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Classiques Garnier

Épilogue

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Lanterne de Diogène
  • Pages : 127 à 129
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 124
  • Série : Classique/Moderne, n° 15
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406138099
  • ISBN : 978-2-406-13809-9
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13809-9.p.0127
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/10/2022
  • Langue : Français
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ÉPILOGUE

Si lon voulait évoquer la présence de Diogène dans notre monde moderne, il faudrait remplir autant de pages encore. Les exemples de non-conformisme revendiqué et justifié, ceux dont on aurait à tenir compte, seraient innombrables.

Toujours davantage, on remet en cause la doxa du moment, dhier et daujourdhui. On le fait de manière si précipitée que lon na pas toujours le temps de voir les choses changer. À peine nommées, les écoles de pensées ou de style ont déjà perdu leur nom. Un autre survient qui se veut différent et ne fait souvent que contester une apparence en décrétant quun contenu a plus ou moins fait son temps ; tout meurt avant de trépasser. Le nouveau, encore le nouveau, comme synonyme bien souvent fallacieux de vie, dans une grande mobilité de détails souvent infimes, quexpliquerait l« accélération de lhistoire ». À maintenir le cynique dans ce jeu sans fin, Diogène lui-même risquerait de voir sa physionomie seffacer et une dépendance à ce point pulvérisée lexposerait à ce risque. On ne peut sempêcher dy penser tant limpatience ou le refus de lacquis caractérisent notre monde daujourdhui. On aime le rejet à tel point que la référence au grand modèle cynique peut être oubliée et que, dans la précipitation, on est cynique sans le savoir, comme un nouveau Monsieur Jourdain. Mais de manière sous-jacente, lengendrement cynique a bel et bien lieu. La mise en cause actuelle de la morale bourgeoise ou chrétienne, dont Nietzsche est le grand instigateur, contredit toute chose, mais elle ne contredirait pas Diogène. En y regardant de près lanarchie ne le ferait pas davantage.

Sil y a quelque chose et non pas rien, ce quelque chose ne peut apparaître que dans une liquidation de lacquis et dans un traitement ironique de la réalité. Cest là une idée dont la présence quasi obsessionnelle chez les créateurs de tout poil, philosophes ou artistes, depuis… disons le milieu du xixe siècle. Ainsi, le rien comme refus se fait substantiel dans la contre-humanité de Jarry et de son Père Ubu, non moins que 128chez les clowns métaphysiques de Beckett. Chez lIrlandais, ce néant est réitéré, mais en se répétant et se variant comme musique, il ne lest plus tout à fait. Alors le langage, comme chez Diogène, qui le choisit lui-même comme produit dissolvant, accède à lironie dun autrement et dun non-néant.

Que dire des ravages féconds de labsurde philosophique, sinon pour réaffirmer quen se disant, le néant, depuis les cyniques jusquà Cioran, est un fait qui rencontre le droit dexister et nous avec ?

Ne faut-il pas regretter les choses pour quelles existent, ne célébrer la rose que quand elle seffeuille, comme le suggère lâme symboliste ? En attendant les surréalistes que limmédiat mobilise à condition que lextase coïncide totalement avec limmédiat, ici et ailleurs, toujours ailleurs, sur la route dont le but coïncide avec chaque pas, chaque seconde ?

Alors laissons Diogène à Diogène et sil faut lui trouver une place, hors dAthènes ou de Corinthe, confions cette responsabilité à Dante. Ce nest pas que le poète de la Divine Comédie sache bien quen faire. Heureusement, il y a un lieu au tout début de la grande descente infernale que Dante amorce à la suite de Virgile, un lieu où il a été décidé de placer les défunts respectables qui nont pas pu bénéficier de la Bonne Nouvelle, étant nés trop tôt ou trop loin de sa diffusion. Cest là aussi que la tradition médiévale plaçait les petits chrétiens morts avant davoir pu être baptisés, dans ces limbi puerorum.

À lire le IVe chant de lEnfer consacré à la visite des limbes, on devine combien Dante a dû être gêné davoir à statuer sur le sort des grands Anciens, quils soient poètes, philosophes ou autres. Comment damner Homère, comment damner Aristote ou Virgile, le guide bien-aimé de Dante qui connaît lau-delà, jusquau sommet de la montagne du Purgatoire, ce Virgile, que tant de chrétiens au Moyen Âge considérait comme déjà chrétien, un peu, voire beaucoup ? Après sêtre incliné devant Homère et quelques autres poètes de haut vol (Horace, Ovide, etc.) après avoir croisé de très grands noms de lhistoire mêlés à ceux de la fiction (Électre, Énée, dans le voisinage de César), nos deux voyageurs se trouvent en présence des philosophe gréco-latins et même arabes, et le poète en esquisse la liste, non sans avouer quil devra se limiter devant la richesse du sujet qui le « harcèle ».

Après avoir un peu gravi la pente,

Jai vu le maître de ceux qui savent [Aristote]

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Assis au sein de la famille des philosophes.

Tous le regarde, tous lui rendent honneur,

Cest là que je vis Socrate et Platon

Devant tous ceux qui les suivent de près,

Démocrite qui fait du monde le fruit du hasard,

Diogène, Anaxagore et Thalès,

Empédocle, Héraclite et Zénon…

(Dante, Enfer, IV, 130-138)

Tous ces grands noms que Dante admire avec une totale sincérité, était-il possible, pour lui, de les priver déternité ? Nont-ils pas entamé cette éternité dans son cœur ? Nayant pas été chrétiens, méritaient-ils dêtre des damnés pour autant ? Pouvait-on cependant leur accorder une résidence paradisiaque en quelque endroit des transparences célestes ? Vive donc linvention des limbes qui sont lEnfer sans lêtre et où la souffrance éprouvée se ramène à être privé de lespoir de toute rencontre avec Dieu. En ce qui nous concerne, voici Diogène disculpé. Il est devenu un penseur fréquentable au sein des plus grands. On prend au sérieux – sans insister – celui qui ne voulait pas se prendre lui-même au sérieux et même si sa situation a peu de chance de changer (on a vu paraît-il des résidents libérés !), on peut lui faire confiance pour prendre ce nouveau domicile, non pas comme un double non (celui de lEnfer proprement dit, et évidemment du Paradis…), mais comme une sorte de suspens, et peut-être même une sorte de liberté à légard dun jugement qui serait trop péremptoire.