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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Nouvelle Héloïse. Le lieu et la mémoire
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 82
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406123569
  • ISBN : 978-2-406-12356-9
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12356-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/12/2021
  • Langue : Français
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Préface

« Il trouva tout cela feuillu, ce fut son terme, cest-à-dire chargé de paroles et redondant. » Tel est le souvenir que Rousseau garde du jugement de Diderot à la lecture dun cahier de La Nouvelle Héloïse en cours de rédaction. Lexplication de feuillu date-t-elle de cette discussion en juillet 1757 ou bien nest-elle quun commentaire a posteriori de Rousseau qui, écrivant Les Confessions, entend marquer lagressivité de Diderot ? En novembre 1760, Duclos dit au romancier le plaisir pris à lire son roman. Ladjectif semble encore péjoratif sous la plume de lacadémicien qui se plaint de devoir travailler au dictionnaire, mais sans doute réagit-il à une indication de son correspondant : « Je vous réponds que je ne trouve pas louvrage feuillu. Je voudrais quil eût vingt volumes. » À la même époque, ladjectif est purement descriptif, voire positif quand il est employé par Buffon, par Jaucourt dans un article de lEncyclopédie où il juge le muscadier sauvage « moins rameux et moins feuillu » que la plante cultivée ou même par les éditeurs qui complètent le Dictionnaire de botanique en 1802. On peut en tout cas le reprendre tout à fait élogieusement pour dire que Jacques Berchtold restitue à La Nouvelle Héloïse une épaisseur touffue. Les commentateurs modernes ont eu tendance à réduire la prolifération du roman à une thèse ou à un motif. Ils lont simplifié pour lexpliquer. Les études que Jacques Berchtold réunit proposent au contraire de lire le roman comme une chambre décho où se retrouvent la production de Rousseau et de son époque et toute une tradition culturelle occidentale. Les souvenirs se croisent et les influences interfèrent. Grâce à lui, La Nouvelle Héloïse redevient feuillue, mystérieuse, surprenante. Elle senrichit et se complique.

Le présent recueil suit le long compagnonnage dun Genevois daujourdhui avec le plus célèbre écrivain de sa cité. Ancien élève du collège Calvin et de luniversité de Genève, Jacques Berchtold na cessé de pratiquer le roman où Jean-Jacques Rousseau installe le lac Léman et le pays de Vaud au cœur de lEurope, entre lÉcosse de lord Bomston, les 10pays baltes de Wolmar, la France qui nest incarnée par aucun personnage, sert de repoussoir mais nen exerce pas moins ce quon a pu appeler récemment un gallotropisme, et lItalie de Laure et de Regianino. Comme Rousseau, Jacques Berchtold a quitté Genève pour Paris. Il a enseigné la littérature du xviiie siècle dans les grandes universités parisiennes durant une quinzaine dannées, avant de redevenir pleinement citoyen de Genève, dy diriger une des plus prestigieuses institutions culturelles au bord du Léman. Auditeur attentif de Jean Starobinski et dAlain Grosrichard, enseignant aux étudiants de Censier et de la Sorbonne, prenant la parole aux quatre coins du monde, animateur de la Société Jean-Jacques Rousseau, éditeur des Œuvres complètes de Rousseau, il a pratiqué La Nouvelle Héloïse dans toute sa polyphonie, non seulement de roman épistolaire, mais surtout de symphonie culturelle et spirituelle. Regard original et confrontation à la tradition critique, son recueil conserve une dimension daventure intellectuelle et de cheminement avec des rencontres inattendues et des retours sur des motifs privilégiés qui assurent, dune étude à lautre, un approfondissement obstiné.

Cet itinéraire de relecture part de tensions et de conflits qui assurent la dynamique de lœuvre mais aussi la fécondité de ses interprétations. J. Berchtold parle souvent dhybridités. Julie, ou la Nouvelle Héloïse, pour nommer le roman par son titre exact, comme le souhaite Philip Stewart, associe lidéalisme du modèle français au réalisme du modèle anglais. On y trouve des hémistiches raciniens et des régionalismes vaudois. La tension programme un jeu déquilibres entre les deux moitiés dissymétriques du recueil épistolaire, entre les deux rives du lac, savoyarde et vaudoise, entre la stabilité de Julie qui donne son nom au roman et Saint-Preux qui ne cesse de séloigner (dans le Valais, à Paris, autour du monde, en Italie) pour toujours revenir. Telle serait la fonction respective des deux sexes selon Rousseau. La description formelle du roman nest jamais séparée de létude thématique. La géographie rejoint les décomptes de lettres et les effets de métonymie entre le tout et les parties. Les traversées du lac doivent être mises en parallèle avec le tour du monde effectué par Saint-Preux aux côtés de lamiral Anson, mais le drame intime de la tempête sur le Léman à la fin de la IVe partie occupe plus de place que les quatre années de circumnavigation, racontée en quatre ou cinq pages au début de cette même partie. Le récit avance à des rythmes différents, avec des moments lyriques dallongement et 11des accélérations qui laissent rêver au roman à la Lesage ou à la Prévost que Rousseau na pas voulu composer. De façon suggestive, J. Berchtold parle de saccage du romanesque. De ce point de vue, La Nouvelle Héloïse nest plus si éloignée de Jacques le fataliste et de son ironie. La manière dont le critique fait dialoguer les frères ennemis à travers leurs romans en surprendra plus dun.

Se met donc en place le parallèle entre la famille aristocratique dÉtange à Vevey et la microsociété de Clarens fondée sur des bases nouvelles. Une belle page de J. Berchtold rappelle les étymologies latines possibles de Vevey qui viendrait du latin « Bivius vicus », à la fourche des routes, et de la rivière la Veveyne qui pourrait être dérivée de « Vivesco », la vivace. Saint-Preux se trouve comme Hercule à la croisée des chemins, entre les amours désordonnées de la passion et lamour de lordre qui peut définir la vertu. Au-delà dune simple opposition entre le couple fusionnel et la famille qui sélargit en une communauté, le roman évoque la solitude insulaire et la tentation du désert, les diverses sociétés premières, rencontrées par les navigateurs comme lamiral Anson, lancienne société rurale du Valais, le contre-modèle parisien, sans parler de Rome dans « Les Amours de milord Bomston ». Alors que Bernardin de Saint-Pierre, lecteur de La Nouvelle Héloïse et compagnon dherborisation de Rousseau vieillissant, pratique dans Paul et Virginie une pastorale nostalgique et régressive, Rousseau dans son propre roman donne un contenu concret aux gestes anciens des cultivateurs et tourne le genre vers la modernité. Il refuse de séloigner dans lexotisme colonial, il ancre le domaine de Wolmar dans une réalité toute proche, entre Lausanne et Montreux.

De même quil associe en permanence étude formelle et analyse de contenu, Jacques Berchtold excelle à jouer du propre et du figuré. Si la sociabilité naît près des fontaines et au bord des lacs, le paysage de La Nouvelle Héloïse est lié à deux éléments mouvants qui contrastent avec la fixité du rocher : leau et le vent. Leau est idéalement pure, cristalline, reflétant le ciel, comme Saint-Preux lindique à Julie : « Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont limpétueux cours sarrête tout à coup au bout dun quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. » La tempête et la passion risquent de brouiller une telle limpidité. Dailleurs si le regard traverse le cristal, le lac garde ses secrets. « Son cœur transparent comme le 12cristal ne peut rien cacher de ce qui sy passe », dira Rousseau de Jean-Jacques. Mais le lac de La Nouvelle Héloïse est plutôt un miroir au tain impénétrable. Lessayiste remarque justement que lon ne sy baigne jamais. Le précepteur dÉmile demande quon apprenne à nager aux enfants. LEncyclopédie comporte parallèlement un article « Natation », dans la rubrique « Médecine gymnastique », qui vante lexercice dans leau. « Ce ne sera quen 1790, sous linfluence explicite de Rousseau, que des cours de natation seront proposés pour la première fois à Genève. » Lindication de J. Berchtold peut faire écho à la question récemment posée par Franc Schuerewegen : « Chateaubriand savait-il nager ? » (Le Vestiaire de Chateaubriand, Hermann, 2018). Si Chateaubriand se décrit, né sur de vieux rivages et nageant vers une rive inconnue, lexpression semble pure métaphore sous sa plume. À la différence de Byron pratiquant bien réellement la natation, le Breton semble ne pas savoir nager. On a envie de poser la même question à Rousseau, à Diderot, à tant dautres.

Non moins imprévues et suggestives sont les pages sur le vent : il réunit ou au contraire sépare les amants, il adoucit lété et durcit lhiver. On connaît le passage de lHistoire de Genève où Jacob Spon décrit les huit vents qui, au dire des barquiers, se font sentir autour du lac et qui en constituent la boussole météorologique. Rousseau nen retient que les deux premiers : la bise qui souffle du Nord et le séchard du Nord-Est. Il les fait ressentir aux lecteurs, mais quand Saint-Preux évoque le vent qui fraîchit et enfle les voiles, tandis que se font entendre le signal et les cris des matelots, la notation concernant le vent est visuelle : « Je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. » Et non pas je sens. Le vent redevient sensation tactile quand lauteur dÉmile associe le zéphyr aux grottes de lItalie du Sud qui restent fraîches au cœur de lété. Les premiers lecteurs de Rousseau, dès le xviiie siècle, se souviennent de toutes ces notations. Les héros de Loaisel de Tréogate ne manquent pas de faire un pèlerinage à Ermenonville, mais le romancier de Dolbreuse cède plus souvent aux stéréotypes que celui de La Nouvelle Héloïse : « Un vent frais soufflait parmi les peupliers, comme le zéphyr au temps de la primevère, quand il fait frémir doucement les jeunes feuilles des arbres et la cime des buissons [] Les eaux du lac formant une enceinte de cristal autour de lîle, venaient battre, avec un doux murmure son rivage fortuné. » Le grand art de Jacques Berchtold, quand il exploite un motif, est de multiplier les points de vue sans se contenter de relever les mouvements 13dair qui rident le Léman, il fait entendre aussi ce qui souffle dans le nom du musicien mystérieux qui fascine tant Jean-Jacques, Venture de Villeneuve : le vent sy fait aventure et vantardise.

On ne peut parler de natation sans évoquer Héro et Léandre séparés par un bras de mer, ni de la rose des vents sans parler dOvide écrivant « sous le vent ». J. Berchtold aime à situer un texte dans lensemble de la littérature, à lenrichir, létourdir, à le déborder de toutes les références qui peuvent le traverser. Il ne sagit plus alors de sources ou dinfluences, de souvenirs ou de réminiscences, mais dune imprégnation générale qui fait participer chaque œuvre à la totalité dune culture. Et dune culture qui est dabord religieuse. « Le voile est déchiré » : on lit souvent aujourdhui les deux lettres où Saint-Preux utilise cette formule, sans plus y remarquer la citation biblique. Il faut suivre les analyses du présent recueil pour découvrir les échos religieux qui se laissent entendre derrière lexaltation de lamant découvrant un message de celle quil aime ou derrière son désespoir quand il lui faut renoncer à ses illusions. Selon lévangile de Marc, le voile du Temple se déchire à la mort du Christ. Calvin interprète la scène comme labandon de la loi ancienne pour quadvienne la Révélation. La Nouvelle Héloïse entre en résonance avec le Nouveau Testament, et du voile on passe à la voile qui se gonfle pour emporter Saint-Preux qui revient avec ce voile des Indes, finalement posé sur le visage de Julie menacée de se corrompre. J. Berchtold rappelle également le Saint Suaire ou voile de Véronique, relique savoyarde, conservée aujourdhui à Turin. Lhybridation est alors celle de laustérité réformée et de limagerie baroque de la contre-Réforme. La profession de foi du vicaire savoyard nest pas incompatible avec celle de Julie la réformée. Les références se multiplient et approfondissent le texte. Les échos lyriques les plus fréquents viennent des poésies antique et italienne. Virgile et Ovide sont rejoints par Pétrarque, Le Tasse et lArioste, et même Giambattista Marino, dit le cavalier Marin. Julie et Saint-Preux deviennent Héro et Léandre, chantés par Musée et Ovide, puis par les librettistes dopéra. Mais si Saint-Preux est un Abélard épargné par le couteau, cest aussi un Léandre défaillant qui renonce à traverser listhme, et cest Julie qui se noie. Lessai sur le Bosphore est fascinant, qui mêle le séjour du père, « horloger du sérail » à Constantinople, le succès du Grand Turc sur les scènes musicales et les variations sur Héro et Léandre.

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Une étude scrupuleuse de lÉlysée de Julie ne pouvait manquer à ce recueil, mais on attendait de lauteur de lessai Des Rats et des ratières (1992), prolongé par Létreinte abhorrée. Angoisses de lhomme face au rat (1995), et du coordinateur du dossier sur lanimal des Lumières dans la revue Dix-huitième siècle (2010), une attention particulière et toute personnelle à la faune du roman. On sait le rôle des oiseaux dont la volière est faite de liens immatériels, mais a-t-on pris garde aux poissons auxquels Wolmar jette une poignée dorge, aux perchettes, détournées de la table des maîtres par Fanchon, volées et ainsi sauvées ? Il fallait de la perspicacité pour percevoir le lien ténu entre ce vol effectué par la servante de Clarens et le vol dun ruban qui se fait à Turin au détriment de la servante de Mme de Vercellis. À ce gros plan sur les perchettes dans leur bassin correspond pour finir linsistance sur un détail végétal : des framboisiers se laissent apercevoir çà et là dans lÉlysée à côté de roses, de groseilles, de lilas, de noisetiers et dautres plantes encore, ils sont suggestivement rapprochés de ceux qui venaient ombrager la fenêtre de M. Lambercier, parfois même la traversaient. Les framboisiers juteux et jouissifs font partie de ces détails que le lecteur na peut-être pas besoin de savoir, mais que Jean-Jacques a besoin de dire, de détails donc qui alertent le critique. J. Berchtold ne leur impose aucune signification fixe, il nous laisse y rêver.

Une des plus anciennes représentations du Léman est sans doute La Pêche miraculeuse, panneau peint par Konrad Witz pour la cathédrale de Genève et sauvée de liconoclasme réformé. Le tableau juxtapose la vie quotidienne des pécheurs et lappel spirituel de lapôtre. Il pourrait servir dimage à toute lecture inspirée dun texte, à cette pêche des détails qui donnent soudainement sens à lœuvre. Il appartient à chacun dentendre lappel de Rousseau à travers ces allers et venues dans une Nouvelle Héloïse, aussi feuillue et mystérieuse que lÉlysée de Julie, une Nouvelle Héloïse toute nouvelle.

Michel Delon