critique montre également comment se construit, dès la fin des années Trente, lidée dune nécessité de la solitude et de la souffrance, sources paradoxales dune jubilation créatrice.

Le second article sintéresse aux procédures et autres vaines ruses des personnages beckettiens visant le plus souvent sans succès à “contourner” la souffrance, le deuil et, dune manière générale, toute forme de perte. Pour ce faire, Graley Herren focalise son analyse sur Eh Joe (pièce écrite pour la télévision, et qui inscrit lirrémédiable perte et le retour fantomatique de la femme aimée dans un même espace visuel et sonore), en convoquant conjointement la dimension biographique (la mort de Peggy Sinclair), la dimension intertextuelle (le lien avec Hamlet) et les théories psychanalytiques.

Garin Dowd, quant à lui, centre son attention sur la relation entre individu et société que met au jour lexpression de la souffrance dans lœuvre en prose (plus particulièrement dans Texts for Nothing, mais aussi, entre autres, dans The Unnamable, How It Is), à travers des interrogations récurrentes sur les liens entre sujet et objet, mais aussi à travers une conception singulière de la nécessité, en même temps que de linsuffisance, de lœuvre dart qui, en ce sens, possède les mêmes propriétés que la souffrance quelle pourrait avoir pour but dexprimer et de conjurer tout ensemble.

Enfin, larticle de Mariko Hori Tanaka étudie lexpression – ou, plus exactement, lexpressivité et les manières dexprimer, de “faire voir” – de la douleur dans le théâtre de Beckett, dune façon le plus souvent muette, mise en relation ici avec les procédés stylistiques du théâtre japonais. Mimer silencieusement la douleur, en épuisant et maîtrisant pour cela une extrême intensité expressive : tel est bien effectivement 431le lien frappant entre les règles du Nô et celles du théâtre de Beckett, dont certaines pièces furent interprétées en ce sens. Cet article se fonde sur une analyse précise de plusieurs mises en scène fameuses de lœuvre théâtrale.

La seconde partie souvre sur un article de Peter Fifield, « “Frankly now, is there pain ?” : Beckett, Medicine and the Composition of Pain », qui examine la représentation de la souffrance chez Samuel Beckett, à la lumière de la médecine contemporaine. Lapproche de la souffrance – que ce soit sous la forme systématique et probabiliste déroulée par un Moran, ou par le biais de lhumour noir associant la douleur du sujet à celle dautres sujets interchangeables, qui pourtant ne souffrent pas la même peine, comme dans LInnommable – est une posture littéraire qui, tout en étant proche de certaines analyses scientifiques, est centrée sur une réflexion dordre non seulement phénoménologique, mais linguistique, interrogeant lincompatibilité radicale de la souffrance et du langage. La souffrance est à la fois descriptible et indicible, manifestation symptomatique commune à une multitude de cas, et expérience radicalement individuelle.

Dans larticle suivant, David Houston Jones propose une comparaison originale entre lartiste contemporain Christian Boltanski et lœuvre de Beckett (principalement The Unnamable et Krapps Last Tape), sous le titre « Strange Pain : Archive, Trauma and Testimony ». Chez Beckett comme chez Boltanski, en effet, le traumatisme individuel ou collectif est en quelque sorte incorporé dans lœuvre où la fonction de larchive est de figurer la parole de tous ceux qui en ont été privés, et qui ne peuvent témoigner de leur souffrance quà travers des reliques, des traces (Boltanski), ou encore une parole fantôme qui vient hanter un locuteur ventriloque, enceint de la souffrance dun autre (comme dans le passage consacré à Worm, dans The Unnamable).

La seconde partie de louvrage se clôt sur un article de Yoshiki Tajiri, consacré aux liens entre vie quotidienne et mal de vivre, dans Happy Days (« Everyday Life and the Pain of Existence in Happy Days »), et souvre par une nouvelle allusion à Schopenhauer, dont la pensée est au centre de la réflexion sur souffrance et création chez Beckett. De manière originale, le critique met en relation la représentation du quotidien dans la célèbre “masterpiece” beckettienne et dans une œuvre de Harold Pinter créée trois ans auparavant (en 1958), The Birthday Party, 432marquant les débuts du dramaturge londonien. Le critique montre excellemment comment nous sont rendues sensibles, dans Happy Days, les conséquences – jusque dans les petits riens du quotidien – dune innommable calamité. Le struggle for life de Winnie apparaît ainsi comme une admirable et nécessaire absurdité, dans un contexte où demeure omniprésent le cauchemar de la Shoah.

Dans la troisième et dernière partie de cet ouvrage de bout en bout passionnant, Jonathan Boulter, sous le titre « “We have our being in justice” : Samuel Becketts How It Is », analyse les relations entre souffrance, justice et ontologie. Si le langage est “justice”, ou rend justice, cest en relation avec la nécessité du deuil, et contre une autre justice, une justice “injuste”. Les travaux de Blanchot, les textes de Lévinas et de Derrida reviennent, dans cet article encore, étayer une approche critique inséparable dune réflexion sur lhistoire du xxe siècle. La question de la justice, comme lécrit Boulter, est en effet la seule véritable question, mais elle exige une impossible réciprocité, dans le monde “posthumain”, déserté, que donne à voir et à penser lœuvre de Beckett, de sorte quelle demeure en suspens, sans réponse ; in other words : en souffrance.

Larticle de Mary Bryden, intitulé « “That or Groan” : Paining and De-paining in Beckett », montre comment le thème de la crucifixion, dans Waiting for Godot, est la base de multiples variations sur la souffrance endémique omniprésente dans lensemble de lœuvre. La crucifixion est, en effet, une torture doublée dune exhibition publique du corps souffrant, telle une mise en spectacle obscène de lagonie de celui que Giorgio Agamben définit comme homo sacer. Mary Bryden montre ainsi, avec une grande acuité, la façon dont lœuvre de Beckett publiée après 1945 ne cesse dinterroger linnommable sous toutes ses formes, y compris la torture psychique, la Catastrophe ultime étant celle qui réduit au silence.

Cette idée est dailleurs reprise à nouveaux frais dans le tout dernier article du volume, écrit par Michiko Tsushima, « The Apperance of the Human at the Limit of Representation : Beckett and Pain in the Experience of Language », où sont explorés les confins de la représentation, cest-à-dire, de la souffrance, avec laquelle la “Trilogie” nen finit jamais, puisquelle est à la fois sujet, matière et forme de lInnommable.

Il faut recommander la lecture de cet ouvrage, en raison non seulement de la qualité des textes recueillis, mais aussi de lart avec lequel 433ils ont été organisés, sous légide des trois responsables éditoriaux, qui sont aussi les auteurs des articles ponctuant chacune des trois parties.

Florence Godeau

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Terlemez, Serpilekin Adeline. Le Théâtre innommable de Samuel Beckett. Paris, LHarmattan, « Univers Théâtral », 2012. 268 p.

Lauteur ouvre son étude, conformément au titre quelle a conféré à son ouvrage, sur le caractère innommable du théâtre de Samuel Beckett. Procédant à la manière du sujet de son propos, elle met en place un questionnaire beckettien : Comment nommer ? Pourquoi nommer ? Où nommer ? Quoi nommer ? Mais, consciente de linanité dune telle démarche, elle écrit : « Lesthétique de Samuel Beckett est de chercher à dire quand on na rien à dire ; cest de chercher à écrire quand on na rien à écrire. » (p. 22). Et, cest autour de ce “rien” quelle organise son approche de lœuvre.

Ce “rien” – qui, dans les faits, procède du rem vers le nihil – recourt à lusage dune langue, à lemploi de mots. Les huit parties que comporte le livre vont sorganiser sur le mode des diverses étapes que comprend une enquête visant à identifier ce théâtre qui, comme elle le souligne à son terme en citant Samuel Beckett, « “nest quà partir de ce quil nest pas” » (p. 246). Fascination pour les mots en quête dune forme pour dire le vide, le rien ; vouloir, ne pas pouvoir et pourtant devoir ; tension vers le centre fondateur de lentre-deux, la première partie met en place les données de léquation.

Les trois parties suivantes, traitant successivement « du grotesque », « de la cruauté », d« une politique du moindre » proposent, tour à tour, des pistes permettant déclairer cette énigme que constitue linnommable. Progressant de Camus vers Rabelais, Serpilekin Terlemez montre que, 434pour Beckett, si ce monde est absurde, il convient avant tout den rire, et si les corps qui lhabitent sont grotesques, il faut de toute urgence les déformer. Ainsi parvient-on à ce comique du surhumain doù, précise-t-elle, « jaillit une joie indescriptible » (p. 76). Cruauté, donc. Artaud est convoqué. Folie, même. Limportance de Dante – qui refuse de copier le réel afin de mieux le distordre – est soulignée. En ce sens, dire lindicible institue un sens qui oriente vers le pire et à terme jusquà léchec. Ainsi se constitue cette esthétique du peu, cette esthétique du moindre qui « comprend lempêchement, léchec et lamoindrissement » (p. 103). Toutefois, Beckett opérant par renversement, lempêchement nest pas stérilité, lamoindrissement conduit au renforcement et, en dépit de léchec, on ne saurait fixer aucune fin au parcours. Comme létablit sa lecture de Proust, la perte de lidentité est, selon lui, la conséquence de la temporalité, puisque être, cest être dans le temps. Aussi lart de Beckett, comme celui de Bram van Velde, érige-t-il en finalité lattente et le devenir. Mais, tout étant répétition, la fin se trouve dans le commencement, et cette fin est sans fin. Le personnage beckettien étant condamné à la nuit, son œil œuvre dans lobscurité.

Les termes de léquation étant identifiés, Serpilekin Terlemez sintéresse à la forme que revêt cette équation. La cinquième partie de létude sintéresse au mode générique de lœuvre. Si ce théâtre est innommable, peut-on néanmoins le nommer encore théâtre ? Faisant référence au théâtre médiéval, lauteur établit que ce théâtre se caractérise par une esthétique du mélange, de la profusion, du métissage. Le genre théâtral se présente donc comme une aire de liberté au sein de laquelle se nouent et se dénouent les relations entre les sons et les sens. Mais, démontrant le caractère théâtral que possède, par exemple, un roman comme Mercier et Camier, elle conclut à linanité de toute classification procédant à létablissement de catégories génériques étanches. Comme les personnages, le temps et lespace dans lesquels ils évoluent, les paroles quils prononcent et les silences quils ménagent, le langage théâtral se situe dans un entre-deux que la partie suivante définit comme étant par excellence “le négatif” : le moi et lautre, lintérieur et lextérieur, lêtre et lavoir été… La matérialisation de cet entre-deux est figurée par les jeux douverture et de fermeture qui caractérisent la dramaturgie de Beckett. Tels les personnages qui sagitent sur son plateau, ce théâtre est mu par une « grandeur négative habitée par le positif » qui est proprement 435le « Vouloir et ne pas pouvoir beckettien » (p. 181). Aussi ce théâtre est-il travaillé par le goût quil manifeste pour le vide et le silence, esthétique qui serait par excellence « le style “sans style” de Beckett » (p. 191). Limportance que confère Beckett à lobjet sur la scène, lattachement que manifestent ses personnages pour les choses quils possèdent, donnent un sens à lespace que le théâtre savère impuissant à lui offrir.

Reformulant léquation – non plus de façon spécifique sur le mode générique, mais de manière plus générale sous la forme du langage –, Serpilekin Terlemez identifie lexpression par excellence de lentre-deux beckettien dans la pratique de lauto-traduction qui place sans cesse lécrivain entre deux langues. Dans la septième partie de son étude, elle établit que la traduction procède dune conversion de lautre en même et ainsi situe une reconnaissance de laltérité à lintérieur de lidentité. Lactivité créatrice de Beckett réside précisément dans la traduction de ses textes anglais en français, et de ses textes français en anglais, ce qui, dans les faits, se révèle procéder dune recréation perpétuelle de lœuvre. Or, le processus exhibe deux finalités quassigne Beckett à son œuvre théâtrale : faire en sorte que “ça parle toujours” et parvenir corollairement à un dépouillement toujours accru de lénoncé initial. De fait, refusant de vouer sa parole au néant, Beckett se condamne à sans cesse reprendre ses écrits afin de ne jamais les “fixer”. Et la dernière partie de létude de proposer un univers de référence pour ce théâtre innommable, « lart des marionnettes ». Prenant lexemple dEn attendant Godot, Serpilekin Terlemez rappelle que lors de sa mise en scène de la pièce en mars 1974, Beckett avait émis le désir que lœuvre fut représentée sous la forme dun ballet. Ainsi les personnages pouvaient-ils être efficacement vidés de toute substance dramatique, et Beckett libre de créer « la pensée marionnette avec ses marionnettes–penseurs » (p. 226). En effet, sur un rythme de music-hall, les personnages expriment par bribes les linéaments de la culture philosophique occidentale. Ce « western endiablé64 », selon la définition que donnait Beckett lui-même de la pièce, ponctué par de longues plages de silence, et dont la fin se trouve dans le commencement, était de fait fondateur dun théâtre radicalement nouveau, littéralement innommable. Aussi logiquement Serpilekin Terlemez achève-t-elle son étude en établissant ce constat 436dont nous avons déjà souligné lévidence : « [] le théâtre de Samuel Beckett “nest quà partir de ce quil nest pas” » (p. 246).

La grande qualité de cet ouvrage réside dans sa faculté à explorer lensemble des facettes du théâtre beckettien en démontrant que plus lon sévertue à inventorier ses propriétés, plus il se révèle innommable. Tantôt élargissant la perspective en sintéressant à “Beckett avant Beckett”, en sollicitant les sources – tout particulièrement philosophiques – qui ont nourri sa pensée avant quil ne se consacre à lécriture, tantôt la restreignant en se consacrant à lanalyse minutieuse de telle ou telle de ses pièces, voire de ses “dramaticules”, Serpilekin Terlemez avance pas à pas dans une enquête quelle nestime achevée que lorsque toutes les voies ont été explorées. Considérant que lœuvre de Beckett constitue un tout insécable, afin de faire la lumière sur la nature propre de lœuvre théâtrale, elle interroge les romans, les essais et lensemble des métatextes rédigés par lécrivain. Le théâtre associant au sein dune même cérémonie le son et limage, elle démontre lintérêt manifesté tout au long de sa vie par Beckett pour les productions musicales, picturales et cinématographiques tant passées que contemporaines. Au sein des innombrables influences qui ont imprimé leur sceau sur la création beckettienne, elle privilégie tout particulièrement deux œuvres de référence : celle de Dante dans le domaine de la littérature, et celle de Bram van Velde dans celui de la peinture. Lentre-deux propre à Beckett se situe entre lenfer et le purgatoire de Dante, ce qui le conduit à créer cet “antipurgatoire” au sein duquel sont enfermés ses personnages. Le désir déchouer, qui constitue lambition suprême du futur prix Nobel de littérature, plonge ses racines dans laspiration similaire quexprimait le peintre néerlandais. Sappuyant bien évidemment sur les textes consacrés par lécrivain au peintre, mais en confrontant de manière très précise les composantes de leur création et lart qui a présidé à cette création, elle révèle les nombreuses similitudes qui permettent de relier ces œuvres entre elles. Lattente, la recherche de lidentité, lexpression du rien, la volonté et en même temps limpossibilité de créer : autant déléments qui conduisent vers une concordance entre les deux univers artistiques. Toutefois, si le matériau que brasse Beckett témoigne de son immense culture tant philosophique quartistique et de son intérêt pour lensemble des modes quemprunte le langage, sa démarche demeure solitaire, atypique, innommable.

437

Au terme de notre lecture, nous possédons la sensation davoir emprunté lensemble des routes qui mènent vers la création beckettienne, davoir exploré la totalité des arcanes qui renferment le mystère de cette création et davoir, à notre tour, acquis la conviction quil était vain de nous évertuer à vouloir nommer linnommable. La pertinence du propos, la rigueur des démonstrations, la richesse des analyses permettent à louvrage de constituer une pierre supplémentaire au sein de lédifice critique bâti autour de lœuvre à la fois si simple et si complexe de Samuel Beckett. Lon regrettera seulement, compte tenu du grand nombre des références et des notions auxquelles recourt létude, que ne figure pas à la fin du livre un index qui nous permettrait, après avoir effectué une première lecture linéaire, de pouvoir procéder à diverses lectures transversales.

Michel Bertrand

1 Il est lauteur de : Proust et le moi divisé, Genève, Droz, 2006 ; et de : La Venise intérieure, Neuchâtel, La Baconnière, 1991.

2 Matthew Feldman, Becketts Books : A Cultural History of Samuel Becketts Interwar Notes, New York and London, Continuum, « Continuum Literary Studies », 2006, p. 41-57 : « René Descartes and Samuel Beckett ».

3 L. Debricon, Descartes : choix de textes avec étude du système philosophique et notice biographique, Paris, Louis-Michaud, « Les Grands philosophes français et étrangers », 1909.

4 John Pentland Mahaffy, Descartes, Edinburgh, Blackwood, 1880.

5 Gide mit cette phrase, qui reprend celle de Pascal en la modifiant, en tête de ses Morceaux choisis (Paris, Gallimard, 1921).

6 Notes de Beckett sur Geulincx, p. 78.

7 Han van Ruler, Anthony Uhlmann et Martin Wilson (dirs.), Arnold Geulincxs Ethics with Samuel Becketts Notes, Leyde, Brill, 2006.

8 Alain de Lattre, LOccasionalisme dArnold Geulincx, Paris, Minuit, 1967.

9 Aussi, p. 76, 104. Cette maxime est également citée p. 192, 194.

10 Après la phrase qui suit, Beckett sexclame : « (Culot !) » (p. 115).

11 Ce livre vient dêtre republié par léditeur Ibidem Verlag, qui le distribue désormais en Europe, tandis que Columbia University Press en assure la distribution aux États-Unis.

12 « “I am not a philosopher.” Beckett and Philosophy : A Methodological and Thematic Overview », p. 11-23.

13 Richard Lane, Beckett and Philosophy, Palgrave Macmillan, 2002.

14 John Calder, The Philosophy of Samuel Beckett, Parchment Michigan, Riverrun Press, 2003.

15 Ramona Cormier and Janis L. Pallister, Waiting for Death : The Philosophical Significance of Becketts “En attendant Godot”, Alabama, The University of Alabama Press, 1979.

16 Lance St John Butler, Samuel Beckett and The Meaning of Being : A Study in Ontological Parable, London, Macmillan Press, 1984.

17 John Fletcher, « Samuel Beckett and the Philosophers », Comparative Literature (University of Oregon), vol. 17, no. 1, Winter, 1965, p. 43-56. (Aussi en ligne : <http://www.jstor.org/stable/176974>).

18 Anne Henry, « Beckett et les bonnets carrés », Critique no 46, 1990, p. 692-700.

19 Ruby Cohn, « Philosophical Fragments in the Works of Samuel Beckett », Criticism, 6.1 1964. Article repris p. 169-177, in Martin Esslin (dir.), Samuel Beckett : A Collection of Critical Essays, Englewood Cliffs [NJ], Prentice-Hall, 1965.

20 « [] the contributions to this collection examine specific philosophical interventions (or “slashes”, as suggested by this volumes title), in Becketts development and expression as a literary writer. » (p. 1) (“les contributions contenues dans ce recueil examinent des interventions philosophiques spécifiques [ou des slashes, ainsi que le suggère le titre de ce volume], dans le développement et dans lexpression de Beckett en tant quécrivain littéraire”).

21 « [] the way in which Beckett transformed what he read philosophically into his art. » (p. 21).

22 Tonning est plus modeste encore. Il donne son étude comme une tentative plutôt “impressionniste” de la question, en attente de documents qui permettraient le commencement véritable de son étude. Il serait en somme le premier archéologue ; dautres devant bientôt le suivre. « While this essay has adopted an impressionistic approach to showcase the sheer variety of ways in which Schopenhauers influence colors Becketts thought, reading and writing, future scholarship in any of the areas highlighted above will need to become more systematic. As mentioned before, vital information about Becketts Schopenhauer editions is forthcoming []. » (p. 66) (“Alors que cet essai a adopté une approche impressionniste afin de mettre en évidence lextrême variété des manières dont linfluence de Schopenhauer colore la pensée, la lecture et lécriture de Beckett, les recherches futures dans lun ou lautre des domaines précisés ci-dessus auront à devenir plus systématiques. Comme nous lavons dit plus haut, des informations cruciales au sujet des éditions de Schopenhauer utilisées par Beckett sont imminentes”).

23 « [] although Becketts work has been compared to the philosophy of Henri Bergson since the earliest Anglophone studies, there has never been an attempt to move beyond comparison to establish the relationship on a firm empirical footing. » (p. 68) (“Lun des problèmes pour les chercheurs abordant linfluence de Bergson sur lœuvre de Beckett est que lon ne sait pas quand Beckett lut Bergson pour la première fois.”).

24 « One of the problems for scholars considering the influence of Bergson on Becketts work is that it is not known when Beckett first read Bergson. » (p. 69).

25 « Samuel Beckett, Wilhelm Windelband and Nominalist Philosophy », p. 110-139.

26 Pascale Casanova lui a consacré, il y a près de quinze ans, un livre entier (Beckett labstracteur : anatomie dune révolution littéraire, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1997) quEinarsson, dailleurs, ne cite pas.

27 Karim Mamdani le dit précisément : « Einarsson provides a philosophical reading of Beckett []. » (p. 317) (“Einarsson offre une lecture philosophique de Beckett”).

28 « This is itself a philosophical interpretation []. » (p. 318).

29 Stanley E. Gontarski et Anthony Uhlmann (dirs.), Beckett after Beckett, Gainesville, University Press of Florida, « Crosscurrents », 2006, p. 143.

30 Voir aussi : CSPr, xvi-xviii.

31 Gabriel dAubarède, « En attendant Beckett » [entretien avec Samuel Beckett], Les Nouvelles littéraires, no 1746 [Paris, Larousse], 16 février 1961.

32 On sait que cet aspect est à lhonneur à présent dans le monde anglophone, pénétré par le souci d“historiciser” lœuvre.

33 Chris Ackerley and Stanley Gontarski (dirs.), The Grove Companion to Samuel Beckett, New York, Grove Press, 2004.

34 Nous recommandons lexcellente recension de Matthieu Protin, « Du Dictionnaire au compagnon : Beckett en mouvement », Acta Fabula, Beckett, de mal en pis [e.l.] <http://www.fabula.org/revue/document6604.php> (page consultée le 16 mars 2015).

35 Dans ce qui suit, le titre des notices figure en petites capitales. Afin de souligner, au fur et à mesure, la spécificité du Dictionnaire, nous indiquons dun astérisque les notices qui ne se trouvent pas dans le Companion.

36 Sur la question des relations entre Beckett et Pelorson, voir supra (p. 359-360) létude de la correspondance, où Garin Dowd précise que, contrairement à ce que lon a pu affirmer ailleurs, les relations entre les deux hommes reprirent à partir de 1951.

37 Beckett lui-même en fait la remarque : « I am really very tired of Godot and the endless misunderstanding it seems to provoke everywhere. » (“Je suis vraiment très fatigué de Godot et de linterminable malentendu quil semble provoquer partout.”) (Lettre à Pamela Mitchell, 18 août 1955, L2, 540).

38 Protin, « Du dictionnaire au compagnon : Beckett en mouvement », art. cité.

39 Le “simple” passage dune langue à lautre entraîne une différence fondamentale dans la réalité de la “voix” de lécrit, ainsi que lont remarqué Hugh Kenner et Ruby Cohn, au sujet de Comment cest (Ruby Cohn, A Beckett Canon, Ann Arbour, University of Michigan Press, 2005, p. 255, 402 n. 11).

40 Ackerley and Gontarski, The Grove Companion, op. cit., p. 627.

41 Il est toutefois précisé que lorigine de cette citation reste inconnue.

42 David Houston Jones, The Body Abject : Self and Text in Jean Genet and Samuel Beckett, Oxford, Peter Lang, 2000.

43 Bjørn K. Myskja, The Sublime in Kant and Beckett, Berlin / New York, Walter de Gruyter, 2002.

44 Erich Auerbach, Mimesis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], Cornélius Heim trad., Paris, Gallimard, « Tel », 1968.

45 Shane Weller, « Last Laughs : Beckett and the Ethics of Comedy », JOBS, no. 15/1 and 2, 2005-2006, p. 35-59.

46 On songe, au premier chef, à celle de Gary Adelman, Naming Becketts Unnamable, Lewisburg, Bucknell University Press, 2004.

47 Je paraphrase Mooney : « Translation cannot be considered extrinsic to the central concerns of Becketts writing, when the polyglot was never to disappear from his work as a means of dispossession and dislocation of the I [] and where the trope of citing [] continues to haunt the speakers. » (p. 31).

48 En accord avec la lecture de David Lloyd et Anna McMullan, Mooney envisage la participation de Beckett à lanthologie comme lindice dune adhésion politique à lagenda idéologique du volume, même si elle reconnaît lessentialisme présent dans les contributions qui la composent (voir p. 69-73).

49 [Trad. de :] « Becketts self-translations need to be read in terms of their response to specifically Irish post-independence national anxieties. » (p. 147).

50 [Trad. de :] « The Beckettian novel moves into the new linguistic terrain of French, but remains on the old geographical terrain of Ireland []. » (p. 106).

51 « The lost linguistic discipline of a foreign tongue is displaced onto the successive confinements of the human body on the Beckettian stage. » (p. 170) (“La discipline linguistique perdue dune langue étrangère est déplacée vers les enfermements successifs subis par le corps humain sur la scène beckettienne.”).

52 « His dramatic return to English constitutes in effect a form of re-entry into language, as though for the first time. » (p. 170) (“Son retour spectaculaire à langlais constitue, en effet, une forme de nouvelle entrée dans la langue, comme si celle-ci se produisait pour la première fois.”).

53 Beckett, in Tom Driver, « Beckett by the Madeleine » ; entretien reproduit p. 217-223 in Lawrence Graver and Raymond Federman (dirs.), Samuel Beckett : The Critical Heritage, London, Routledge & Keagan Paul, 1979 (p. 219).

54 « [] as irrelevant as a Biedermeier bathing suit or the imperturbability of a gentleman. » (L1, 518) « [] tout aussi caducs quun costume de bain Biedermeier ou que limperturbabilité dun gentleman. » (Beckett, « La Lettre allemande », Bernard Hœpffner trad., p. 14-16 in Marianne Alphant et Nathalie Léger [dirs.], Objet Beckett, Paris, Centre Pompidou / IMEC éditeur, 2007 [p. 15]).

55 Edmond Jabès, Le Livre des questions, t. I, Paris, Gallimard, « LImaginaire », 1988, p. 65.

56 Ciaran Ross, Aux frontières du vide : Samuel Beckett, une écriture sans mémoire ni désir, New York / Amsterdam, Rodopi, « Faux titre ; 249 », 2004.

57 Lettre à MacGreevy, 6 octobre 1937 (L1, 552).

58 Voir, à ce sujet, les Trois dialogues avec Georges Duthuit, ainsi que les lettres de Beckett à Duthuit (L2).

59 John Pilling, Beckett before Godot, Cambridge, Cambridge UP, 1997.

60 Nixon, in op. cit., p. 114.

61 Ibid.

62 Ibid., p. xiii.

63 Voir supra, la chronologie établie par Mark Nixon (p. 313-345).

64 Roger Blin, Roger Blin : souvenirs et propos, propos recueillis par Lynda Bellity Peskine, Paris, Gallimard, 1986.