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Classiques Garnier

Preface The Histoires brisées, Fragments of a Valéryan poetics of the tale

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PRÉFACE

Les Histoires brisées,
fragments dune poétique valéryenne du conte

Il existe presque toujours un premier état, une phase émotive qui ne tend à aucune forme finie, déterminée et organisée, mais qui peut produire des éléments partiels dexpression, des fragments, qui trouveront, un jour, – ou ne trouveront jamais – leur tout… Dans cet état, paraissent un mot, une formule, une image, un dispositif, qui, retrouvés plus tard, viendront se loger dans une composition, servir inopinément de germe, ou de solution… Oserai-je nommer ces fragments : les débris du futur ?

« La Création artistique », Vues, 1928.

Le recueil des Histoires brisées, qui paraît en 1950, a été préparé par Paul Valéry, mais non pas revu avant sa publication chez Gallimard. Tout nous porte à penser que selon la conception valéryenne de la création artistique, cet ouvrage, loin davoir été achevé, fut interrompu et terminé « accidentellement » par la disparition de son auteur, mort le 20 juillet 19451. Un facteur extérieur – comparable à la fatigue ou lennui, quoique plus décisif – a donc arrêté une œuvre en formation. Et rien ne prouve que Valéry ait accepté de livrer au public cet ensemble hétérogène de textes souvent fragmentaires. Naurait-il pas refusé lidée dune édition définitive, préoccupé quil était de réécrire et de recomposer à linfini ce quil appelle dans l« Avertissement » du 14volume des « commencements » ? Pourquoi ne pas continuer à différer la publication de « contes » dont les premières ébauches remontent au début des années 20 ?

Quelle que soit lédition posthume des Histoires brisées à laquelle nous choisissons de nous référer – à celle de Jean Hytier, Jean Levaillant ou Michel Jarrety – force nous est de constater que non seulement lintervention et la sélection de léditeur sont problématiques, mais encore le rejet, voire le renvoi en note infrapaginale dune multitude de variantes. Car le dossier éclaté de cet ouvrage inachevé comprend des centaines de feuilles volantes, de pages manuscrites et dactylographiées, des notes tantôt regroupées, tantôt dispersées et aussi des cahiers. Ce que les éditions nous donnent à lire nest donc que la partie visible dun immense iceberg dont la partie cachée se révèle être un chantier décriture aux innombrables versions et esquisses inédites.

Lorsque léquipe « Valéry » de lInstitut des Textes et Manuscrits modernes sest proposé de reconstruire et danalyser le parcours génétique et éditorial des Histoires brisées, elle sest trouvée confrontée à une tâche herculéenne. Comment embrasser dans une vue densemble la naissance, le développement et lamplification dun programme scriptural poursuivi pendant plus de vingt ans, de 1923 à 1945 ? Bien que les dates précises soient relativement rares, il ne fait pas de doute que Valéry a travaillé à sa réalisation jusquà sa mort, reprenant, remaniant et regroupant les morceaux susceptibles de former ce quil désignera lui-même, en position liminaire, un « recueil paradoxal de fragments ». Analogue à la composition dautres œuvres, la genèse des Histoires brisées se complique du fait quelle implique un continuel va-et-vient entre plusieurs ouvrages et projets décriture : les notes valéryennes circulent entre ses Cahiers, ses Correspondances, ses essais publiés et les différents dossiers censés se rattacher – éventuellement – aux Histoires brisées.

Alors que les limites poreuses entre les nombreux dossiers et les perpétuelles transformations ou substitutions de textes rendent déjà très difficile et même impossible la réunion de tous les documents capables déclairer la fabrication des Histoires brisées, le statut générique hybride de ces productions en prose complique davantage leur étude. En effet, les contes ou, plus précisément, les ébauches de contes que Valéry nous promet, en ouverture du recueil, se présentent comme un laboratoire de recherches conduites sur le potentiel créatif dune écriture encore 15inédite. Différente de lécriture poétique actualisée dans La Jeune Parques (1917) ou dans les poèmes de Charmes (1922), la pratique scripturale que Valéry explore sous létiquette « histoires » semble vouloir dépasser sa profonde méfiance à légard du roman et du récit, jugés arbitraires et dangereux en raison de leur pouvoir dillusion. Mais si Valéry tente de se libérer de sa propre conception dualiste, dans laquelle il risquait de senfermer en opposant radicalement prose et poésie, il nopère pas pour autant un simple retour à linvention romanesque, connue et reconnue à son époque.

À quel genre littéraire appartiennent donc les contes et histoires que Valéry esquisse, élabore, modifie et achève – rarement – durant les années vingt, trente et au début des années quarante ? Les études rassemblées dans le présent volume de la série « Paul Valéry » de La Revue des lettres modernes montrent une grande diversité de genres et sous-genres narratifs, décritures de soi, de formes de récit, de styles et de rythmes coexistant les uns à côté des autres. Les Histoires brisées se composent de pièces qui présentent les caractéristiques traditionnelles du conte merveilleux, oriental, scientifique ou fantastique ; dautre part, elles sintègrent des éléments constitutifs aussi bien des récits poétiques que des mémoires autobiographiques, se rapprochent de la fable et du poème en prose. Létonnante variété des tons et des pratiques scripturales donne à ce recueil laspect dune composition disparate et discontinue.

Si le lecteur reconnaît, dun côté, que cet ensemble étrange sinscrit dans le sillage du conte symboliste et que certains aspects renvoient à des essais du jeune Valéry, il observe, de lautre, toute la distance qui sépare la production des Histoires brisées de lhéritage littéraire et de lidéal esthétique des Huysmans, Mallarmé, Régnier ou Gourmont. Et bien quil retrouve, dans ces fragments de contes, des modes de représentation et de description connus, le lecteur doit admettre simultanément que cette composition protéiforme subvertit les codes et les conventions des genres narratifs, des types de discours, des régimes décriture. Il se rend à lévidence que cette entreprise transgresse la limite entre prose et poésie, entre poème en prose et prose poétique.

La question qui se pose dès lors est celle de savoir où se situent lenjeu et lintérêt dun projet qui narrête pas de se prolonger et de se ramifier en bouleversant les modèles classiques qui lui servent, néanmoins, de cadres de référence. Les analyses, quon pourra lire dans les pages 16qui suivent, soulignent que, par-delà les personnages, les décors et les motifs concrets, suggérés au niveau de lénoncé, les multiples bribes de récit visent à déplacer lattention vers linstance dénonciation, vers les actes de discours ou, autrement dit, vers les conditions de production et de réception des histoires narrées. Ils sinterrogent implicitement sur le pacte de lecture qui soit en mesure de communiquer lidée dune construction tellement nette et nécessaire quelle bloque les opérations du lecteur désireux de changer certaines parties ou la totalité dune œuvre littéraire, notamment romanesque. Cette interrogation entraîne lécriture vers un plan de réflexion métatextuelle et nous invite à interpréter les Histoires brisées à un niveau dabstraction plus élevé.

Donner au conte une forme parfaite afin de le soustraire tant aux caprices du hasard quaux interventions incontrôlables du lecteur, cest lobjectif dune prose qui se veut systématique et rigoureuse tout en parcourant la totalité des mondes fictifs possibles. Évoquer ce qui est possible à chaque moment ou acte dénonciation, laisser entrevoir le potentiel total des solutions narratives parmi lesquelles lauteur doit se décider, suspendre ou différer le choix définitif, cest ce à quoi aspire Valéry quand il accepte en 1923, non sans réticence, de relever le défi que lui lance Gaston Gallimard en lui signifiant « Faites-moi un roman cérébral et sensuel. Et je vous couvrirai dor2. ». Dentrée de jeu, Valéry tâtonne. Sil sait que son « roman » sécartera des fictions ordinaires, sil parle d« un système de composition très étrange3 », il est loin de connaître par avance les moyens lui permettant de réaliser ses idées. Nous ne serons donc pas surpris que les Histoires brisées racontent laventure dune pratique narrative qui se cherche, qui sessaie et réfléchit à des opérations scripturaires non encore exploitées.

Certes, le recueil présente des histoires : celles de Robinson, Héra, Rachel, Emma, de lEsclave et dAcem, mais ces personnages aux noms changeants – et souvent interchangeables – sont comme des lieux vides où viennent sinvestir des qualités et des fonctions dont le statut incertain et variable ainsi que la valeur polysémique mettent en question les conditions de possibilité décrire un roman ou conte et, plus généralement, de créer une œuvre dart. Valéry poursuit le but dune construction 17narrative non aléatoire et, en même temps, il sengage à faire deviner, à chaque acte de discours particulier, lensemble des actes virtuellement envisageables. Lenjeu est de taille : il sagit dembrasser ce qui est en puissance à chaque bifurcation narrative, de maintenir ouvert lhorizon des possibles, tout en enfermant les productions dans un système fini. Tandis que des débuts de récit naissent facilement sous la plume de lécrivain, leurs prolongements, voire achèvements savèrent difficiles et soulèvent dénormes problèmes esthétiques.

Les thèmes dont Valéry explore les virtualités sont nombreux, mais en dernière analyse, ils abordent et scrutent la vie de lesprit, le fonctionnement mental, ce quil nomme aussi la « sensibilité intellectuelle4 ». Chercher à saisir et à représenter les opérations de lintellect lui semble une tâche digne dune démarche artistique, quoique souvent négligée au profit de léveil démotions purement affectives. Cet intérêt pour le domaine des émotions proprement intellectuelles le porte à transcender la prise en considération des phénomènes concrets – êtres, objets, lieux – et à faire sienne une « vision plus abstraite et théorique5 ». À la lecture du conte « Acem » et dautres fragments de texte, nous observons en effet que ce qui est raconté peut se lire comme la vie de diverses théories, comme la traduction dune perception ordinaire en une vue extraordinaire qui touche à la nature sensible de lesprit. Cependant, il nest pas facile de trouver le langage qui puisse exprimer les mouvements instables inhérents à la vie de lesprit. Doù le grand nombre dessais abandonnés, de récits interrompus, de portraits incomplets.

Adoptant une démarche qui lui est propre, Valéry tend à se projeter aux limites de cette nouvelle expérience décriture, examinant les possibilités dune manière de voir et de raconter non encore expérimentée. Ce qui lui est révélé au seuil des expériences-limites, cest linteraction dynamique entre les forces nommées Esprit et Éros, la difficile réconciliation entre la sensibilité intellectuelle et la sensibilité affective. Alors même que Valéry semble soucieux dénoncer et de comprendre la vie de lintellect, il se trouve sous lemprise de la passion amoureuse, savouant que lEsprit est intimement lié au Corps et inséparable du Monde auquel 18il soriente. Notamment le « Cahier Agar-Rachel-Sophie » se lit comme le journal intime de son « système » Corps-Esprit-Monde, comme la confession douloureuse dinsoupçonnés ébranlements passionnels. En conférant aux pages de ce texte une tonalité personnelle, Valéry accepte de nous livrer des fragments dautoportrait. Dhabitude très réticent, voire hostile au récit autobiographique, il masque ses figures mises en scène, mais malgré ce truchement, il reconnaît que lintellect – lEsprit – ne sabstrait jamais totalement de lhomme de lesprit et que cet homme est, par essence, aussi un corps passible de sentir et de se transformer dans lépreuve des relations damour.

Si Valéry convoque parfois le modèle des Mille et Une Nuits, il est loin de respecter la structure dun cadre de récit qui garantirait lintégration successive des histoires naissantes. Les contes valéryens sont le produit de linteraction entre une pluralité de voix, à la fois distinctes et interdépendantes. Cette polyphonie énonciative, qui est à lorigine de la grande variété des types de textes, semble vouer à léchec les tentatives de réaliser louvrage « dapparence “roman” » quil évoque dans sa lettre-réponse à Gaston Gallimard du 1er avril 1923. Le dessein de finaliser dans et par un livre les récits et les pensées surgissant spontanément durant plus de deux décennies, vole en éclats, en se disséminant dans dinnombrables avant-textes et manuscrits de travail. Lédition posthume des Histoires brisées nest dès lors quun état intermédiaire, aussi provisoire que partiel, et tout nous porte à croire que Valéry aurait encore retouché et changé ce recueil – sil en avait eu le temps.

Inséparable de la dimension poïétique, la poétique du conte coïncide chez Valéry avec les conditions de narration qui le fondent, avec lensemble des actes qui permettent sa (trans)formation. En dautres termes, cest la qualité du travail, impliqué par le mode spécifique de linvention et de la production des histoires, et non pas le produit fini qui confère une valeur proprement esthétique à une entreprise dont laccomplissement est indéfiniment retardé et renouvelé. Aussi longtemps que linstance énonçante est en devenir et perfectionne sa méthode de travail et ses pouvoirs daction, les histoires énoncées sont reprises et développées. Quoique la poétique du conte soit différente de celle du poème, elle attache aussi – comparable en ceci à la démarche de la poésie – la plus haute importance à la fonction performative de la pratique créative. Faire des contes, certes, mais en simposant des contraintes, formelles et 19thématiques, qui obligent à trouver des solutions précises, nadmettant pas nimporte quel dénouement.

Quil sidentifie ou quil soppose aux nombreux personnages qui figurent dans les Histoires brisées – Robinson, Gozon, Rachel, Acem, etc. – Valéry se (re)plonge dans ce vaste chantier décriture afin dinterroger la puissance de sa « sensibilité intellectuelle », de repousser, si possible, ses limites physico-psychiques et de se révéler des capacités ignorées. Les contes, qui se forment sur les pages dun cahier ou sur une feuille volante, sont loccasion pour le Moi de se comprendre à travers la dialectique identité-altérité ; ils sont linstrument dexercer sa pensée, à la fois sensuelle et cérébrale – pour reprendre les termes de Gaston Gallimard.

Chacune des onze études réunies ici se propose dexposer, dans une perspective particulière, des aspects essentiels du recueil paradoxal intitulé Histoires brisées ; selon différents axes de réflexion, elles abordent la genèse, la fabrication, le contexte ou encore le sens des relations inter-, intra- ou hypertextuelles observables au principe de ces innombrables fragments de contes. Sans prétendre avoir abouti à des analyses définitives, elles contribuent à montrer que cet ensemble composite, dont la majeure partie est longtemps restée cachée, sous-estimée ou ignorée, mérite toute notre attention car il nous oblige à corriger des idées fixes, toujours attachées à lœuvre et à la personne de Paul Valéry.

Christina Vogel

Université de Zurich

1 Pour la conception valéryenne de la création artistique, on se reportera, entre autres, au discours « La Création artistique », tenu en 1928 devant la Société française de Philosophie et publié dans le recueil Vues, Paris, La Table ronde, 1948, p. 285-303.

2 Cette phrase et la date 1923 sont mises en exergue au « Cahier Agar-Rachel-Sophie » (N.a. fr. 19085).

3 Lettre inédite à Gallimard du 1er avril 1923, Bibliothèque Doucet, VRY MS 34.

4 Je renvoie encore aux réflexions lumineuses développées par Valéry dans « La Création artistique », op. cit., p. 287.

5 Ibid.