Épilogue
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Lanterne de Diogène
- Pages : 127 à 129
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 124
- Série : Classique/Moderne, n° 15
ÉPILOGUE
Si l’on voulait évoquer la présence de Diogène dans notre monde moderne, il faudrait remplir autant de pages encore. Les exemples de non-conformisme revendiqué et justifié, ceux dont on aurait à tenir compte, seraient innombrables.
Toujours davantage, on remet en cause la doxa du moment, d’hier et d’aujourd’hui. On le fait de manière si précipitée que l’on n’a pas toujours le temps de voir les choses changer. À peine nommées, les écoles de pensées ou de style ont déjà perdu leur nom. Un autre survient qui se veut différent et ne fait souvent que contester une apparence en décrétant qu’un contenu a plus ou moins fait son temps ; tout meurt avant de trépasser. Le nouveau, encore le nouveau, comme synonyme bien souvent fallacieux de vie, dans une grande mobilité de détails souvent infimes, qu’expliquerait l’« accélération de l’histoire ». À maintenir le cynique dans ce jeu sans fin, Diogène lui-même risquerait de voir sa physionomie s’effacer et une dépendance à ce point pulvérisée l’exposerait à ce risque. On ne peut s’empêcher d’y penser tant l’impatience ou le refus de l’acquis caractérisent notre monde d’aujourd’hui. On aime le rejet à tel point que la référence au grand modèle cynique peut être oubliée et que, dans la précipitation, on est cynique sans le savoir, comme un nouveau Monsieur Jourdain. Mais de manière sous-jacente, l’engendrement cynique a bel et bien lieu. La mise en cause actuelle de la morale bourgeoise ou chrétienne, dont Nietzsche est le grand instigateur, contredit toute chose, mais elle ne contredirait pas Diogène. En y regardant de près l’anarchie ne le ferait pas davantage.
S’il y a quelque chose et non pas rien, ce quelque chose ne peut apparaître que dans une liquidation de l’acquis et dans un traitement ironique de la réalité. C’est là une idée dont la présence quasi obsessionnelle chez les créateurs de tout poil, philosophes ou artistes, depuis… disons le milieu du xixe siècle. Ainsi, le rien comme refus se fait substantiel dans la contre-humanité de Jarry et de son Père Ubu, non moins que 128chez les clowns métaphysiques de Beckett. Chez l’Irlandais, ce néant est réitéré, mais en se répétant et se variant comme musique, il ne l’est plus tout à fait. Alors le langage, comme chez Diogène, qui le choisit lui-même comme produit dissolvant, accède à l’ironie d’un autrement et d’un non-néant.
Que dire des ravages féconds de l’absurde philosophique, sinon pour réaffirmer qu’en se disant, le néant, depuis les cyniques jusqu’à Cioran, est un fait qui rencontre le droit d’exister et nous avec ?
Ne faut-il pas regretter les choses pour qu’elles existent, ne célébrer la rose que quand elle s’effeuille, comme le suggère l’âme symboliste ? En attendant les surréalistes que l’immédiat mobilise à condition que l’extase coïncide totalement avec l’immédiat, ici et ailleurs, toujours ailleurs, sur la route dont le but coïncide avec chaque pas, chaque seconde ?
Alors laissons Diogène à Diogène et s’il faut lui trouver une place, hors d’Athènes ou de Corinthe, confions cette responsabilité à Dante. Ce n’est pas que le poète de la Divine Comédie sache bien qu’en faire. Heureusement, il y a un lieu au tout début de la grande descente infernale que Dante amorce à la suite de Virgile, un lieu où il a été décidé de placer les défunts respectables qui n’ont pas pu bénéficier de la Bonne Nouvelle, étant nés trop tôt ou trop loin de sa diffusion. C’est là aussi que la tradition médiévale plaçait les petits chrétiens morts avant d’avoir pu être baptisés, dans ces limbi puerorum.
À lire le IVe chant de l’Enfer consacré à la visite des limbes, on devine combien Dante a dû être gêné d’avoir à statuer sur le sort des grands Anciens, qu’ils soient poètes, philosophes ou autres. Comment damner Homère, comment damner Aristote ou Virgile, le guide bien-aimé de Dante qui connaît l’au-delà, jusqu’au sommet de la montagne du Purgatoire, ce Virgile, que tant de chrétiens au Moyen Âge considérait comme déjà chrétien, un peu, voire beaucoup ? Après s’être incliné devant Homère et quelques autres poètes de haut vol (Horace, Ovide, etc.) après avoir croisé de très grands noms de l’histoire mêlés à ceux de la fiction (Électre, Énée, dans le voisinage de César), nos deux voyageurs se trouvent en présence des philosophe gréco-latins et même arabes, et le poète en esquisse la liste, non sans avouer qu’il devra se limiter devant la richesse du sujet qui le « harcèle ».
Après avoir un peu gravi la pente,
J’ai vu le maître de ceux qui savent [Aristote]
129Assis au sein de la famille des philosophes.
Tous le regarde, tous lui rendent honneur,
C’est là que je vis Socrate et Platon
Devant tous ceux qui les suivent de près,
Démocrite qui fait du monde le fruit du hasard,
Diogène, Anaxagore et Thalès,
Empédocle, Héraclite et Zénon…
(Dante, Enfer, IV, 130-138)
Tous ces grands noms que Dante admire avec une totale sincérité, était-il possible, pour lui, de les priver d’éternité ? N’ont-ils pas entamé cette éternité dans son cœur ? N’ayant pas été chrétiens, méritaient-ils d’être des damnés pour autant ? Pouvait-on cependant leur accorder une résidence paradisiaque en quelque endroit des transparences célestes ? Vive donc l’invention des limbes qui sont l’Enfer sans l’être et où la souffrance éprouvée se ramène à être privé de l’espoir de toute rencontre avec Dieu. En ce qui nous concerne, voici Diogène disculpé. Il est devenu un penseur fréquentable au sein des plus grands. On prend au sérieux – sans insister – celui qui ne voulait pas se prendre lui-même au sérieux et même si sa situation a peu de chance de changer (on a vu paraît-il des résidents libérés !), on peut lui faire confiance pour prendre ce nouveau domicile, non pas comme un double non (celui de l’Enfer proprement dit, et évidemment du Paradis…), mais comme une sorte de suspens, et peut-être même une sorte de liberté à l’égard d’un jugement qui serait trop péremptoire.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-13809-9
- EAN : 9782406138099
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13809-9.p.0127
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/10/2022
- Langue : Français