Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: La Nouvelle Héloïse. Le lieu et la mémoire
- Pages: 9 to 14
- Collection: Enlightenment Europe, n° 82
Préface
« Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme, c’est-à-dire chargé de paroles et redondant. » Tel est le souvenir que Rousseau garde du jugement de Diderot à la lecture d’un cahier de La Nouvelle Héloïse en cours de rédaction. L’explication de feuillu date-t-elle de cette discussion en juillet 1757 ou bien n’est-elle qu’un commentaire a posteriori de Rousseau qui, écrivant Les Confessions, entend marquer l’agressivité de Diderot ? En novembre 1760, Duclos dit au romancier le plaisir pris à lire son roman. L’adjectif semble encore péjoratif sous la plume de l’académicien qui se plaint de devoir travailler au dictionnaire, mais sans doute réagit-il à une indication de son correspondant : « Je vous réponds que je ne trouve pas l’ouvrage feuillu. Je voudrais qu’il eût vingt volumes. » À la même époque, l’adjectif est purement descriptif, voire positif quand il est employé par Buffon, par Jaucourt dans un article de l’Encyclopédie où il juge le muscadier sauvage « moins rameux et moins feuillu » que la plante cultivée ou même par les éditeurs qui complètent le Dictionnaire de botanique en 1802. On peut en tout cas le reprendre tout à fait élogieusement pour dire que Jacques Berchtold restitue à La Nouvelle Héloïse une épaisseur touffue. Les commentateurs modernes ont eu tendance à réduire la prolifération du roman à une thèse ou à un motif. Ils l’ont simplifié pour l’expliquer. Les études que Jacques Berchtold réunit proposent au contraire de lire le roman comme une chambre d’écho où se retrouvent la production de Rousseau et de son époque et toute une tradition culturelle occidentale. Les souvenirs se croisent et les influences interfèrent. Grâce à lui, La Nouvelle Héloïse redevient feuillue, mystérieuse, surprenante. Elle s’enrichit et se complique.
Le présent recueil suit le long compagnonnage d’un Genevois d’aujourd’hui avec le plus célèbre écrivain de sa cité. Ancien élève du collège Calvin et de l’université de Genève, Jacques Berchtold n’a cessé de pratiquer le roman où Jean-Jacques Rousseau installe le lac Léman et le pays de Vaud au cœur de l’Europe, entre l’Écosse de lord Bomston, les 10pays baltes de Wolmar, la France qui n’est incarnée par aucun personnage, sert de repoussoir mais n’en exerce pas moins ce qu’on a pu appeler récemment un gallotropisme, et l’Italie de Laure et de Regianino. Comme Rousseau, Jacques Berchtold a quitté Genève pour Paris. Il a enseigné la littérature du xviiie siècle dans les grandes universités parisiennes durant une quinzaine d’années, avant de redevenir pleinement citoyen de Genève, d’y diriger une des plus prestigieuses institutions culturelles au bord du Léman. Auditeur attentif de Jean Starobinski et d’Alain Grosrichard, enseignant aux étudiants de Censier et de la Sorbonne, prenant la parole aux quatre coins du monde, animateur de la Société Jean-Jacques Rousseau, éditeur des Œuvres complètes de Rousseau, il a pratiqué La Nouvelle Héloïse dans toute sa polyphonie, non seulement de roman épistolaire, mais surtout de symphonie culturelle et spirituelle. Regard original et confrontation à la tradition critique, son recueil conserve une dimension d’aventure intellectuelle et de cheminement avec des rencontres inattendues et des retours sur des motifs privilégiés qui assurent, d’une étude à l’autre, un approfondissement obstiné.
Cet itinéraire de relecture part de tensions et de conflits qui assurent la dynamique de l’œuvre mais aussi la fécondité de ses interprétations. J. Berchtold parle souvent d’hybridités. Julie, ou la Nouvelle Héloïse, pour nommer le roman par son titre exact, comme le souhaite Philip Stewart, associe l’idéalisme du modèle français au réalisme du modèle anglais. On y trouve des hémistiches raciniens et des régionalismes vaudois. La tension programme un jeu d’équilibres entre les deux moitiés dissymétriques du recueil épistolaire, entre les deux rives du lac, savoyarde et vaudoise, entre la stabilité de Julie qui donne son nom au roman et Saint-Preux qui ne cesse de s’éloigner (dans le Valais, à Paris, autour du monde, en Italie) pour toujours revenir. Telle serait la fonction respective des deux sexes selon Rousseau. La description formelle du roman n’est jamais séparée de l’étude thématique. La géographie rejoint les décomptes de lettres et les effets de métonymie entre le tout et les parties. Les traversées du lac doivent être mises en parallèle avec le tour du monde effectué par Saint-Preux aux côtés de l’amiral Anson, mais le drame intime de la tempête sur le Léman à la fin de la IVe partie occupe plus de place que les quatre années de circumnavigation, racontée en quatre ou cinq pages au début de cette même partie. Le récit avance à des rythmes différents, avec des moments lyriques d’allongement et 11des accélérations qui laissent rêver au roman à la Lesage ou à la Prévost que Rousseau n’a pas voulu composer. De façon suggestive, J. Berchtold parle de saccage du romanesque. De ce point de vue, La Nouvelle Héloïse n’est plus si éloignée de Jacques le fataliste et de son ironie. La manière dont le critique fait dialoguer les frères ennemis à travers leurs romans en surprendra plus d’un.
Se met donc en place le parallèle entre la famille aristocratique d’Étange à Vevey et la microsociété de Clarens fondée sur des bases nouvelles. Une belle page de J. Berchtold rappelle les étymologies latines possibles de Vevey qui viendrait du latin « Bivius vicus », à la fourche des routes, et de la rivière la Veveyne qui pourrait être dérivée de « Vivesco », la vivace. Saint-Preux se trouve comme Hercule à la croisée des chemins, entre les amours désordonnées de la passion et l’amour de l’ordre qui peut définir la vertu. Au-delà d’une simple opposition entre le couple fusionnel et la famille qui s’élargit en une communauté, le roman évoque la solitude insulaire et la tentation du désert, les diverses sociétés premières, rencontrées par les navigateurs comme l’amiral Anson, l’ancienne société rurale du Valais, le contre-modèle parisien, sans parler de Rome dans « Les Amours de milord Bomston ». Alors que Bernardin de Saint-Pierre, lecteur de La Nouvelle Héloïse et compagnon d’herborisation de Rousseau vieillissant, pratique dans Paul et Virginie une pastorale nostalgique et régressive, Rousseau dans son propre roman donne un contenu concret aux gestes anciens des cultivateurs et tourne le genre vers la modernité. Il refuse de s’éloigner dans l’exotisme colonial, il ancre le domaine de Wolmar dans une réalité toute proche, entre Lausanne et Montreux.
De même qu’il associe en permanence étude formelle et analyse de contenu, Jacques Berchtold excelle à jouer du propre et du figuré. Si la sociabilité naît près des fontaines et au bord des lacs, le paysage de La Nouvelle Héloïse est lié à deux éléments mouvants qui contrastent avec la fixité du rocher : l’eau et le vent. L’eau est idéalement pure, cristalline, reflétant le ciel, comme Saint-Preux l’indique à Julie : « Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. » La tempête et la passion risquent de brouiller une telle limpidité. D’ailleurs si le regard traverse le cristal, le lac garde ses secrets. « Son cœur transparent comme le 12cristal ne peut rien cacher de ce qui s’y passe », dira Rousseau de Jean-Jacques. Mais le lac de La Nouvelle Héloïse est plutôt un miroir au tain impénétrable. L’essayiste remarque justement que l’on ne s’y baigne jamais. Le précepteur d’Émile demande qu’on apprenne à nager aux enfants. L’Encyclopédie comporte parallèlement un article « Natation », dans la rubrique « Médecine gymnastique », qui vante l’exercice dans l’eau. « Ce ne sera qu’en 1790, sous l’influence explicite de Rousseau, que des cours de natation seront proposés pour la première fois à Genève. » L’indication de J. Berchtold peut faire écho à la question récemment posée par Franc Schuerewegen : « Chateaubriand savait-il nager ? » (Le Vestiaire de Chateaubriand, Hermann, 2018). Si Chateaubriand se décrit, né sur de vieux rivages et nageant vers une rive inconnue, l’expression semble pure métaphore sous sa plume. À la différence de Byron pratiquant bien réellement la natation, le Breton semble ne pas savoir nager. On a envie de poser la même question à Rousseau, à Diderot, à tant d’autres.
Non moins imprévues et suggestives sont les pages sur le vent : il réunit ou au contraire sépare les amants, il adoucit l’été et durcit l’hiver. On connaît le passage de l’Histoire de Genève où Jacob Spon décrit les huit vents qui, au dire des barquiers, se font sentir autour du lac et qui en constituent la boussole météorologique. Rousseau n’en retient que les deux premiers : la bise qui souffle du Nord et le séchard du Nord-Est. Il les fait ressentir aux lecteurs, mais quand Saint-Preux évoque le vent qui fraîchit et enfle les voiles, tandis que se font entendre le signal et les cris des matelots, la notation concernant le vent est visuelle : « Je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. » Et non pas je sens. Le vent redevient sensation tactile quand l’auteur d’Émile associe le zéphyr aux grottes de l’Italie du Sud qui restent fraîches au cœur de l’été. Les premiers lecteurs de Rousseau, dès le xviiie siècle, se souviennent de toutes ces notations. Les héros de Loaisel de Tréogate ne manquent pas de faire un pèlerinage à Ermenonville, mais le romancier de Dolbreuse cède plus souvent aux stéréotypes que celui de La Nouvelle Héloïse : « Un vent frais soufflait parmi les peupliers, comme le zéphyr au temps de la primevère, quand il fait frémir doucement les jeunes feuilles des arbres et la cime des buissons […] Les eaux du lac formant une enceinte de cristal autour de l’île, venaient battre, avec un doux murmure son rivage fortuné. » Le grand art de Jacques Berchtold, quand il exploite un motif, est de multiplier les points de vue sans se contenter de relever les mouvements 13d’air qui rident le Léman, il fait entendre aussi ce qui souffle dans le nom du musicien mystérieux qui fascine tant Jean-Jacques, Venture de Villeneuve : le vent s’y fait aventure et vantardise.
On ne peut parler de natation sans évoquer Héro et Léandre séparés par un bras de mer, ni de la rose des vents sans parler d’Ovide écrivant « sous le vent ». J. Berchtold aime à situer un texte dans l’ensemble de la littérature, à l’enrichir, l’étourdir, à le déborder de toutes les références qui peuvent le traverser. Il ne s’agit plus alors de sources ou d’influences, de souvenirs ou de réminiscences, mais d’une imprégnation générale qui fait participer chaque œuvre à la totalité d’une culture. Et d’une culture qui est d’abord religieuse. « Le voile est déchiré » : on lit souvent aujourd’hui les deux lettres où Saint-Preux utilise cette formule, sans plus y remarquer la citation biblique. Il faut suivre les analyses du présent recueil pour découvrir les échos religieux qui se laissent entendre derrière l’exaltation de l’amant découvrant un message de celle qu’il aime ou derrière son désespoir quand il lui faut renoncer à ses illusions. Selon l’évangile de Marc, le voile du Temple se déchire à la mort du Christ. Calvin interprète la scène comme l’abandon de la loi ancienne pour qu’advienne la Révélation. La Nouvelle Héloïse entre en résonance avec le Nouveau Testament, et du voile on passe à la voile qui se gonfle pour emporter Saint-Preux qui revient avec ce voile des Indes, finalement posé sur le visage de Julie menacée de se corrompre. J. Berchtold rappelle également le Saint Suaire ou voile de Véronique, relique savoyarde, conservée aujourd’hui à Turin. L’hybridation est alors celle de l’austérité réformée et de l’imagerie baroque de la contre-Réforme. La profession de foi du vicaire savoyard n’est pas incompatible avec celle de Julie la réformée. Les références se multiplient et approfondissent le texte. Les échos lyriques les plus fréquents viennent des poésies antique et italienne. Virgile et Ovide sont rejoints par Pétrarque, Le Tasse et l’Arioste, et même Giambattista Marino, dit le cavalier Marin. Julie et Saint-Preux deviennent Héro et Léandre, chantés par Musée et Ovide, puis par les librettistes d’opéra. Mais si Saint-Preux est un Abélard épargné par le couteau, c’est aussi un Léandre défaillant qui renonce à traverser l’isthme, et c’est Julie qui se noie. L’essai sur le Bosphore est fascinant, qui mêle le séjour du père, « horloger du sérail » à Constantinople, le succès du Grand Turc sur les scènes musicales et les variations sur Héro et Léandre.
14Une étude scrupuleuse de l’Élysée de Julie ne pouvait manquer à ce recueil, mais on attendait de l’auteur de l’essai Des Rats et des ratières (1992), prolongé par L’étreinte abhorrée. Angoisses de l’homme face au rat (1995), et du coordinateur du dossier sur l’animal des Lumières dans la revue Dix-huitième siècle (2010), une attention particulière et toute personnelle à la faune du roman. On sait le rôle des oiseaux dont la volière est faite de liens immatériels, mais a-t-on pris garde aux poissons auxquels Wolmar jette une poignée d’orge, aux perchettes, détournées de la table des maîtres par Fanchon, volées et ainsi sauvées ? Il fallait de la perspicacité pour percevoir le lien ténu entre ce vol effectué par la servante de Clarens et le vol d’un ruban qui se fait à Turin au détriment de la servante de Mme de Vercellis. À ce gros plan sur les perchettes dans leur bassin correspond pour finir l’insistance sur un détail végétal : des framboisiers se laissent apercevoir çà et là dans l’Élysée à côté de roses, de groseilles, de lilas, de noisetiers et d’autres plantes encore, ils sont suggestivement rapprochés de ceux qui venaient ombrager la fenêtre de M. Lambercier, parfois même la traversaient. Les framboisiers juteux et jouissifs font partie de ces détails que le lecteur n’a peut-être pas besoin de savoir, mais que Jean-Jacques a besoin de dire, de détails donc qui alertent le critique. J. Berchtold ne leur impose aucune signification fixe, il nous laisse y rêver.
Une des plus anciennes représentations du Léman est sans doute La Pêche miraculeuse, panneau peint par Konrad Witz pour la cathédrale de Genève et sauvée de l’iconoclasme réformé. Le tableau juxtapose la vie quotidienne des pécheurs et l’appel spirituel de l’apôtre. Il pourrait servir d’image à toute lecture inspirée d’un texte, à cette pêche des détails qui donnent soudainement sens à l’œuvre. Il appartient à chacun d’entendre l’appel de Rousseau à travers ces allers et venues dans une Nouvelle Héloïse, aussi feuillue et mystérieuse que l’Élysée de Julie, une Nouvelle Héloïse toute nouvelle.
Michel Delon
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- ISBN: 978-2-406-12356-9
- EAN: 9782406123569
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12356-9.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-08-2021
- Language: French