Préface Les Histoires brisées, fragments d’une poétique valéryenne du conte
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Revue des lettres modernes
2021 – 3. Un regard neuf sur la poétique valéryenne du « conte ». La genèse des Histoires brisées - Auteur : Vogel (Christina)
- Pages : 13 à 19
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Paul Valéry, n° 15
PRÉFACE
Les Histoires brisées,
fragments d’une poétique valéryenne du conte
Il existe presque toujours un premier état, une phase émotive qui ne tend à aucune forme finie, déterminée et organisée, mais qui peut produire des éléments partiels d’expression, des fragments, qui trouveront, un jour, – ou ne trouveront jamais – leur tout… Dans cet état, paraissent un mot, une formule, une image, un dispositif, qui, retrouvés plus tard, viendront se loger dans une composition, servir inopinément de germe, ou de solution… Oserai-je nommer ces fragments : les débris du futur ?
« La Création artistique », Vues, 1928.
Le recueil des Histoires brisées, qui paraît en 1950, a été préparé par Paul Valéry, mais non pas revu avant sa publication chez Gallimard. Tout nous porte à penser que selon la conception valéryenne de la création artistique, cet ouvrage, loin d’avoir été achevé, fut interrompu et terminé « accidentellement » par la disparition de son auteur, mort le 20 juillet 19451. Un facteur extérieur – comparable à la fatigue ou l’ennui, quoique plus décisif – a donc arrêté une œuvre en formation. Et rien ne prouve que Valéry ait accepté de livrer au public cet ensemble hétérogène de textes souvent fragmentaires. N’aurait-il pas refusé l’idée d’une édition définitive, préoccupé qu’il était de réécrire et de recomposer à l’infini ce qu’il appelle dans l’« Avertissement » du 14volume des « commencements » ? Pourquoi ne pas continuer à différer la publication de « contes » dont les premières ébauches remontent au début des années 20 ?
Quelle que soit l’édition posthume des Histoires brisées à laquelle nous choisissons de nous référer – à celle de Jean Hytier, Jean Levaillant ou Michel Jarrety – force nous est de constater que non seulement l’intervention et la sélection de l’éditeur sont problématiques, mais encore le rejet, voire le renvoi en note infrapaginale d’une multitude de variantes. Car le dossier éclaté de cet ouvrage inachevé comprend des centaines de feuilles volantes, de pages manuscrites et dactylographiées, des notes tantôt regroupées, tantôt dispersées et aussi des cahiers. Ce que les éditions nous donnent à lire n’est donc que la partie visible d’un immense iceberg dont la partie cachée se révèle être un chantier d’écriture aux innombrables versions et esquisses inédites.
Lorsque l’équipe « Valéry » de l’Institut des Textes et Manuscrits modernes s’est proposé de reconstruire et d’analyser le parcours génétique et éditorial des Histoires brisées, elle s’est trouvée confrontée à une tâche herculéenne. Comment embrasser dans une vue d’ensemble la naissance, le développement et l’amplification d’un programme scriptural poursuivi pendant plus de vingt ans, de 1923 à 1945 ? Bien que les dates précises soient relativement rares, il ne fait pas de doute que Valéry a travaillé à sa réalisation jusqu’à sa mort, reprenant, remaniant et regroupant les morceaux susceptibles de former ce qu’il désignera lui-même, en position liminaire, un « recueil paradoxal de fragments ». Analogue à la composition d’autres œuvres, la genèse des Histoires brisées se complique du fait qu’elle implique un continuel va-et-vient entre plusieurs ouvrages et projets d’écriture : les notes valéryennes circulent entre ses Cahiers, ses Correspondances, ses essais publiés et les différents dossiers censés se rattacher – éventuellement – aux Histoires brisées.
Alors que les limites poreuses entre les nombreux dossiers et les perpétuelles transformations ou substitutions de textes rendent déjà très difficile et même impossible la réunion de tous les documents capables d’éclairer la fabrication des Histoires brisées, le statut générique hybride de ces productions en prose complique davantage leur étude. En effet, les contes ou, plus précisément, les ébauches de contes que Valéry nous promet, en ouverture du recueil, se présentent comme un laboratoire de recherches conduites sur le potentiel créatif d’une écriture encore 15inédite. Différente de l’écriture poétique actualisée dans La Jeune Parques (1917) ou dans les poèmes de Charmes (1922), la pratique scripturale que Valéry explore sous l’étiquette « histoires » semble vouloir dépasser sa profonde méfiance à l’égard du roman et du récit, jugés arbitraires et dangereux en raison de leur pouvoir d’illusion. Mais si Valéry tente de se libérer de sa propre conception dualiste, dans laquelle il risquait de s’enfermer en opposant radicalement prose et poésie, il n’opère pas pour autant un simple retour à l’invention romanesque, connue et reconnue à son époque.
À quel genre littéraire appartiennent donc les contes et histoires que Valéry esquisse, élabore, modifie et achève – rarement – durant les années vingt, trente et au début des années quarante ? Les études rassemblées dans le présent volume de la série « Paul Valéry » de La Revue des lettres modernes montrent une grande diversité de genres et sous-genres narratifs, d’écritures de soi, de formes de récit, de styles et de rythmes coexistant les uns à côté des autres. Les Histoires brisées se composent de pièces qui présentent les caractéristiques traditionnelles du conte merveilleux, oriental, scientifique ou fantastique ; d’autre part, elles s’intègrent des éléments constitutifs aussi bien des récits poétiques que des mémoires autobiographiques, se rapprochent de la fable et du poème en prose. L’étonnante variété des tons et des pratiques scripturales donne à ce recueil l’aspect d’une composition disparate et discontinue.
Si le lecteur reconnaît, d’un côté, que cet ensemble étrange s’inscrit dans le sillage du conte symboliste et que certains aspects renvoient à des essais du jeune Valéry, il observe, de l’autre, toute la distance qui sépare la production des Histoires brisées de l’héritage littéraire et de l’idéal esthétique des Huysmans, Mallarmé, Régnier ou Gourmont. Et bien qu’il retrouve, dans ces fragments de contes, des modes de représentation et de description connus, le lecteur doit admettre simultanément que cette composition protéiforme subvertit les codes et les conventions des genres narratifs, des types de discours, des régimes d’écriture. Il se rend à l’évidence que cette entreprise transgresse la limite entre prose et poésie, entre poème en prose et prose poétique.
La question qui se pose dès lors est celle de savoir où se situent l’enjeu et l’intérêt d’un projet qui n’arrête pas de se prolonger et de se ramifier en bouleversant les modèles classiques qui lui servent, néanmoins, de cadres de référence. Les analyses, qu’on pourra lire dans les pages 16qui suivent, soulignent que, par-delà les personnages, les décors et les motifs concrets, suggérés au niveau de l’énoncé, les multiples bribes de récit visent à déplacer l’attention vers l’instance d’énonciation, vers les actes de discours ou, autrement dit, vers les conditions de production et de réception des histoires narrées. Ils s’interrogent implicitement sur le pacte de lecture qui soit en mesure de communiquer l’idée d’une construction tellement nette et nécessaire qu’elle bloque les opérations du lecteur désireux de changer certaines parties ou la totalité d’une œuvre littéraire, notamment romanesque. Cette interrogation entraîne l’écriture vers un plan de réflexion métatextuelle et nous invite à interpréter les Histoires brisées à un niveau d’abstraction plus élevé.
Donner au conte une forme parfaite afin de le soustraire tant aux caprices du hasard qu’aux interventions incontrôlables du lecteur, c’est l’objectif d’une prose qui se veut systématique et rigoureuse tout en parcourant la totalité des mondes fictifs possibles. Évoquer ce qui est possible à chaque moment ou acte d’énonciation, laisser entrevoir le potentiel total des solutions narratives parmi lesquelles l’auteur doit se décider, suspendre ou différer le choix définitif, c’est ce à quoi aspire Valéry quand il accepte en 1923, non sans réticence, de relever le défi que lui lance Gaston Gallimard en lui signifiant « Faites-moi un roman cérébral et sensuel. Et je vous couvrirai d’or2. ». D’entrée de jeu, Valéry tâtonne. S’il sait que son « roman » s’écartera des fictions ordinaires, s’il parle d’« un système de composition très étrange3 », il est loin de connaître par avance les moyens lui permettant de réaliser ses idées. Nous ne serons donc pas surpris que les Histoires brisées racontent l’aventure d’une pratique narrative qui se cherche, qui s’essaie et réfléchit à des opérations scripturaires non encore exploitées.
Certes, le recueil présente des histoires : celles de Robinson, Héra, Rachel, Emma, de l’Esclave et d’Acem, mais ces personnages aux noms changeants – et souvent interchangeables – sont comme des lieux vides où viennent s’investir des qualités et des fonctions dont le statut incertain et variable ainsi que la valeur polysémique mettent en question les conditions de possibilité d’écrire un roman ou conte et, plus généralement, de créer une œuvre d’art. Valéry poursuit le but d’une construction 17narrative non aléatoire et, en même temps, il s’engage à faire deviner, à chaque acte de discours particulier, l’ensemble des actes virtuellement envisageables. L’enjeu est de taille : il s’agit d’embrasser ce qui est en puissance à chaque bifurcation narrative, de maintenir ouvert l’horizon des possibles, tout en enfermant les productions dans un système fini. Tandis que des débuts de récit naissent facilement sous la plume de l’écrivain, leurs prolongements, voire achèvements s’avèrent difficiles et soulèvent d’énormes problèmes esthétiques.
Les thèmes dont Valéry explore les virtualités sont nombreux, mais en dernière analyse, ils abordent et scrutent la vie de l’esprit, le fonctionnement mental, ce qu’il nomme aussi la « sensibilité intellectuelle4 ». Chercher à saisir et à représenter les opérations de l’intellect lui semble une tâche digne d’une démarche artistique, quoique souvent négligée au profit de l’éveil d’émotions purement affectives. Cet intérêt pour le domaine des émotions proprement intellectuelles le porte à transcender la prise en considération des phénomènes concrets – êtres, objets, lieux – et à faire sienne une « vision plus abstraite et théorique5 ». À la lecture du conte « Acem » et d’autres fragments de texte, nous observons en effet que ce qui est raconté peut se lire comme la vie de diverses théories, comme la traduction d’une perception ordinaire en une vue extraordinaire qui touche à la nature sensible de l’esprit. Cependant, il n’est pas facile de trouver le langage qui puisse exprimer les mouvements instables inhérents à la vie de l’esprit. D’où le grand nombre d’essais abandonnés, de récits interrompus, de portraits incomplets.
Adoptant une démarche qui lui est propre, Valéry tend à se projeter aux limites de cette nouvelle expérience d’écriture, examinant les possibilités d’une manière de voir et de raconter non encore expérimentée. Ce qui lui est révélé au seuil des expériences-limites, c’est l’interaction dynamique entre les forces nommées Esprit et Éros, la difficile réconciliation entre la sensibilité intellectuelle et la sensibilité affective. Alors même que Valéry semble soucieux d’énoncer et de comprendre la vie de l’intellect, il se trouve sous l’emprise de la passion amoureuse, s’avouant que l’Esprit est intimement lié au Corps et inséparable du Monde auquel 18il s’oriente. Notamment le « Cahier Agar-Rachel-Sophie » se lit comme le journal intime de son « système » Corps-Esprit-Monde, comme la confession douloureuse d’insoupçonnés ébranlements passionnels. En conférant aux pages de ce texte une tonalité personnelle, Valéry accepte de nous livrer des fragments d’autoportrait. D’habitude très réticent, voire hostile au récit autobiographique, il masque ses figures mises en scène, mais malgré ce truchement, il reconnaît que l’intellect – l’Esprit – ne s’abstrait jamais totalement de l’homme de l’esprit et que cet homme est, par essence, aussi un corps passible de sentir et de se transformer dans l’épreuve des relations d’amour.
Si Valéry convoque parfois le modèle des Mille et Une Nuits, il est loin de respecter la structure d’un cadre de récit qui garantirait l’intégration successive des histoires naissantes. Les contes valéryens sont le produit de l’interaction entre une pluralité de voix, à la fois distinctes et interdépendantes. Cette polyphonie énonciative, qui est à l’origine de la grande variété des types de textes, semble vouer à l’échec les tentatives de réaliser l’ouvrage « d’apparence “roman” » qu’il évoque dans sa lettre-réponse à Gaston Gallimard du 1er avril 1923. Le dessein de finaliser dans et par un livre les récits et les pensées surgissant spontanément durant plus de deux décennies, vole en éclats, en se disséminant dans d’innombrables avant-textes et manuscrits de travail. L’édition posthume des Histoires brisées n’est dès lors qu’un état intermédiaire, aussi provisoire que partiel, et tout nous porte à croire que Valéry aurait encore retouché et changé ce recueil – s’il en avait eu le temps.
Inséparable de la dimension poïétique, la poétique du conte coïncide chez Valéry avec les conditions de narration qui le fondent, avec l’ensemble des actes qui permettent sa (trans)formation. En d’autres termes, c’est la qualité du travail, impliqué par le mode spécifique de l’invention et de la production des histoires, et non pas le produit fini qui confère une valeur proprement esthétique à une entreprise dont l’accomplissement est indéfiniment retardé et renouvelé. Aussi longtemps que l’instance énonçante est en devenir et perfectionne sa méthode de travail et ses pouvoirs d’action, les histoires énoncées sont reprises et développées. Quoique la poétique du conte soit différente de celle du poème, elle attache aussi – comparable en ceci à la démarche de la poésie – la plus haute importance à la fonction performative de la pratique créative. Faire des contes, certes, mais en s’imposant des contraintes, formelles et 19thématiques, qui obligent à trouver des solutions précises, n’admettant pas n’importe quel dénouement.
Qu’il s’identifie ou qu’il s’oppose aux nombreux personnages qui figurent dans les Histoires brisées – Robinson, Gozon, Rachel, Acem, etc. – Valéry se (re)plonge dans ce vaste chantier d’écriture afin d’interroger la puissance de sa « sensibilité intellectuelle », de repousser, si possible, ses limites physico-psychiques et de se révéler des capacités ignorées. Les contes, qui se forment sur les pages d’un cahier ou sur une feuille volante, sont l’occasion pour le Moi de se comprendre à travers la dialectique identité-altérité ; ils sont l’instrument d’exercer sa pensée, à la fois sensuelle et cérébrale – pour reprendre les termes de Gaston Gallimard.
Chacune des onze études réunies ici se propose d’exposer, dans une perspective particulière, des aspects essentiels du recueil paradoxal intitulé Histoires brisées ; selon différents axes de réflexion, elles abordent la genèse, la fabrication, le contexte ou encore le sens des relations inter-, intra- ou hypertextuelles observables au principe de ces innombrables fragments de contes. Sans prétendre avoir abouti à des analyses définitives, elles contribuent à montrer que cet ensemble composite, dont la majeure partie est longtemps restée cachée, sous-estimée ou ignorée, mérite toute notre attention car il nous oblige à corriger des idées fixes, toujours attachées à l’œuvre et à la personne de Paul Valéry.
Christina Vogel
Université de Zurich
1 Pour la conception valéryenne de la création artistique, on se reportera, entre autres, au discours « La Création artistique », tenu en 1928 devant la Société française de Philosophie et publié dans le recueil Vues, Paris, La Table ronde, 1948, p. 285-303.
2 Cette phrase et la date 1923 sont mises en exergue au « Cahier Agar-Rachel-Sophie » (N.a. fr. 19085).
3 Lettre inédite à Gallimard du 1er avril 1923, Bibliothèque Doucet, VRY MS 34.
4 Je renvoie encore aux réflexions lumineuses développées par Valéry dans « La Création artistique », op. cit., p. 287.
5 Ibid.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11430-7
- EAN : 9782406114307
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11430-7.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/03/2021
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français