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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Double Maîtresse
  • Pages : 7 à 15
  • Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 94
  • Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
  • EAN : 9782406129950
  • ISBN : 978-2-406-12995-0
  • ISSN : 2258-8825
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12995-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/08/2022
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Il aura donc fallu plus de cent ans pour quun livre qui aurait dû faire date obtienne enfin le traitement quil mérite : une édition critique, qui, reposant sur des recherches érudites, sur la lecture des manuscrits, sur une longue enquête dans la presse dépoque, propose au lecteur de lire, en marge dun texte solidement établi, des variantes et un dossier critique. Que Franck Javourez soit remercié pour avoir mené à bien cet utile travail.

Pourquoi avoir tant tardé ? On pourrait formuler une hypothèse : le réel succès qua rencontré, en 1900, le roman de Régnier lui aurait nui autant quil la servi. Na-t-on pas cru trop vite en avoir compris le sens ?

Dès sa publication, La Double Maîtresse passe pour un livre libertin. Gide parle dun « roman galant » ; il y voit à lœuvre une « licence polissonne ». Plus retenu, Jean de Gourmont note : « Parfois, lauteur prend le ton des Mémoires du temps, et il risque le récit dune aventure licencieuse. » Mais il ajoute immédiatement : « cest souvent ce quil y a de plus réussi dans ces chapitres. »

Lorsque, en 1912, à lAcadémie française, Albert de Mun répond au discours de réception de Régnier, il se montre très sévère pour ces livres qui sont supposés « faire revivre pour nous les grâces légères du xviiie siècle et sa libre hardiesse ». On ne sait à vrai dire sil ne profite pas de loccasion pour condamner « ce temps, plus funeste encore que frivole, qui vit périr, dans les esprits et dans les mœurs, les vieilles traditions de la France chrétienne ». Paradoxalement, il rejoint Gide qui sinquiète de voir Régnier privilégier, dans la peinture quil fait de lépoque, tout ce qui relève de la « dissolution. » Albert de Mun juge nécessaire de faire la leçon à son jeune confrère. Il joue les prophètes : « Des jours viennent, peut-être, où les jeunes gens ne pourront plus se laisser bercer par vos chants damour et de volupté. »

Un demi-siècle plus tard, en 1965, quand on célèbre le centenaire de Régnier, Jacques de Lacretelle, son successeur à lAcadémie, trouve, pour faire son éloge, un argument tout à fait approprié à lépoque où il 8parle : La Double Maîtresse serait une roman « freudien ». En fait, il avait déjà utilisé dans son discours de réception, en 1938, cette épithète qui a, depuis, connu un certain succès dans les encyclopédies et la littérature de vulgarisation.

Il faut rappeler que le roman de Régnier avait donné lieu, entre les deux guerres, à plusieurs éditions illustrées où les artistes sétaient divertis à « faire paroistre leur Art dans les nuditez », comme dit Corneille à propos de son Andromède. Lidée dun roman frivole, voire grivois, avait sans doute été renforcée par ces images. Et cest évidemment contre elle que lutte Jacques de Lacretelle ; en prêtant à Régnier une intuition de ce quest la psychanalyse, il lui décerne un brevet de sérieux.

Mais cet argument a-t-il encore, en 1965, le même poids que vingt-sept ans plus tôt ? La pensée de Freud était mieux connue, et beaucoup de jeunes lecteurs en savaient assez long pour juger superficielle et approximative la formule de lacadémicien : « Quest-ce donc, en effet, que ce Galandot, sinon ce que lon nomme aujourdhui un refoulé, un homme dont les psychiatres vous diront quil a été arrêté dans son développement normal par une terreur et la persistance dun souvenir ? »

Cétait le temps où lon parlait de « nouvelle vague », de « nouvelle critique », de « nouveau roman ». On approuvait les écrivains qui avaient laudace de bouleverser la chronologie. On révérait Faulkner et Sound and Fury, Claude Simon et La Route des Flandres. Quelques années plus tard, les collégiens allaient, contraints et forcés, découvrir les beautés de lanalepse.

Avant 1968, pour quelques lecteurs, Henri de Régnier était apparu paradoxalement comme un romancier étonnamment moderne : il avait, au début du siècle, longtemps avant Michel Butor, osé sen prendre à un dogme classique, à un dogme si sûr de son évidence quil semblait inutile de le proclamer explicitement. Il fallait voir en lui un précurseur génial, dont la grandeur était restée inaperçue.

Dans cet enthousiasme ébloui, il y avait sans doute une grande part dillusion. Car enfin, quand on analyse le livre en gardant la tête froide, on est bien obligé davouer quil raconte la vie dun personnage et quil la raconte en suivant lordre des temps. Un bref prologue constate que François de Portebize ne sait absolument rien de cet oncle fantomatique, ce Nicolas de Galandot, dont il vient dhériter une jolie fortune. Comme pour mieux montrer quil est mal informé, le roman, dès la première phrase, parle du défunt en disant : « son grand-oncle ». On 9apprendra plus tard que le terme juste est plus simple : « oncle ». Et on se demandera pourquoi divers personnages entretiennent léquivoque.

Après le prologue se produit un retour en arrière. Le procédé apparaît, comme on sait, dans lOdyssée et dans lÉnéide. Le cinéma la adopté très tôt. Le latin « in medias res » entraîne langlais « flashback ». La chronologie est bouleversée.

Le récit repart donc de lannée 1716 ; la première partie sappelle Pont-aux-Belles, du nom du château où Galandot passe son enfance et quil quitté définitivement en 1756. Dans la seconde partie, intitulée Un souper avec labbé Hubertet, on apprend diverses particularités sur le séjour de Galandot à Paris, qui sétend de 1756 à 1767. La troisième partie enfin, Galandot le Romain, se déroule tout entière dans la Ville éternelle, où le héros passe, avant de mourir, une petite dizaine dannées. La date de son trépas nest pas connue. Mais, comme pour compenser cette absence, le roman dit en quelle année sest produit le seul événement historique auquel il concède une place : le conclave de 1769 a élu Clément XIV. Bien entendu, le nom du pontife nest pas prononcé.

Un bref épilogue ramène le lecteur à lépoque du prologue.

Lordonnance de ce beau plan, tout classique, est compromise par deux détails au moins. La seconde partie se passe après la mort de Galandot, donc avant la troisième. Il ne sagit pas vraiment dun retour en arrière : le souper avec labbé Hubertet a bien lieu peu avant 1780 ; mais ce que, entre deux plats, labbé raconte à François de Portebize intéresse des événements qui ont eu lieu autour de 1760. Le cadre du récit et la matière du récit appartiennent à des époques différentes. Si lon sattache au cadre, on dira que lensemble du livre sorganise comme lalternance de séquences passées et de séquences présentes. Si lon considère la matière du récit, on peut dire quon a affaire à une ligne continue qui, après le premier retour en arrière, va du passé, la naissance de Galandot, au présent, quinaugure sa mort.

Par ailleurs, la seconde partie est très chargée en événements ; de part et dautre du récit du souper sont narrées diverses aventures de François de Portebize, et le souper lui-même donne lieu à une longue conversation entre une dizaine de personnages. Dans ce flux de paroles, le bref compte-rendu que labbé fait pour le jeune homme des aventures parisiennes de son grand-oncle noccupe quune toute petite place ; on pourrait presque ny prêter quune attention distraite. On entend 10surtout des considérations sur lamour, qui font de ce festin une parodie du Banquet de Platon, à moins quil ne faille y voir, si lon est friand de ce mets, quelque chose comme la morale du livre. On entend plus encore des anecdotes souvent coquines, qui senchaînent sans que le lien apparaisse toujours clairement. Lune delle, contée en anglais, a pour héros un gentilhomme français, réduit en servitude, à Rome, par une courtisane appelée Olympia. Rien ne dit alors que ce gentilhomme a nom Nicolas de Galandot.

Le procédé apparaît plus dune fois.

Il ne fait par exemple aucun doute que Mme de Galandot est une mère abusivement autoritaire. Il est dit en termes convenables quelle abhorre tout ce qui relève de la sexualité. Elle ne peut donc admettre que la petite Julie, orpheline quelle héberge de temps à autre parce que cest sa nièce, entreprenne de sattaquer à linnocence de Nicolas. Tout est limpide ; et cependant Régnier éprouve le besoin de faire intervenir, pour raconter certains faits, labbé Hubertet, précepteur du jeune homme. Cest labbé qui a négocié le séjour de la demoiselle. Cest lui qui tente danalyser le comportement de la dame.

« Il ne se rendait pas exactement compte de la surprenante répugnance où Mme de Galandot tenait lacte de chair [] Comment cette vertueuse veuve se trouvait-elle au courant des pires excès de la passion ? Seul le spectacle des plus laides débauches eût pu, par la vue de leurs turpitudes, la prévenir ainsi, à ce point, des bas dangers de lamour. »

Le conditionnel dit parfaitement les choses : labbé, par la seule réflexion, a formé lhypothèse selon laquelle Jacqueline de Mausseuil, avant dépouser le comte de Galandot, a eu sous les yeux des spectacles choquants. Cette hypothèse sera corroborée plus tard. Labbé découvre, au moment où meurt Hubert de Mausseuil, que ce personnage, frère de Mme de Galandot, et père de Julie, est un rustre, un brutal, un ivrogne, uniquement occupé à trousser tous les jupons qui passent à sa portée.

Le temps passe. Julie grandit. Quand elle est à Pont-aux-Belles, elle ne cesse de jouer avec son grand cousin, bien quils aient quinze ans de différence. Un jour Mme de Galandot surprend son fils en tête-à-tête avec sa nièce. La fille provoque le garçon, qui lui met la main au sein, glisse lautre sous la jupe. Il reçoit un maître soufflet, pendant que Julie sesquive. Le récit fait alors connaître au lecteur, en les résumant, les discours inimaginablement orduriers que doit subir le jeune débauché, 11bien quil soit, en réalité, à trente ans, le plus innocent des puceaux. À la mémoire de la dame remonte soudain latmosphère immonde dans laquelle elle a vécu jeune fille. Sa parole se fait ignoble. « Cétait la langue quelle avait entendu parler à Bas-le-Pré par son père et par son frère, dans les plus laides disputes qui les mettaient aux prises brutalement et dont ils éclaboussaient tout autour deux. Le vieux Mausseuil ne se retenait guère pour gourmander devant ses filles leur ivrogne de frère et le réprimander de ses débauches. Il le faisait avec la bassesse de propos la plus crue, sans sinquiéter des oreilles qui lécoutaient. »

Il a fallu bien des détours pour que le lecteur soit mis au fait de ces infamies. La chronologie a été malmenée. Vingt pages plus haut, certes, plusieurs paragraphes avaient été consacrés à dire combien était sournois, méchant, le vieux Mausseuil, et que son fils buvait plus que de raison. Pourquoi ne rien dire alors de son comportement avec les femmes ? À ce moment-là, le mot de « débauche » na pas été prononcé. Après coup, ce qui a été déjà raconté acquiert, grâce à la répétition du motif une signification plus forte.

Comment Hubert a-t-il traité sa sœur ? « Le misérable, qui ne respectait rien, ne la respectait pas davantage et la harcelait de ses discours et de ses desseins criminels. Que de fois elle avait dû se boucher les oreilles et repousser des mains brutales et avinées ! » Cette phrase napparaît quaprès la scène de la séduction de Nicolas. On sait depuis quelque temps que le triste sire ne répugne pas à « forcer » une fille. Pourquoi Jacqueline de Mausseuil a-t-elle, trente ans plus tard, devenue comtesse de Galandot, une telle horreur de tout ce qui touche au sexe, bien que, dans lintervalle elle ait eu la chance dépouser un homme absolument épris delle et sans doute incapable de brutalités ?

Cest ce jeu de réticences, de retards dans linformation, de constantes réinterprétations, dinfinies variations sur des motifs déjà évoqués, qui fait, dans La Double Maîtresse,la particularité de la narration. On lit dans la continuité, tranquillement, avec assurance. Et cependant on a souvent limpression que tout na pas été dit, quil faudrait retourner en arrière pour mieux comprendre, quoutre la ligne narrative, fort aisée à suivre, il existe nombre de lignes souterraines, qui mettent en relation directe des éléments narratifs fort éloignés lun de lautre dans lespace du volume.

En invoquant le modèle des mémoires, certains lecteurs on insisté sur limpression de décousu que provoquait parfois le livre. La seconde 12partie, on la vu, fait se succéder les anecdotes. Mais elle nest pas la seule ; on en trouve partout ; et quand on vient de les lire, on ne peut pas savoir si elles ont été mises là gratuitement, pour le plaisir dun lecteur peu exigeant, ou si elles serviront plus tard, rattachées par un fil mystérieux à une intrigue complexe dont le héros est un peu simplet.

Le roman repose, comme le suggère mystérieusement son titre, sur la réduplication dun événement unique : de même que la belle Julie, demi-nue, a provoqué Galandot en lui lançant à la figure un grain de raisin, le dernier de la grappe quelle vient de manger, de même la belle Olympia, demi-nue, provoque Galandot en lui lançant à la figure un grain de raisin, le dernier de la grappe quelle vient de manger.

Régnier connaît certainement la nouvelle de Musset qui a pour titre Les Deux Maîtresses. Musset a construit son récit sur un contraste très fort entre deux femmes : lune est riche et fort coquette ; lautre, beauté modeste, a perdu sa fortune et se trouve dans la gêne. Le héros doit choisir. Régnier fait au contraire tout ce quil faut pour que ses deux héroïnes sidentifient lune à lautre, pour que les « deux maîtresses » ne forment plus quune « double maîtresse ». Le temps prend une nouvelle forme ; les deux scènes de séduction, distantes de plusieurs années, se fondent lune dans lautre. La seconde version sarticule en deux temps : dabord Galandot reçoit le grain de raisin ; dans les jours qui suivent, il rend visite à Olympia, qui se décide finalement à lui forcer la main. « Souple et rapide, elle saisit M. de Galandot par les poignets et le pencha de force sur elle ». Cest alors que revient Mme de Galandot mère, sous la figure dune petite chienne, pour mettre fin à des ébats amoureux qui viennent à peine de commencer. La chienne pousse lentement la porte, qui tourne sur ses gonds. La mère tyrannique en avait fait autant.

Quoi quen ait dit Proust, qui a beaucoup aimé La Double Maîtresse, lanalogie est loin dêtre parfaite entre le raisin et la madeleine. Le goût de la pâtisserie met en mouvement la mémoire engourdie du narrateur et déclenche la description de ce qui se passait autrefois à Combray. Il nen va pas de même pour Galandot, qui semble à peine se rendre compte quil revit littéralement ce quil a autrefois vécu. Sa conscience se limite à un cri. Il voit Olympia. Il dit : « Julie ! » 

Cest pourquoi le lecteur instruit de Freud songe à une expression fascinante : il prononcerait volontiers le mot de « scène primitive ». 13Serait-ce une erreur ? Régnier ne parle ni dinconscient, ni de refoulement, encore moins de retour du refoulé. Il se contente décrire : « Nicolas regardait cette porte entrebâillée comme si elle allait donner passage à quelque fantôme familier venu vers lui du fond de son passé, du bout de sa jeunesse, avec des traits connus, une démarche ressouvenue, puis il battit lair, balbutia quelques mots inintelligibles et dégringola sur le pavage. » La cure est bien mal engagée.

Mais la violente réaction du héros apparaît comme profondément instructive. Lhistoire reste une histoire, frappante, émouvante, si le lecteur accepte lempathie la plus simple. On a affaire à une tragédie, où, si médiocre quil soit, si ridicule quil paraisse, le héros est une victime qui peut inspirer la compassion. La petite chienne a des allures de destin.

Cette histoire est-elle aussi une leçon de psychologie ?

On peut avoir envie de lire les innombrables anecdotes qui parsèment le livre et même, disent certains, qui le constituent, comme des illustrations de divers types de comportement. Le moraliste trouve là sa pâture.

Combien de personnages le roman de Régnier met-il en scène ? Certainement plusieurs dizaines, peut-être même une centaine, comme La Princesse de Clèves (car ce chef-dœuvre du dépouillement classique, qui fait « quelque chose de rien », peut rivaliser, pour ce qui est du nombre des personnages, avec les grandes réussites du roman chevaleresque). Si on les examine les uns après les autres, on se rend compte quils représentent des manières très différentes de vivre lamour.

On sest fait du xviiie siècle et de sa littérature romanesque une idée préconçue : le mot de « libertinage » résume cette idée. Certes les libertins sont nombreux dans La Double Maîtresse. Mlle Damberville, la danseuse, elle-même dépourvue de tout scrupule quand il sagit de faire lamour, leur offre une théorie de leur pratique.

« Je crois que notre bonheur en amour vient surtout, dit Mlle Damberville, de la familiarité où nous avons vécu avec lamour. Nous lui laissions prendre à son gré toutes les formes du hasard, sûrs de le retrouver toujours sous le masque où il se plaisait à se déguiser pour nous apparaître. Il nous a été reconnaissant dobéir à ses caprices. »

Un lecteur de Parny (en est-il encore ? Régnier létait-il ?) se rappellerait sans doute, en lisant ces lignes, la suite de tableaux intitulée Les Déguisements de Vénus. On na pas affaire ici à une apologie de ce que les héros de Corneille appelaient « le change ». Une étrange métaphysique 14laisse deviner, au-delà des apparences, la présence dun personnage qui est une divinité. On lit, au début des Médailles dargile :

Il y a quelquun derrière lécho,

Debout parmi la vie universelle,

Et qui porte larc double et le double flambeau,

Et qui est nous

Divinement.

Et la danseuse insiste sur la multiplicité des expériences, de la plus frivole à la plus tragique. Lamour a mille formes. Le peintre témoigne, en écho : « Il cause tout de même de terribles ravages. Jai peint plus dune fois des visages dhommes ou de femmes qui portaient des traces certaines de ses larmes et de ses tourments. »

Et si les convives se félicitent de navoir connu, dans leurs perpétuelles infidélités, que des occasions de prendre du plaisir, ils conviennent quils ont eu de la chance.

Autour de ces réflexions, qui occupent dans le roman une position presque centrale, au chapitre vi de la deuxième partie, qui en compte neuf, Régnier a ménagé des exemples qui mènent ailleurs. Dans la conversation chez Mlle Damberville, on évoque un malheur terrible. La danseuse dit de lamour : « Il ne devient dangereux que lorsquon lemprisonne sous un aspect unique. Sa nature même, qui est universelle, répugne à cette contrainte ; mais si, au lieu de cela, on le laisse libre de nous émouvoir selon les surprises où il aime à se travestir, il reconnaît notre complaisance par des égards particuliers ; sinon, il se vengera dune fidélité malencontreuse par les plus dures, les plus absurdes et les plus piteuses servitudes. »

Personne dans lassemblée ne sait quelle « servitude » a subi Nicolas de Galandot ; personne, sauf le gros Anglais, qui raconte son anecdote, sans savoir que, sil donnait un nom, il intéresserait vivement labbé Hubertet et François de Portebize.

À la déchéance de Galandot semble faire écho, bien que très différente, celle dHubert de Mausseuil, brute avinée qui se vautre dans une débauche crapuleuse.

Mlle Damberville naurait probablement que le plus dédaigneux mépris pour cet infâme personnage. Accepterait-elle quil soit qualifié de « libertin », bien quil pratique au plus haut point linfidélité quelle 15recommande ? Car ce nest pas trop forcer les termes que de suggérer que, pour elle, toute « fidélité » est « malencontreuse ».

La Double maîtresse offre plusieurs exemples dune fidélité qui ne semble pas conduire à des catastrophes. Après avoir beaucoup fréquenté les filles et scandalisé lopinion publique, évidemment ravie, par son aventure fracassante avec Mlle Damberville, François de Portebize se voue tout entier à la belle Fanchon. Le perruquier des libertins sen offusque : le chevalier ne voyait-il pas souvrir devant lui une belle carrière de séducteur ? François et Fanchon (de quel prénom Fanchon est-il le diminutif ?) vont-ils vieillir ensemble, comme ont vieilli M. et Madame du Fresnay unis par le goût de la musique et des parfums quexhale la cuisine ?

Il y a en fait dans La Double maîtresse beaucoup plus quun roman galant. La complexité de sa morale, si elle existe (car en fait aucun personnage ne peut prétendre à la proclamer) tient au jeu qui est ménagé entre les histoires racontées, quil sagisse de brèves anecdotes ou de biographies développées. Des analogies apparaissent entre des épisodes éloignés ; des motifs reviennent, légèrement variés ; des mystères semblent sévanouir, qui suggèrent de plus profondes perspectives.

Gide écrit, à propos des premiers contes de Régnier :

« Leffet lui importait plus que la cause ; chercher dy remonter, nétait-ce pas risquer de réduire une diversité qui par elle-même amusait ; plus peintre que musicien son esprit se refusait toute synthèse ; par raison dart sa connaissance restait extérieure et pour cela très variée. Cest ce don qui, dans La Double Maîtresse sexagère avec minutie. »

Ny a-t-il donc pas dautre « synthèse » que le dogme des trois unités, dautre modèle du roman que la tragédie telle que lentend Boileau ? Comment peut-on voir si juste et juger si mal ?

En vérité, La Double Maîtresse demande des lecteurs attentifs, qui ne sarrêtent pas à la superficie, et seront heureux que les accompagnent de commentaires discrets ceux qui ont lu, et bien lu, de presque inaccessibles documents.

Jean-Louis Backès

Professeur émérite de lUniversité Paris-Sorbonne