Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Double Maîtresse
- Pages : 7 à 15
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 94
Chapitre d’ouvrage : 1/19 Suivant
PRÉFACE
Il aura donc fallu plus de cent ans pour qu’un livre qui aurait dû faire date obtienne enfin le traitement qu’il mérite : une édition critique, qui, reposant sur des recherches érudites, sur la lecture des manuscrits, sur une longue enquête dans la presse d’époque, propose au lecteur de lire, en marge d’un texte solidement établi, des variantes et un dossier critique. Que Franck Javourez soit remercié pour avoir mené à bien cet utile travail.
Pourquoi avoir tant tardé ? On pourrait formuler une hypothèse : le réel succès qu’a rencontré, en 1900, le roman de Régnier lui aurait nui autant qu’il l’a servi. N’a-t-on pas cru trop vite en avoir compris le sens ?
Dès sa publication, La Double Maîtresse passe pour un livre libertin. Gide parle d’un « roman galant » ; il y voit à l’œuvre une « licence polissonne ». Plus retenu, Jean de Gourmont note : « Parfois, l’auteur prend le ton des Mémoires du temps, et il risque le récit d’une aventure licencieuse. » Mais il ajoute immédiatement : « c’est souvent ce qu’il y a de plus réussi dans ces chapitres. »
Lorsque, en 1912, à l’Académie française, Albert de Mun répond au discours de réception de Régnier, il se montre très sévère pour ces livres qui sont supposés « faire revivre pour nous les grâces légères du xviiie siècle et sa libre hardiesse ». On ne sait à vrai dire s’il ne profite pas de l’occasion pour condamner « ce temps, plus funeste encore que frivole, qui vit périr, dans les esprits et dans les mœurs, les vieilles traditions de la France chrétienne ». Paradoxalement, il rejoint Gide qui s’inquiète de voir Régnier privilégier, dans la peinture qu’il fait de l’époque, tout ce qui relève de la « dissolution. » Albert de Mun juge nécessaire de faire la leçon à son jeune confrère. Il joue les prophètes : « Des jours viennent, peut-être, où les jeunes gens ne pourront plus se laisser bercer par vos chants d’amour et de volupté. »
Un demi-siècle plus tard, en 1965, quand on célèbre le centenaire de Régnier, Jacques de Lacretelle, son successeur à l’Académie, trouve, pour faire son éloge, un argument tout à fait approprié à l’époque où il 8parle : La Double Maîtresse serait une roman « freudien ». En fait, il avait déjà utilisé dans son discours de réception, en 1938, cette épithète qui a, depuis, connu un certain succès dans les encyclopédies et la littérature de vulgarisation.
Il faut rappeler que le roman de Régnier avait donné lieu, entre les deux guerres, à plusieurs éditions illustrées où les artistes s’étaient divertis à « faire paroistre leur Art dans les nuditez », comme dit Corneille à propos de son Andromède. L’idée d’un roman frivole, voire grivois, avait sans doute été renforcée par ces images. Et c’est évidemment contre elle que lutte Jacques de Lacretelle ; en prêtant à Régnier une intuition de ce qu’est la psychanalyse, il lui décerne un brevet de sérieux.
Mais cet argument a-t-il encore, en 1965, le même poids que vingt-sept ans plus tôt ? La pensée de Freud était mieux connue, et beaucoup de jeunes lecteurs en savaient assez long pour juger superficielle et approximative la formule de l’académicien : « Qu’est-ce donc, en effet, que ce Galandot, sinon ce que l’on nomme aujourd’hui un refoulé, un homme dont les psychiatres vous diront qu’il a été arrêté dans son développement normal par une terreur et la persistance d’un souvenir ? »
C’était le temps où l’on parlait de « nouvelle vague », de « nouvelle critique », de « nouveau roman ». On approuvait les écrivains qui avaient l’audace de bouleverser la chronologie. On révérait Faulkner et Sound and Fury, Claude Simon et La Route des Flandres. Quelques années plus tard, les collégiens allaient, contraints et forcés, découvrir les beautés de l’analepse.
Avant 1968, pour quelques lecteurs, Henri de Régnier était apparu paradoxalement comme un romancier étonnamment moderne : il avait, au début du siècle, longtemps avant Michel Butor, osé s’en prendre à un dogme classique, à un dogme si sûr de son évidence qu’il semblait inutile de le proclamer explicitement. Il fallait voir en lui un précurseur génial, dont la grandeur était restée inaperçue.
Dans cet enthousiasme ébloui, il y avait sans doute une grande part d’illusion. Car enfin, quand on analyse le livre en gardant la tête froide, on est bien obligé d’avouer qu’il raconte la vie d’un personnage et qu’il la raconte en suivant l’ordre des temps. Un bref prologue constate que François de Portebize ne sait absolument rien de cet oncle fantomatique, ce Nicolas de Galandot, dont il vient d’hériter une jolie fortune. Comme pour mieux montrer qu’il est mal informé, le roman, dès la première phrase, parle du défunt en disant : « son grand-oncle ». On 9apprendra plus tard que le terme juste est plus simple : « oncle ». Et on se demandera pourquoi divers personnages entretiennent l’équivoque.
Après le prologue se produit un retour en arrière. Le procédé apparaît, comme on sait, dans l’Odyssée et dans l’Énéide. Le cinéma l’a adopté très tôt. Le latin « in medias res » entraîne l’anglais « flashback ». La chronologie est bouleversée.
Le récit repart donc de l’année 1716 ; la première partie s’appelle Pont-aux-Belles, du nom du château où Galandot passe son enfance et qu’il quitté définitivement en 1756. Dans la seconde partie, intitulée Un souper avec l’abbé Hubertet, on apprend diverses particularités sur le séjour de Galandot à Paris, qui s’étend de 1756 à 1767. La troisième partie enfin, Galandot le Romain, se déroule tout entière dans la Ville éternelle, où le héros passe, avant de mourir, une petite dizaine d’années. La date de son trépas n’est pas connue. Mais, comme pour compenser cette absence, le roman dit en quelle année s’est produit le seul événement historique auquel il concède une place : le conclave de 1769 a élu Clément XIV. Bien entendu, le nom du pontife n’est pas prononcé.
Un bref épilogue ramène le lecteur à l’époque du prologue.
L’ordonnance de ce beau plan, tout classique, est compromise par deux détails au moins. La seconde partie se passe après la mort de Galandot, donc avant la troisième. Il ne s’agit pas vraiment d’un retour en arrière : le souper avec l’abbé Hubertet a bien lieu peu avant 1780 ; mais ce que, entre deux plats, l’abbé raconte à François de Portebize intéresse des événements qui ont eu lieu autour de 1760. Le cadre du récit et la matière du récit appartiennent à des époques différentes. Si l’on s’attache au cadre, on dira que l’ensemble du livre s’organise comme l’alternance de séquences passées et de séquences présentes. Si l’on considère la matière du récit, on peut dire qu’on a affaire à une ligne continue qui, après le premier retour en arrière, va du passé, la naissance de Galandot, au présent, qu’inaugure sa mort.
Par ailleurs, la seconde partie est très chargée en événements ; de part et d’autre du récit du souper sont narrées diverses aventures de François de Portebize, et le souper lui-même donne lieu à une longue conversation entre une dizaine de personnages. Dans ce flux de paroles, le bref compte-rendu que l’abbé fait pour le jeune homme des aventures parisiennes de son grand-oncle n’occupe qu’une toute petite place ; on pourrait presque n’y prêter qu’une attention distraite. On entend 10surtout des considérations sur l’amour, qui font de ce festin une parodie du Banquet de Platon, à moins qu’il ne faille y voir, si l’on est friand de ce mets, quelque chose comme la morale du livre. On entend plus encore des anecdotes souvent coquines, qui s’enchaînent sans que le lien apparaisse toujours clairement. L’une d’elle, contée en anglais, a pour héros un gentilhomme français, réduit en servitude, à Rome, par une courtisane appelée Olympia. Rien ne dit alors que ce gentilhomme a nom Nicolas de Galandot.
Le procédé apparaît plus d’une fois.
Il ne fait par exemple aucun doute que Mme de Galandot est une mère abusivement autoritaire. Il est dit en termes convenables qu’elle abhorre tout ce qui relève de la sexualité. Elle ne peut donc admettre que la petite Julie, orpheline qu’elle héberge de temps à autre parce que c’est sa nièce, entreprenne de s’attaquer à l’innocence de Nicolas. Tout est limpide ; et cependant Régnier éprouve le besoin de faire intervenir, pour raconter certains faits, l’abbé Hubertet, précepteur du jeune homme. C’est l’abbé qui a négocié le séjour de la demoiselle. C’est lui qui tente d’analyser le comportement de la dame.
« Il ne se rendait pas exactement compte de la surprenante répugnance où Mme de Galandot tenait l’acte de chair […] Comment cette vertueuse veuve se trouvait-elle au courant des pires excès de la passion ? Seul le spectacle des plus laides débauches eût pu, par la vue de leurs turpitudes, la prévenir ainsi, à ce point, des bas dangers de l’amour. »
Le conditionnel dit parfaitement les choses : l’abbé, par la seule réflexion, a formé l’hypothèse selon laquelle Jacqueline de Mausseuil, avant d’épouser le comte de Galandot, a eu sous les yeux des spectacles choquants. Cette hypothèse sera corroborée plus tard. L’abbé découvre, au moment où meurt Hubert de Mausseuil, que ce personnage, frère de Mme de Galandot, et père de Julie, est un rustre, un brutal, un ivrogne, uniquement occupé à trousser tous les jupons qui passent à sa portée.
Le temps passe. Julie grandit. Quand elle est à Pont-aux-Belles, elle ne cesse de jouer avec son grand cousin, bien qu’ils aient quinze ans de différence. Un jour Mme de Galandot surprend son fils en tête-à-tête avec sa nièce. La fille provoque le garçon, qui lui met la main au sein, glisse l’autre sous la jupe. Il reçoit un maître soufflet, pendant que Julie s’esquive. Le récit fait alors connaître au lecteur, en les résumant, les discours inimaginablement orduriers que doit subir le jeune débauché, 11bien qu’il soit, en réalité, à trente ans, le plus innocent des puceaux. À la mémoire de la dame remonte soudain l’atmosphère immonde dans laquelle elle a vécu jeune fille. Sa parole se fait ignoble. « C’était la langue qu’elle avait entendu parler à Bas-le-Pré par son père et par son frère, dans les plus laides disputes qui les mettaient aux prises brutalement et dont ils éclaboussaient tout autour d’eux. Le vieux Mausseuil ne se retenait guère pour gourmander devant ses filles leur ivrogne de frère et le réprimander de ses débauches. Il le faisait avec la bassesse de propos la plus crue, sans s’inquiéter des oreilles qui l’écoutaient. »
Il a fallu bien des détours pour que le lecteur soit mis au fait de ces infamies. La chronologie a été malmenée. Vingt pages plus haut, certes, plusieurs paragraphes avaient été consacrés à dire combien était sournois, méchant, le vieux Mausseuil, et que son fils buvait plus que de raison. Pourquoi ne rien dire alors de son comportement avec les femmes ? À ce moment-là, le mot de « débauche » n’a pas été prononcé. Après coup, ce qui a été déjà raconté acquiert, grâce à la répétition du motif une signification plus forte.
Comment Hubert a-t-il traité sa sœur ? « Le misérable, qui ne respectait rien, ne la respectait pas davantage et la harcelait de ses discours et de ses desseins criminels. Que de fois elle avait dû se boucher les oreilles et repousser des mains brutales et avinées ! » Cette phrase n’apparaît qu’après la scène de la séduction de Nicolas. On sait depuis quelque temps que le triste sire ne répugne pas à « forcer » une fille. Pourquoi Jacqueline de Mausseuil a-t-elle, trente ans plus tard, devenue comtesse de Galandot, une telle horreur de tout ce qui touche au sexe, bien que, dans l’intervalle elle ait eu la chance d’épouser un homme absolument épris d’elle et sans doute incapable de brutalités ?
C’est ce jeu de réticences, de retards dans l’information, de constantes réinterprétations, d’infinies variations sur des motifs déjà évoqués, qui fait, dans La Double Maîtresse,la particularité de la narration. On lit dans la continuité, tranquillement, avec assurance. Et cependant on a souvent l’impression que tout n’a pas été dit, qu’il faudrait retourner en arrière pour mieux comprendre, qu’outre la ligne narrative, fort aisée à suivre, il existe nombre de lignes souterraines, qui mettent en relation directe des éléments narratifs fort éloignés l’un de l’autre dans l’espace du volume.
En invoquant le modèle des mémoires, certains lecteurs on insisté sur l’impression de décousu que provoquait parfois le livre. La seconde 12partie, on l’a vu, fait se succéder les anecdotes. Mais elle n’est pas la seule ; on en trouve partout ; et quand on vient de les lire, on ne peut pas savoir si elles ont été mises là gratuitement, pour le plaisir d’un lecteur peu exigeant, ou si elles serviront plus tard, rattachées par un fil mystérieux à une intrigue complexe dont le héros est un peu simplet.
Le roman repose, comme le suggère mystérieusement son titre, sur la réduplication d’un événement unique : de même que la belle Julie, demi-nue, a provoqué Galandot en lui lançant à la figure un grain de raisin, le dernier de la grappe qu’elle vient de manger, de même la belle Olympia, demi-nue, provoque Galandot en lui lançant à la figure un grain de raisin, le dernier de la grappe qu’elle vient de manger.
Régnier connaît certainement la nouvelle de Musset qui a pour titre Les Deux Maîtresses. Musset a construit son récit sur un contraste très fort entre deux femmes : l’une est riche et fort coquette ; l’autre, beauté modeste, a perdu sa fortune et se trouve dans la gêne. Le héros doit choisir. Régnier fait au contraire tout ce qu’il faut pour que ses deux héroïnes s’identifient l’une à l’autre, pour que les « deux maîtresses » ne forment plus qu’une « double maîtresse ». Le temps prend une nouvelle forme ; les deux scènes de séduction, distantes de plusieurs années, se fondent l’une dans l’autre. La seconde version s’articule en deux temps : d’abord Galandot reçoit le grain de raisin ; dans les jours qui suivent, il rend visite à Olympia, qui se décide finalement à lui forcer la main. « Souple et rapide, elle saisit M. de Galandot par les poignets et le pencha de force sur elle ». C’est alors que revient Mme de Galandot mère, sous la figure d’une petite chienne, pour mettre fin à des ébats amoureux qui viennent à peine de commencer. La chienne pousse lentement la porte, qui tourne sur ses gonds. La mère tyrannique en avait fait autant.
Quoi qu’en ait dit Proust, qui a beaucoup aimé La Double Maîtresse, l’analogie est loin d’être parfaite entre le raisin et la madeleine. Le goût de la pâtisserie met en mouvement la mémoire engourdie du narrateur et déclenche la description de ce qui se passait autrefois à Combray. Il n’en va pas de même pour Galandot, qui semble à peine se rendre compte qu’il revit littéralement ce qu’il a autrefois vécu. Sa conscience se limite à un cri. Il voit Olympia. Il dit : « Julie ! »
C’est pourquoi le lecteur instruit de Freud songe à une expression fascinante : il prononcerait volontiers le mot de « scène primitive ». 13Serait-ce une erreur ? Régnier ne parle ni d’inconscient, ni de refoulement, encore moins de retour du refoulé. Il se contente d’écrire : « Nicolas regardait cette porte entrebâillée comme si elle allait donner passage à quelque fantôme familier venu vers lui du fond de son passé, du bout de sa jeunesse, avec des traits connus, une démarche ressouvenue, puis il battit l’air, balbutia quelques mots inintelligibles et dégringola sur le pavage. » La cure est bien mal engagée.
Mais la violente réaction du héros apparaît comme profondément instructive. L’histoire reste une histoire, frappante, émouvante, si le lecteur accepte l’empathie la plus simple. On a affaire à une tragédie, où, si médiocre qu’il soit, si ridicule qu’il paraisse, le héros est une victime qui peut inspirer la compassion. La petite chienne a des allures de destin.
Cette histoire est-elle aussi une leçon de psychologie ?
On peut avoir envie de lire les innombrables anecdotes qui parsèment le livre et même, disent certains, qui le constituent, comme des illustrations de divers types de comportement. Le moraliste trouve là sa pâture.
Combien de personnages le roman de Régnier met-il en scène ? Certainement plusieurs dizaines, peut-être même une centaine, comme La Princesse de Clèves (car ce chef-d’œuvre du dépouillement classique, qui fait « quelque chose de rien », peut rivaliser, pour ce qui est du nombre des personnages, avec les grandes réussites du roman chevaleresque). Si on les examine les uns après les autres, on se rend compte qu’ils représentent des manières très différentes de vivre l’amour.
On s’est fait du xviiie siècle et de sa littérature romanesque une idée préconçue : le mot de « libertinage » résume cette idée. Certes les libertins sont nombreux dans La Double Maîtresse. Mlle Damberville, la danseuse, elle-même dépourvue de tout scrupule quand il s’agit de faire l’amour, leur offre une théorie de leur pratique.
« Je crois que notre bonheur en amour vient surtout, dit Mlle Damberville, de la familiarité où nous avons vécu avec l’amour. Nous lui laissions prendre à son gré toutes les formes du hasard, sûrs de le retrouver toujours sous le masque où il se plaisait à se déguiser pour nous apparaître. Il nous a été reconnaissant d’obéir à ses caprices. »
Un lecteur de Parny (en est-il encore ? Régnier l’était-il ?) se rappellerait sans doute, en lisant ces lignes, la suite de tableaux intitulée Les Déguisements de Vénus. On n’a pas affaire ici à une apologie de ce que les héros de Corneille appelaient « le change ». Une étrange métaphysique 14laisse deviner, au-delà des apparences, la présence d’un personnage qui est une divinité. On lit, au début des Médailles d’argile :
Il y a quelqu’un derrière l’écho,
Debout parmi la vie universelle,
Et qui porte l’arc double et le double flambeau,
Et qui est nous
Divinement.
Et la danseuse insiste sur la multiplicité des expériences, de la plus frivole à la plus tragique. L’amour a mille formes. Le peintre témoigne, en écho : « Il cause tout de même de terribles ravages. J’ai peint plus d’une fois des visages d’hommes ou de femmes qui portaient des traces certaines de ses larmes et de ses tourments. »
Et si les convives se félicitent de n’avoir connu, dans leurs perpétuelles infidélités, que des occasions de prendre du plaisir, ils conviennent qu’ils ont eu de la chance.
Autour de ces réflexions, qui occupent dans le roman une position presque centrale, au chapitre vi de la deuxième partie, qui en compte neuf, Régnier a ménagé des exemples qui mènent ailleurs. Dans la conversation chez Mlle Damberville, on évoque un malheur terrible. La danseuse dit de l’amour : « Il ne devient dangereux que lorsqu’on l’emprisonne sous un aspect unique. Sa nature même, qui est universelle, répugne à cette contrainte ; mais si, au lieu de cela, on le laisse libre de nous émouvoir selon les surprises où il aime à se travestir, il reconnaît notre complaisance par des égards particuliers ; sinon, il se vengera d’une fidélité malencontreuse par les plus dures, les plus absurdes et les plus piteuses servitudes. »
Personne dans l’assemblée ne sait quelle « servitude » a subi Nicolas de Galandot ; personne, sauf le gros Anglais, qui raconte son anecdote, sans savoir que, s’il donnait un nom, il intéresserait vivement l’abbé Hubertet et François de Portebize.
À la déchéance de Galandot semble faire écho, bien que très différente, celle d’Hubert de Mausseuil, brute avinée qui se vautre dans une débauche crapuleuse.
Mlle Damberville n’aurait probablement que le plus dédaigneux mépris pour cet infâme personnage. Accepterait-elle qu’il soit qualifié de « libertin », bien qu’il pratique au plus haut point l’infidélité qu’elle 15recommande ? Car ce n’est pas trop forcer les termes que de suggérer que, pour elle, toute « fidélité » est « malencontreuse ».
La Double maîtresse offre plusieurs exemples d’une fidélité qui ne semble pas conduire à des catastrophes. Après avoir beaucoup fréquenté les filles et scandalisé l’opinion publique, évidemment ravie, par son aventure fracassante avec Mlle Damberville, François de Portebize se voue tout entier à la belle Fanchon. Le perruquier des libertins s’en offusque : le chevalier ne voyait-il pas s’ouvrir devant lui une belle carrière de séducteur ? François et Fanchon (de quel prénom Fanchon est-il le diminutif ?) vont-ils vieillir ensemble, comme ont vieilli M. et Madame du Fresnay unis par le goût de la musique et des parfums qu’exhale la cuisine ?
Il y a en fait dans La Double maîtresse beaucoup plus qu’un roman galant. La complexité de sa morale, si elle existe (car en fait aucun personnage ne peut prétendre à la proclamer) tient au jeu qui est ménagé entre les histoires racontées, qu’il s’agisse de brèves anecdotes ou de biographies développées. Des analogies apparaissent entre des épisodes éloignés ; des motifs reviennent, légèrement variés ; des mystères semblent s’évanouir, qui suggèrent de plus profondes perspectives.
Gide écrit, à propos des premiers contes de Régnier :
« L’effet lui importait plus que la cause ; chercher d’y remonter, n’était-ce pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même amusait ; plus peintre que musicien son esprit se refusait toute synthèse ; par raison d’art sa connaissance restait extérieure et pour cela très variée. C’est ce don qui, dans La Double Maîtresse s’exagère avec minutie. »
N’y a-t-il donc pas d’autre « synthèse » que le dogme des trois unités, d’autre modèle du roman que la tragédie telle que l’entend Boileau ? Comment peut-on voir si juste et juger si mal ?
En vérité, La Double Maîtresse demande des lecteurs attentifs, qui ne s’arrêtent pas à la superficie, et seront heureux que les accompagnent de commentaires discrets ceux qui ont lu, et bien lu, de presque inaccessibles documents.
Jean-Louis Backès
Professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-12995-0
- EAN : 9782406129950
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12995-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/08/2022
- Langue : Français