Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Lettre clandestine
2019, n° 27. La littérature philosophique clandestine et la traduction - Auteurs : Méricam-Bourdet (Myrtille), Artigas-Menant (Geneviève), Sandrier (Alain), Seguin (Maria Susana), Mori (Gianluca)
- Pages : 341 à 355
- Revue : La Lettre clandestine
[Voltaire] Corpus des notes marginales, t. 9 : « Spallanzani-Zeno », Œuvres complètes de Voltaire, t. 144a-b, Oxford, Voltaire Foundation, 2018, 2 vol., lii+ 750 p.
Ces deux volumes viennent achever, près de cinquante ans après sa mise en œuvre, l’immense projet de publication des traces de lecture laissées par Voltaire dans les ouvrages de sa bibliothèque, qui fut vendue après sa mort à l’impératrice Catherine II de Russie. L’étroite collaboration entre la Bibliothèque nationale de Russie (BnR) à Saint-Pétersbourg (où se trouve conservée la Bibliothèque de Voltaire) et la Voltaire Foundation d’Oxford a donc permis une nouvelle fois que se trouvent précisément décrits les signes de lecture – traits de crayons ou à la pointe sèche, papillons, signets, annotations – disséminés dans les ouvrages, rapportés en face du texte qu’ils commentent ou situés par rapport à celui-ci lorsqu’il s’agit de signets ou de papillons. Ces signes sont aussi dans une certaine mesure interprétés grâce ausubstantiel apparat critique livré dans le second volume, qui évoque l’utilisation que Voltaire a pu faire des passages repérés, et signale plus généralement les commentaires proposés dans l’œuvre ou dans la correspondance sur les ouvrages en question.
On trouvera donc dans ce volume tous les ouvrages porteurs de traces de lecture compris entre les noms des auteurs L. Spallanzani (no 1525) et A. Zeno (no 1687), soit 163 livres plus ou moins abondamment annotés. Dans le t. 144a figure un Supplément comportant les annotations laissées dans six ouvrages qui ont été séparés de la Bibliothèque de Voltaire, et qui se trouvent actuellement conservés dans le fonds des imprimés en langue étrangère de la BnR : on y lit en particulier les annotations en italien apposées à La Gerusalemme liberata du Tasse. Le t. 144b présente en annexe 1 les traces de lecture apposées dans le tome 3 du Nouveau Théâtre italien (1733) dont il n’est pas possible de dire si elles sont de Voltaire ou de Mme Du Châtelet (ou des deux, ou d’aucun d’eux) ; l’annexe 2 offre une sélection d’annotations correspondant uniquement à des correctionsde coquilles plus ou moins importantes faites dans 342divers ouvrages ; l’annexe 3 présente cinq ouvrages annotés par des contemporains de Voltaire, et qui lui furent potentiellement offerts, notamment par les auteurs eux-mêmes, et dont les annotations recèlent à ce titre un certain intérêt.
Comme dans l’ensemble des volumes précédents, ces annotations péri-textuelles de toutes sortes permettent ou confirment l’identification précise de certaines des sources de Voltaire, et témoignent une fois de plus du fait que Voltaire fait constamment feu de tout bois, en utilisant, au détour de telle ou telle lecture, un détail dont personne n’aurait a priori soupçonné l’origine1. On y verra évidemment son intérêt pour les ouvrages historiques dont il s’est nourri ou avec lesquels il a polémiqué, avec d’abondantes annotations portées dans les Mémoires de Sully (no 1540) à propos de l’action d’Henri IV, dans ceux de l’avocat général Omer Talon (no 1550) ou du maréchal de Villars (no 1649), dans les histoires de De Thou (no 1582), de Velly (no 1627) – que Voltaire assassine à longueur de pages –, ou encore dans les Recherches et considérations sur les finances de France de Véron de Forbonnais (no 1640). Les ouvrages de portée philosophique et religieuse y sont fort nombreux, et permettent en particulier de nourrir la période de lutte contre l’Infâme des années 1760. On constatera certes l’utilisation toute relative qu’il fait de l’œuvre de Spinoza, qui figure ici par le biais de la traduction de Saint-Glain du Traité théologico-politique (sous le titre de Réflexions curieuses, no 1527), mais aussi l’attention plus marquée portée aux thèses déistes de l’Anglais Matthew Tindal (no 1586-1588), ou aux œuvres de John Toland (no 1595-1596) et de Thomas Woolston (no 1674-1681). Sur la page de titre des Lettres philosophiques sur l’origine des préjugés, du dogme de l’immortalité de l’âme, de l’idolâtrie et de la superstition… de Toland traduites et annotées par d’Holbach et Naigeon (no 1596), et sur celle du Discours sur les miracles de Jésus-Christ traduit par d’Holbach (no 1674), Voltaire a d’ailleurs inscrit « livre dangereux », dont l’annotation établit2 – en proposant la liste exhaustive de ses apparitions – que la mention souligne chez Voltaire des livres utiles à la bonne cause, avant que l’athéisme exposé sans retenue, comme chez La Mettrie, ne soit perçu comme un danger.
343On parcourra donc utilement ces volumes en complément de l’œuvre imprimé, dont les interprétations se trouvent éclairées par les réactions ou réflexions de lecteur dont ces ouvrages portent la trace.
Myrtille Méricam-Bourdet
Université de Lyon 2 – IHRIM
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Gillian Pink, Voltaire à l’ouvrage, Paris, CNRS Éditions, 2018, 270 p.
Le premier volume du Corpus des notes marginales de Voltaire a été publié en 1979 par l’Akademie-Verlag de Berlin. Il s’agissait des notes portées dans les marges de sa bibliothèque personnelle acquise en 1779 par l’impératrice Catherine II et conservée à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Petersbourg (3867 titres, plus de 7000 volumes). Le neuvième tome vient de paraître en 2018 à la Voltaire Foundation d’Oxford. Un dixième tome, en préparation, présentera les notes marginales de Voltaire dans ses autres livres, conservés et découverts ailleurs. Ces publications ont déjà été abondamment utilisées et les notes ainsi découvertes, commentées, mais de façon fragmentaire, sur Voltaire lecteur de la Bible, de l’Encyclopédie, de Pope, et notamment de la littérature clandestine, etc. Gillian Pink est la première à consacrer une étude systématique au Corpus considéré dans sa globalité. Inspirée par l’idée de plus en plus admise chez les chercheurs que les traces de lecture d’un écrivain éclairent à la fois la genèse de son œuvre et l’histoire du livre et de la lecture en général, et qu’elles complètent ce que nous apprennent les correspondances, les catalogues de bibliothèques, les inventaires après décès, elle entreprend une investigation méthodique dans une démarche progressive en cinq chapitres d’une évidente cohérence.
344Avec une grande lucidité sur la difficulté de la tâche, Gillian Pink commence par une justification de la notion de « corpus » pour un « vaste ensemble » dont les pratiques représentent « des actes d’écriture échelonnés sur un demi-siècle par un homme dont la situation de vie, le lieu de résidence, les préoccupations et les genres de publications évoluaient ». Son étude se fonde sur « toutes les traces de lecture, tant verbales que non verbales, ainsi que sur les autres sources dont nous disposons pour connaître les pratiques de Voltaire vis-à-vis de ses livres (les carnets, la correspondance, les témoignages) ». L’enquête s’accompagne d’une comparaison entre les méthodes de Voltaire et celles « d’autres figures littéraires de la première modernité qui ont laissé des traces de leurs lectures en marge des volumes » ainsi que celles « d’autres annotateurs plus ou moins éloignés dans le temps ».
Le premier chapitre, « Typologie des traces de lecture », combine une énumération descriptive de tous les procédés possibles de macromarginalia et de micromarginalia depuis le signet jusqu’au minuscule papillon collé, en passant par la corne, simple ou double, en haut ou en bas de page, avec un questionnement sur leur signification, leur origine, l’usage qu’en pouvait faire Voltaire ou auquel il les destinait. Le deuxième chapitre propose sur ces sujets des interprétations possibles, des hypothèses de datation, et des analyses détaillées reposant sur « la matérialité de la lecture », c’est-à-dire sur les indices que fournissent les traces (plume, crayon, sanguine, pointe sèche), le papier des signets, le rognage de la reliure. Un développement qui intéressera particulièrement les lecteurs de La Lettre clandestine (p. 91-95) étudie les repères que fournissent ces marques matérielles pour établir la chronologie et comprendre les motivations de la composition d’un recueil factice. Voltaire mélange volontiers imprimés et manuscrits et, comme le dit très bien Gillian Pink, « le manuscrit d’un autre peut servir de base pour un projet d’édition ». L’exemple qu’elle donne est celui de l’Analyse de la religion chrétienne, que Voltaire attribue à Dumarsais : c’est en annotant « de sa propre main » « un manuscrit d’une main de copiste » que Voltaire a sans doute établi la version destinée au Recueil nécessaire telle qu’elle a été envoyée chez l’imprimeur.
Les chapitres suivants sont consacrés à « la mise en page de la note » et aux « marginalia comme document de travail ». L’un met en évidence la stratégie de Voltaire pour déconsidérer un texte par « la désorganisation 345de l’imprimé ». Par exemple, au lieu de faire sa critique en marge du texte en question, il revient en arrière pour écrire ses jugements sans appel, « très mauvais chapitre », « fatras », « chapitre de fatras », au début du livre ou du passage incriminé, comme pour dissuader de le lire, ou au moins pour influencer le lecteur éventuel. L’autre démontre que les marginalia constituent « un véritable substrat des écrits publiés et s’avèrent incontournables pour la génétique textuelle voltairienne », ce qui incite à « les mettre en rapport avec les autres documents à notre disposition (carnets, correspondance, ébauches manuscrites, textes imprimés) » parce qu’elles ajoutent « à notre compréhension des méthodes de travail de Voltaire ».
Pour terminer, Gillian Pink réserve une belle surprise à son lecteur. Après quatre chapitres remarquables par la minutie de l’analyse savante des multiples outils de la critique marginale et de ses différentes fonctions, elle élargit son horizon « vers une poétique des marginalia ». S’il est généralement reconnu que « l’annotation du livre constitue […] une conversation imaginaire entre le lecteur et l’auteur », l’illusion est autrement plus convaincante chez « Voltaire à l’ouvrage ». Dans l’extrême diversité des registres de son annotation, on reconnaît le dialoguiste de théâtre, le conteur facétieux, le poète, l’auteur du « Portatif », l’historien qui pratique les chapitres courts. Brièveté des notes marginales, interjections, tournures familières, « choix lexicaux peu séants à l’écrit », « phrases brisées ou incomplètes », tout concourt à faire des marginalia, l’« œuvre polyphonique » d’un « être protéiforme » où se manifeste le « sempiternel polémiste ».
Cette étude d’un grand intérêt comporte, outre un index et la liste des ouvrages cités, un riche ensemble iconographique dont les cinquante-six illustrations fournissent une remarquable démonstration du propos de Gillian Pink.
Geneviève Artigas-Menant
CELLF 16-18
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Philosophie et libre pensée / Philosophy and Free Thought (xviie et xviiie siècles), Textes réunis par Lorenzo Bianchi, Nicole Gengoux et Gianni Paganini, Paris, Honoré Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine », no 66, 2017, 580 p.
C’est un imposant recueil qui se présente à l’attention du lecteur, comprenant trente articles en trois langues (français, anglais et italien), mais les contributions en français sont majoritaires et les articles dans les deux autres langues sont systématiquement précédées d’un résumé développé : à l’origine, un double colloque international à Lyon et Naples a permis de favoriser les échanges entre chercheurs de nationalités différentes. C’est dire si la curiosité est d’emblée déployée à l’échelle européenne (l’Allemagne, notamment, étant utilement mise en valeur) dans une enquête qui, pour reprendre, résumer ou mettre en avant des figures et des thématiques familières aux lecteurs de La Lettre clandestine, n’en constitue pas moins une contribution appréciable dans un champ de recherche très fourni. Le recueil couvre également un large empan chronologique du début du xviie siècle au xviiie siècle, et même au-delà avec une variation assez excentrée, sur les échos de Diderot dans l’œuvre de Kundera par Paolo Quintili.
Cette abondante moisson est distribuée chronologiquement et permet d’isoler des points de crispation ou des figures disputées de l’historiographie du libertinage, dont la définition oscille entre les conceptions positives (l’art de la suggestion, le sens de la critique de détail, etc.) et le travail négatif des accusations (le libertin devenant commodément chez ses adversaires l’envers d’une position prise pour norme). Ainsi est mis en valeur Descartes, sous le feu croisé de Denis Kambouchner et d’Emanuela Scribano. Le premier tente de se frayer lui-même un chemin entre des options interprétatives tranchées qui refusent à Descartes tout rapport avec le libertinage ou, au contraire, (dans la perspective d’Anne Staquet, qui s’intéresse, quant à elle, dans le recueil, à Hobbes) qui lui trouvent des affinités troublantes avec lui : l’auteur choisit avec nuance de voir dans la philosophie de Descartes 347un autre du libertinage, par la place centrale qu’y tient Dieu, quelque difficilement incarné qu’il soit. D’une manière générale, on peut être arrêté par les démonstrations qui soulignent les oppositions que le libertinage, souvent fantasmé ou reconstruit, suscite chez plusieurs grands penseurs : Mogen Laerke restitue avec précision l’attitude de rejet des libertins chez Leibniz, comme représentants d’une raison paresseuse et superficielle. Lorenzo Bianchi décrit aussi avec finesse l’itinéraire de Montesquieu, qui, proche des positions audacieuses et polémiques de Fréret et Fontenelle, qu’il a côtoyés et admirés dans sa jeunesse, en vient, avec la maturité, à prendre ses distances, porté par le constat de l’utilité sociologique de la religion et l’horreur persistante des athées. Pascal ou Bayle retiennent encore l’attention de deux contributeurs (Hélène Bah Ostrowiecki et Antony McKenna pour le premier, Hubert Bost et Jean-Michel Gros pour le second), mais c’est une œuvre, le Theophrastus redivivus, qui, avec trois articles, suscite le plus d’interprétations.
On ne peut donner un compte-rendu exhaustif du large tableau que le recueil nous invite à parcourir. On appréciera qu’au milieu des figures habituelles (où Spinoza a été cependant volontairement écarté, quoique son ombre traverse plusieurs communications), l’attention se porte aussi sur des aspects moins fréquentés : ainsi l’article de Pierre Girard étudie le cas particulier et passionnant de Naples au début du xviiie siècle, où le libertinage, situation inhabituelle, se fait d’emblée public et politique, et articule l’enjeu de l’héritage cartésien dans une relance de la querelle des Anciens et des modernes. De même, on suit avec intérêt les études sur des penseurs moins fréquemment mis en avant : que ce soit Christian Thomasius, défendant sans compromission l’auteur de l’Histoire des Sévarambes, en véritable « épicurien chrétien », selon l’analyse de John Christian Laursen ; ou que ce soit Jacob Brucker, qui, selon Wolfgang Rother, donne à son histoire de la philosophie, qui servira de source à Diderot, un pli apologétique sensible, n’excluant pas une grande ouverture pour les audaces philosophiques. Enfin cette exploration aurait manqué une partie de son objet si elle n’avait fait place, grâce à Ann Thomson, à la personnalité si complexe d’Antony Collins, le vulgarisateur des syntagmes de « libre pensée » et « libre penseur », empreints d’affinités évidentes avec l’esprit du « libre examen ».
348L’ensemble forme un complément utile aux livraisons habituelles de Libertinage et philosophie et se place avantageusement dans la lignée des grandes synthèses, souvent éditées dans la même collection, comme, par exemple, Scepticisme, clandestinité et libre pensée en 2002.
Alain Sandrier
Université de Caen
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Le Masque de l’écriture. Philosophie et traduction de la Renaissance aux Lumières, Sous la direction de Charles Le Blanc et Luisa Simonutti, Genève, Droz, 2015, 846 p.
Le volume dirigé par Charles Le Blanc et Luisa Simonuti, résultat d’un travail de collaboration international de longue haleine, se présente lui-même comme une contribution à l’histoire des traductions, et à travers cela, à l’histoire de la littérature et des idées philosophiques de la Renaissance aux Lumières. Il est bien plus encore : les articles, réunis de manière pertinente autour de trois grandes thématiques abordées de manière aussi bien chronologique que géographique, propose une réflexion approfondie non seulement sur les pratiques méthodologiques ou linguistiques, mais, surtout, sur l’élaboration d’une « pensée de la traduction », conçue comme un acte intellectuel profondément herméneutique. Les auteurs interrogent donc constamment le rapport entre l’histoire de la pensée philosophique, scientifique et littéraire et la traduction, abordée tout autant comme pratique interprétative que comme objet de la réflexion philosophique elle-même.
C’est sur ce point qu’insiste de manière claire l’introduction de Charles Le Blanc : si l’acte de traduire invite toujours à interroger le sens des énoncés dans la langue de départ pour trouver leur meilleure explicitation dans 349une langue d’arrivée, il doit toujours questionner, avec la même rigueur, la variation du sens de ces mêmes énoncés dans le temps. Traduire est donc, à chaque fois, proposer la lecture d’une œuvre, lecture qui n’a de sens que par rapport à la manière dont l’œuvre et son auteur sont compris, interprétés au moment même où ils font l’objet de la traduction. L’histoire de la traduction que proposent les différents articles correspond donc à la reconstitution de divers parcours de lecture, déterminées historiquement par la connaissance et l’interprétation dont les différents auteurs font l’objet, par leur conception de la puissance du langage, par une certaine conception du lecteur et de la lecture aussi, qui font de la traduction plus qu’un exercice intellectuel, une construction sociale, historique, philosophique, linguistique à part entière. En effet, comme le montre la deuxième introduction (Michele Vittori), le travail de traduction suppose un double mouvement interprétatif : d’une part, les textes philosophiques sont lus, interprétés, et donc traduits, de manière différente et légitime au fil du temps ; mais, d’autre part, les traducteurs sont le plus souvent eux aussi aux prises avec leur propre histoire, et comme tels, nourris d’une tradition, d’une culture, d’une religion qui conditionnent leur manière d’aborder les textes qui les ont précédés et qui déterminent nécessairement la manière dont ils rendent ces textes au monde qui les entoure. Il ne faut donc pas restreindre la question de la traduction à celle de la « fidélité », mais considérer le difficile exercice de restitution d’une tradition, d’une pensée, qui exigent le plus souvent une reformulation linguistique, conceptuelle qui est tout autant une adaptation qu’un effort de production en soi. La pratique de la traduction révèle donc un exercice d’accès à des connaissances scientifiques, philosophiques ou religieuses, anciennes ou modernes, qui supposent de la part du lecteur traducteur un effort particulier qu’il doit pouvoir rendre de manière efficace, et sans altérer l’œuvre traduite, à un lecteur dont la lecture doit, pour être efficace, rester tout aussi active. L’approche philosophique et historique des traductions ne se résume donc pas seulement à une histoire cumulative des interprétations successives, elle correspond à une forme d’épistémologie de la transmission culturelle, du renouvellement des savoirs dans leur production et leur communication.
C’est donc une pluralité de pratiques qu’analysent les chapitres qui composent ce très intéressant volume. Le plan adopté par les éditeurs suit les mouvements de l’histoire européenne, de l’Humanisme aux Lumières, mais s’autorise également un détour du côté de la traduction dans l’Islam 350médiéval dont l’intérêt dépasse le simple cas de comparaison. De fait, chacune de ces contributions nourrit une réflexion large sur les rapports entre philosophie, traduction et histoire, non seulement comme pratique concrète de la traduction, mais surtout comme pratique philosophique pleine. Le volume présente alors une série de cas de « traducteurs ou théoriciens de la traduction, herméneutes ou praticiens, humanistes, philosophes ou écrivains » (p. xiii), représentatifs des pratiques culturelles de l’Europe de la première modernité, tout en diversifiant les milieux intellectuels, les pratiques et les orientations philosophiques.
La première partie, « Du texte à la pensée », propose une série d’études sur les traductions et réflexions sur la traduction humaniste, ainsi que sur sa réception immédiate (xvie-xviie siècles). Elle regroupe des contributions qui varient le cadre linguistique, générique, religieux ou philosophique, ce qui permet d’avoir un panorama assez large des rapports de la traduction à la transmission et élaboration de la pensée humaniste. Cette partie comporte des articles portant sur Girolamo Catena, Luther et Ronsard ; sur les traductions de Psellus par Ficin, de Xénophon par La Boétie, de Raymond Sebond par Montaigne, de l’hébreu par Calvin, sur Yohanan Alemanno traducteur hébreu de Jean de Mandeville, sur le De interpretatione de Pierre-Daniel Huet ; et sur les traductions que Ficin fait de son œuvre, sur Jean Bodin, Campanella et Hobbes.
Davantage centrée sur la philosophie, comme l’indique son titre (« Traduire la philosophie »), la seconde partie est aussi la plus volumineuse. Elle réunit des études fouillées sur Comenius, Alessandro Citolini, Machiavel, Giordano Bruno, La Mothe le Vayer, Samuel Sorbière traducteur de Hobbes, les platoniciens de Cambridge, Leibniz, Wolff, Locke et Vico, mais réserve aussi un très intéressant article aux pratiques de la traduction dans l’univers de l’Islam médiéval, à travers le cas du traducteur ismaélien Nāṣir-E Khosrow (xie siècle). Une série de cinq articles sont ici consacrés au « cas Descartes », considéré comme sujet et objet de pratiques paradigmatiques de la traduction dans le contexte de la modernité naissante.
Une troisième et dernière partie, sous le titre « Vers une philosophie du traduire : herméneutique et critique », réunit des contributions consacrées à la traduction des Epistolae d’Hippocrate, aux traductions anglaises de Lucrèce au xviie siècle, à l’image de l’islam dans la traduction française du De religione mahommedica d’Adriaan Reland au xviiie 351siècle, aux traductions du « δεινóν » de Sophocle (de l’Antiquité à Lacan), à la fortune de l’Ars poetica d’Horace entre les xvie et xviie siècles, au concept de l’équivalence, étudiée de manière large (d’Horace à Ricœur), à Alexander von Humboldt et, enfin, à Wilhelm von Humboldt.
Le volume est enrichi d’un indispensable index, qui permet de naviguer dans la très grande variété de références et de sources, exploitées par des études d’une érudition indéniable. On regrettera seulement l’absence de conclusion proposant, sinon une vue synthétique finale, du moins quelques conséquences nécessaires, voire de nouvelles interrogations nées de la confrontation d’autant d’études stimulantes. Mais c’est somme toute une critique toute relative : ce voyage à travers les cultures, les langues et les œuvres est une expérience de lecture passionnante qui nous rappelle à quel point la pratique de l’altérité, de « l’estrangement », nécessitent aussi le renoncement à soi que suppose la découverte d’une autre langue.
Maria Susana Seguin
Université Paul-Valéry Montpellier III
IHRIM – UMR 5317 ENS de Lyon
Institut Universitaire de France
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Présentation de Gianluca Mori, Atheism, Religion, and Politics in Early Modern Europe : dossier (Monographica, II) de Ethics & Politics / Etica & Politica, XX-3, 2018 [p. 91-340].
[Traduction du texte de présentation de G. Mori]
L’athéisme est un spectre qui hanta l’Europe moderne depuis le xvie siècle avant de se matérialiser en 1670 dans la publication du Tractatus Theologico-Politicus de Spinoza. Avec sa doctrine sans précédent 352de la substance unique, infinie, nécessaire et dépourvue de tout attribut anthropomorphique, Spinoza scandalisa et fascina l’Occident savant pendant plus d’un siècle. Pourtant, avant et après lui, il exista tout un monde d’auteurs qui méditèrent en privé sur Dieu et sur la religion, leur définition, leurs effets moraux ou politiques, et qui aboutirent à des conclusions radicalement négatives. Comme le montrent les articles publiés dans ce numéro monographique, certains de ces auteurs étaient des penseurs marginaux, des prêtres ou des moines à double face, des hérétiques de toutes sortes, des auteurs de manuscrits voués à une distribution confidentielle entre amis ou alliés. D’autres étaient mieux dissimulés et occupaient des rangs plus élevés sur la scène culturelle de l’Europe de la première modernité.
L’athéisme a entretenu une relation difficile mais constante avec les courants majeurs de la philosophie et de la théologie modernes. Comme le montre le Cymbalum mundi (1537) de Bonaventure des Périers, la pensée athée est attestée depuis le début de la Renaissance, liée dans ce cas précis à une vision politique égalitariste, dont la cible majeure – de manière tout à fait inattendue – n’est pas l’Église de Rome, mais les nouveaux États protestants d’Europe du Nord. La déception de Des Périers à l’égard de la politique protestante dessine une sorte de prototype des dénonciations futures à l’alliance traditionnelle entre le trône et l’autel (voir Alain Mothu, « Athéisme et politique à la Renaissance : le cas du Cymbalum mundi, 1537 »). Cependant l’athéisme de la Renaissance aborde également les thèmes les plus profonds de la métaphysique : c’est ainsi que Paolo Sarpi, moine de l’ordre des Servites largement connu pour sa dévastatrice Histoire du Concile de Trente – et l’un des intellectuels les plus en vue de son temps – met au point un nouveau système de naturalisme mécanique fondé sur l’infinité de la matière. C’est pourquoi, malgré les hésitations de nombreux spécialistes qui omettent de considérer ses stratégies évidentes de dissimulation, il mérite certainement une place dans l’histoire de la pensée athée moderne (voir Gregorio Baldin, « Irenista, calvinista, scettico, o ateo nascosto ? Il dibattito sulla religione di Paolo Sarpi »).
Sarpi mourut quelques décennies avant la révolution cartésienne, qui allait ouvrir une nouvelle ère à la fois pour le théisme et pour son principal ennemi. La quête d’une rationalisation complète du concept de Dieu servit en effet d’assise à la plupart des arguments athées de la 353seconde moitié du xviie siècle jusqu’à la fin du xviiie s. Le lien entre l’athéisme et la première philosophie moderne est manifeste chez Bayle, qui plaide en faveur d’une sorte de rationalisme sans Dieu basé sur les « notions communes » d’une raison éternelle et immuable. Il assimile explicitement les principes moraux aux axiomes logiques et mathématiques. Par suite, l’incompatibilité manifeste des dogmes théologiques, non seulement avec certains principes abstraits de la science humaine, mais aussi avec les vérités fondamentales de la morale, réduit la foi chrétienne à une série de formules incompréhensibles que l’on ne saurait accepter aveuglément, sans aucun examen (voir Antony McKenna, « Pierre Bayle, rationalism and religious faith : self-evident truths and particular truths »).
La littérature philosophique clandestine naît dans la seconde moitié du xviie siècle et connaît son apothéose au cours des premières décennies du siècle des Lumières. Tout en critiquant et en contestant apparemment la philosophie moderne de l’époque, les auteurs clandestins l’ont également utilisée, la transformant et l’adaptant à leurs propres desseins antireligieux. Un vaste débat a dominé les études sur ce sujet au cours du siècle dernier, dont on peut distinguer trois étapes successives : (a) les années pionnières de Lanson et de Wade ; (b) La période qui s’étend du début des années 1960 aux années 1980, lorsque J.S. Spink lança l’idée d’une « libre-pensée française » prenant ses racines dans la seconde moitié du xviie siècle ; enfin (c), au cours des trois dernières décennies, la redécouverte critique de textes clandestins et l’avènement d’une vision plus large et plus mure du phénomène clandestin d’un point de vue géographique, sociologique et chronologique (voir Gianni Paganini, « Enlightenment before the Enlightenment : Clandestine Philosophy »).
Les principaux textes et auteurs de la littérature clandestine offrent toutes les nuances de la libre pensée : hérésie, déisme, propagande anticléricale, athéisme. L’opposition potentielle entre ces tendances se manifeste initialement dans le contexte anglais. Le cas de Locke, qui fut l’un des principaux représentants de l’anglicanisme latitudinaire, possiblement attiré par l’hérésie socinienne, est paradigmatique. Sa sotériologie moraliste a nié toute possibilité de salut pour ceux qui ont rejeté le message moral et salvifique du Christ. Locke veille également à exclure les athées de la tolérance politique : pour lui, les hommes incapables de reconnaître l’existence de Dieu sont intrinsèquement dépourvus de moralité et ne 354peuvent devenir des citoyens dignes de confiance (voir Diego Lucci, « John Locke on atheism, Catholicism, antinomianism, and deism »). Néanmoins, c’est précisément un ami et admirateur de Locke, Anthony Collins, qui fut l’un des premiers athées britanniques à entrer dans le débat théologique, au cours de diverses controverses concernant à la fois les aspects métaphysiques de la question et d’autres plus strictement politiques ou liés à l’utilisation politique de la religion, tels les miracles. Collins fut suivi sur ce point par David Hume qui, dans son essai Of Miracles, accepta et développa le même argument rationaliste opposé par Collins à la croyance au surnaturel : « aucun témoignage humain ne peut avoir la force de prouver un miracle » (Voir Jacopo Agnesina, « Collins, Hume e i miracoli : il caso Saragozza »).
Le cas de Hume mérite l’attention, non seulement parce qu’il s’agit d’un des plus grands philosophes du xviiie siècle, mais aussi d’un point de vue plus général et méthodologique. Contrairement à la campagne déclarée des athées français contemporains (qu’il connaissait bien), Hume choisit de publier ses réflexions sur la religion de manière oblique. À de nombreuses occasions, il maintient la vision traditionnelle selon laquelle la « fonction propre » de la religion consiste à maintenir l’ordre social et à faire respecter la moralité. Pourtant, dans d’autres écrits, il montre que c’est précisément sur ce point que la religion échoue lamentablement, et c’est peut-être pour cette raison que ses opinions privées sur le sujet sont beaucoup moins ambiguës que ses déclarations publiques. Vers la fin de sa vie, il mentionne parmi les quatre événements qui « établiront pleinement notre prospérité », « que toutes les églises seront converties en écoles d’équitation, manufactures, terrains de tennis ou salles de jeux ». Ce n’est pas la religion, mais la philosophie, et surtout la philosophie sceptique, qui peut contenir nos passions : « Chaque passion est mortifiée par elle, sauf l’Amour de la Vérité ; et cette passion n’est jamais ni ne peut être portée à un degré trop élevé » (voir Emilio Mazza, « The broken restraint. Hume and the “proper office of religion” »).
Bien que l’opinion de Hume sur les religions historiques puisse être clarifiée grâce à ses écrits privés, ses positions concernant le déisme sont moins transparentes. Le déisme de Bolingbroke est certainement une source secrète de la XIIe partie des Dialogues sur la religion naturelle, visible en particulier dans l’ajout de 1757 touchant l’« analogie lointaine » entre l’intelligence de Dieu et celle de l’homme. Mais le déisme pouvait 355difficilement représenter une solution réelle pour Hume. Certes, dans le dernier ajout de 1776 à la « dispute verbale » concernant les attributs de Dieu, il est proche de Voltaire en affirmant que l’opposition entre athéisme et déisme peut être contournée si le concept de Dieu est dissous dans celui de la simple existence d’un ordre éternel des choses. Or c’était exactement la position de la plupart des philosophes athées des Lumières, de Toland à Fréret, Diderot et d’Holbach : après s’être affrontés pendant presque tout le siècle, l’athée et le déiste ont finalement découvert qu’ils parlaient le même langage (voir Gianluca Mori, « Hume, Bolingbroke, and Voltaire : Dialogues concerning Natural Religion, Part XII »).
Gianluca Mori
Université du Piémont Oriental – Vercelli
1 Voir par exemple les remarques sur l’origine du terme « Babel », formulées dans les Questions sur l’Encyclopédie (1770) et auparavant dans la correspondance, qui pourraient provenir d’une lecture de Suétone, comme le confirme un passage que Voltaire souligne a posteriori dans une traduction fournie par Delisle de Sales (voir t. 144a, p. 43, et note).
2 Voir la note 352 (t. 144b, p. 554-555).
- Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN : 978-2-406-09278-0
- EAN : 9782406092780
- ISSN : 2271-720X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09278-0.p.0341
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/06/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français