Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: La Générosité à l’œuvre. Hommage à Jean-Marie Beyssade
- Author: Jaquet (Chantal)
- Pages: 13 to 16
- Collection: Encounters, n° 386
- Series: Philosophical studies, n° 8
PRÉFACE
Historien de la philosophie, Jean-Marie Beyssade est avant tout connu pour ses immenses travaux sur Descartes ; il a marqué des générations de jeunes chercheurs, séduits par sa capacité à embrasser aussi bien la philosophie première que la morale et les passions de l’âme, et sensibles à une démarche soucieuse de prendre en compte « le vrai homme1 », la « personne entière2 » et d’ouvrir la métaphysique de l’ego cogito à l’alter ego en pensant l’amitié et l’écriture à deux voix3. Mais il a formé également un grand nombre d’historiens de la philosophie spinoziste, si l’on en croit la liste des thèses qu’il a dirigées. La majorité de ses doctorants a soutenu une thèse sur Spinoza, bien loin devant les travaux portant sur Descartes, Malebranche ou Rousseau. C’est tout autant au directeur de thèse bienveillant qu’au philosophe exigeant qu’il fut que nous, ses anciens doctorants spinozistes, souhaitons rendre hommage dans ce volume.
À la différence de certains commentateurs cartésiens ou spinozistes, Jean-Marie Beyssade n’était pas animé par une logique agonistique et ne cherchait jamais à jouer un auteur contre un autre. Ni zèle dévot contre l’infâme Spinoza, petit cartésien renégat, ni mépris sourcilleux d’un Descartes, dualiste incorrigible, misérable suppôt de la glande pinéale et de son cortège d’interactions occultes. Dépourvu de toute vision hagiographique, il cherchait à renouer les fils d’un dialogue prétendument rompu entre Descartes et Spinoza, à comprendre le passage de l’un à l’autre, plutôt que la rupture. À plusieurs reprises, au cours de séminaires et de conversations privées, il avait comparé Descartes et Spinoza à deux montagnes reliées par un col qu’il fallait trouver. 14Ce n’était donc pas tant tel ou tel sommet de la pensée que la chaîne entière qu’il entendait contempler et donner à voir d’un seul coup d’œil en intégrant les brèches et les cols. Les travaux des docteurs spinozistes qu’il a formés portent tous peu ou prou les traces de cette approche et témoignent de ce libre va-et-vient entre Descartes et Spinoza, que ce soit à l’occasion d’un livre entier, d’un chapitre d’ouvrage ou d’un article particulier. Cette marque de fabrique est sans doute l’une de ses plus belles réussites, car elle brise avec la dialectique guerrière des camps philosophiques et le désir infantile de certains commentateurs qui cherchent souvent à se glorifier eux-mêmes à travers la fétichisation de « leur » auteur, au détriment des autres.
S’il avait entrepris la traduction de l’Éthique sans pouvoir achever ce projet qui lui tenait à cœur, Jean-Marie Beyssade n’a jamais livré une interprétation d’ensemble de la pensée de Spinoza. Il l’abordait avec Descartes en arrière-fond et séjournait le plus souvent dans l’entre-deux de la comparaison. Il a pourtant laissé des articles spécifiquement dédiés à l’élucidation de la doctrine spinoziste, qui ont fait date parce qu’ils sont exemplaires de sa démarche d’historien de la philosophie et de l’efficacité de sa méthode d’analyse des textes. Plutôt que de reconstituer l’architectonique d’un système et ses structures, Jean-Marie Beyssade se focalisait sur ses points aveugles, ses ellipses ou ses membres manquants, en prêtant une attention minutieuse au détail du texte, à son lexique précis et à ses fines nuances. Il s’inscrivait davantage dans la lignée d’Henri Gouhier et de Ferdinand Alquié, et revendiquait du reste cette filiation, en prenant souvent ses distances avec le modèle de l’ordre des raisons promu par Martial Gueroult. Son minimalisme méthodologique produisait un maximum d’effets spéculatifs, en ébranlant les interprétations les mieux établies et en invitant à les revoir au profit d’une analyse plus conforme à l’esprit de la doctrine. À cet égard, l’article intitulé « Vix, (Éthique IV, appendice, chapitre 7), ou peut-on se sauver tout seul4 ? » restera un modèle du genre. En attirant l’attention sur la présence de cet adverbe négligé par les commentateurs, aussi bien dans le chapitre 7 que dans le scolie d’Éthique IV, 35, Jean-Marie Beyssade a remis en cause le présupposé généralement admis selon lequel l’homme chez Spinoza est nécessairement un animal social et ne peut jamais subsister et accomplir son salut sans les autres. À peine le peut-il, mais il le peut. 15Petites causes, grands effets, dirait Pascal. Ce petit vix est comme le grain de sable dans l’urètre du chameau, qui vient enrayer les grandes machines interprétatives. Ce respect scrupuleux de la lettre du texte a donc permis de déconstruire des échafaudages boiteux qui finissaient par faire écran à la lecture.
À défaut de pouvoir en explorer ici toutes les facettes, son apport au commentaire sur Spinoza ne s’est pas borné à cette pars destruens. Alliant la plus grande prudence à la plus grande audace, il a aussi entrepris, par exemple, dans l’un de ses articles les plus fameux5, de reconstruire rigoureusement la doctrine des modes en allant plus loin que Spinoza lui-même dans ses réponses à Tschirnhaus, qui lui demandait par l’entremise de Schuller de bien vouloir lui donner des exemples de choses immédiatement produites par Dieu et de celles qui le sont par une modification infinie6. À la recherche d’une prothèse qui puisse faire pendant à la facies totius universi dans l’attribut étendue, il a jeté une nouvelle lumière sur la théorie énigmatique des modes infinis médiats en démontrant que l’amour intellectuel de Dieu peut faire office de candidat légitime dans l’attribut pensée. Sans multiplier les exemples, Jean-Marie Beyssade constitue indéniablement un modèle d’histoire de la philosophie conciliant exactitude et inventivité.
Quelles que soient leurs orientations philosophiques actuelles, ses anciens doctorants spinozistes restent tributaires de ce legs précieux qui les unit au-delà du temps et ils ont éprouvé le désir commun de lui rendre un hommage particulier. Les différentes contributions rassemblées dans ce volume sont autant de tentatives pour exprimer cet héritage de façon spéculative. Laissant de côté les témoignages personnels et l’évocation de souvenirs singuliers, elles procèdent à la manière de Jean-Marie Beyssade et s’inspirent librement de sa recherche et de son enseignement, selon trois modalités principales, nullement exclusives les unes des autres. Premièrement, elles se situent dans l’entre-deux Spinoza/Descartes ou Spinoza/Bergson, privilégiant les points de passage et de discussion plutôt que de rupture. C’est le cas aussi bien de l’article de Marcos Gleizer, « Spinoza et la théorie cartésienne de la libre création des vérités éternelles », que celui de Yannis Prelorentzos, « Le rôle et les 16usages de Spinoza dans la philosophie de Bergson ». Les contributions, deuxièmement, prennent appui sur un article de Jean-Marie Beyssade, soit pour amplifier sa thèse et écarter les objections en lui donnant une autre portée, soit pour transposer son schéma d’étude et l’appliquer à un thème analogue. C’est ce que font Lia Levy dans « Affectio et affectus, commentaires sur l’unité architectonique de l’Éthique » et Ulysses Pinheiro, dans « La mort de Spinoza selon Lucas et ses enjeux philosophiques, la gloire en tant que définition génétique du salut. » Elles se focalisent, troisièmement, sur des concepts précis, leurs paradoxes et leurs tensions, qu’il s’agisse d’honorer la mémoire de Jean-Marie Beyssade à travers l’analyse par Chantal Jaquet de « La reconnaissance ou gratitude chez Spinoza », ou de lui dédier, à l’image de Charles Ramond, un exposé intitulé « Préférence et justification. Propositions spinozistes pour une séparation du théologique et du politique ».
À travers ces multiples voix, puisse résonner encore un peu celle d’un maître qui ne cherchait pas à faire de nous ses disciples parce que sa générosité était avant tout un pari ouvert sur notre liberté.
Chantal Jaquet
1 Discours de la Méthode V, AT VI, 59, l.18.
2 Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, AT III, 694, l. 2-3.
3 Voir son analyse de la correspondance avec Élisabeth dans Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Introduction, Philosopher par lettres, Paris, 1989, GF-Flammarion, p. 9-36.
4 Paru dans la Revue de métaphysique et de morale, no 4/1994, p. 493-503.
5 « Sur le mode infini médiat dans l’attribut de la pensée. Du problème (Lettre 64) à une solution, (Éthique V, 36) », Revue philosophique noI/1994, p. 23-26.
6 Voir la Lettre LXIII.
- CLIL theme: 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN: 978-2-406-08221-7
- EAN: 9782406082217
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08221-7.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-24-2019
- Language: French