Introduction
- Prix de l’Académie française Diane Potier-Boès 2022
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Expérience du Levant à l’automne de la Renaissance. Le « Voyage de Constantinople »
- Pages : 343 à 348
- Collection : Géographies du monde, n° 29
Introduction
Istanbul est une ville-monde. Elle est, au xvie siècle, la plus grande cité d’Europe ; elle est aussi la plus grande ville musulmane du monde1. Elle n’est donc pas simplement un concentré d’Orient, mais un condensé d’univers. En outre, la ville est à la charnière de l’Europe et de l’Asie, ce que les voyageurs rappellent à l’envi. Ils conçoivent donc naturellement sa stature universelle. Lieu d’un « grandissime traffic », comme le dit Jean Palerne, elle accueille aussi bien les juifs que les morisques rejetés par l’Espagne2, les marchands occidentaux ou asiatiques. Istanbul maintient au xvie siècle la coexistence d’une cité mère, centre administratif et politique, Constantinople, et une cité héritière de la colonie génoise installée depuis le xiiie siècle, Pera. La ville se construit ainsi en conservant une double identité, en maintenant des échanges permanents entre une ville musulmane, centre de l’Empire, et une ville très cosmopolite au sein de laquelle viennent s’établir comptoirs marchands et ambassades ; cette répartition des deux cités de part et d’autre de la Corne d’or perdure de nos jours dans la ville unifiée. Positionnée sur une zone de frontière, elle est une immense plateforme permettant la connexion des mondes. À cheval entre l’Europe et l’Asie, la capitale du sultan est aussi bien une référence pour les Occidentaux qui y trouvent des vestiges de la chrétienté et de la romanité passées, que pour les Orientaux et musulmans, Constantinople étant siège du califat. Pareil environnement confronte le voyageur à l’immensité du monde dont il peut entrevoir, sur les rives du Bosphore, une sorte d’image en 344anamorphose. Face à un tel bouleversement d’échelle, le voyageur venu d’Europe est fasciné, même s’il garde à l’esprit le danger potentiel que le « Turc » fait courir à sa partie du globe. Mais sa présence au Levant le fait participer à la mise en relation de ce que Serge Gruzinski appelle « les quatre parties du monde3 ». Le voyageur est, de facto, acteur de la mondialisation ; et son texte est le prolongement de ce lien qu’il établit avec l’Ailleurs. L’écriture du voyage, au début de l’époque moderne s’inscrit dans le cadre de l’émergence des États nations. La comparaison de sources émanant de nations différentes permet de dessiner les contours de l’epistémé d’une époque et d’un pays, puisque le narrateur construit sa vision de l’Orient à partir de son bout du monde. La façon dont son royaume se situe dans le grand tout a de nécessaires répercussions sur la manière dont il va chercher à traduire l’Orient4. Ensuite parce que la fin du xvie et le début du xviie siècle voit le processus de mondialisation s’homogénéiser en quelque sorte : deux Empires se font face, celui du Grand Seigneur et celui du roi d’Espagne qui, après 1578, absorbe l’ancien Empire portugais5. La fin du xvie siècle donne à voir un « affrontement bipolaire6 » dont les répercussions dépassent largement le cadre de la Méditerranée orientale. Jean Palerne, dans une énumération pichrocholine dont l’humour est absent, rend bien compte de la situation dans laquelle le voyageur européen se trouve quand il parvient à Constantinople :
[…] Estant Seigneur de l’Afrique, d’une partie de la Barbarie, s’estendant par delà Tunes, & Algiers, jusques prés le Fex : & de la haute & basse Egypte : d’Asie : des trois Arabies, pierreuse, deserte, et heureuse : de la terre Saincte, Surye, Mesopotamie, Caldée, partie de la Perse, & de Medie, Assyrie, Armenie mineure, & partie de la grande, & de la Mingrellie, toute l’Asie mineur, ores dicte Natolie, qui contient partie des susdictes Provinces, avec la Caramanie, ou Cilicie, Capadoce, Pamphilie, Paphlagonie, Galatie, Phrygie, Bithynie, Lydie, Carie, Magnesie, Trebizonde, & de l’Europe, toute la Grece, Thrace, Macedoine, Bulgarie, Peloponese, ores dicte Morée, Bossena, Seima, Esclavonie : 345plus domine partie des Sarmates, & Daces, Hongrie, Vallaquie, & une infinité d’autres Provinces soubs ces grandes mers de la mer noire, & de tout l’Archipelague, & mer mediterranée, & innumerables Isles, qui y sont, hormis Candie, & quelques cinq ou six de peu de consequence, si n’est Sicile, & Corfou, & Malthe pour la forteresse. Si bien qu’il s’estend du costé de Septentrion jusques vers le fleuve Tanais, qui separe l’Europe d’avec l’Asie : devers midy il voysine les terres du Pretre-Jan : autrement dict le Grand Negus : d’Orient il va jusques au gouffre Persique, & encores au delà de Balfara : & devers Occident il vient jusqeus à Raguse, ville assés voysine de Venise : & près de Vienne en Autriche : & s’il est question d’aller par mer, il a toujours deux cens galleres au moins, & deux cens autres voyles ; j’entens vaisseaux à rames, & de deffense : car de navires il en a sans nombre […]7.
L’énumération donne bien la mesure de l’effroi que suscite la puissance ottomane dont le royaume s’étend, comme celle de l’Empereur d’Espagne, aux marges de la terre, jusqu’à la frontière du mythique pays du « Pretre-Jan ». Mais la litanie des noms de lieux suggère que Palerne est aussi fasciné par la capacité de l’Empire turc à s’imposer et à se maintenir dans des contrées si éloignées de son centre, dont les mœurs sont si distinctes de celles qu’observent les sultans. Un tel texte met en question l’analyse d’Edward Said, selon laquelle « l’Europe a toujours été en position de force, pour ne pas dire de domination8 » par rapport à l’Orient. Non seulement celui-ci n’est pas soumis, mais la fascination qu’il exerce sur le voyageur semble contredire le principe d’une simple opposition binaire « Je » – l’Autre. Cette mise en perspective historique est essentielle si l’on veut comprendre les raisons pour lesquelles le Levant peut, au début du xviie siècle, être une destination de première importance pour les sujets des pays européens. Mais elle est aussi extrêmement importante pour réfléchir sur la façon dont on se représente l’Orient ottoman. L’hégémonie du Saint Empire avait déjà poussé François Ier à se rapprocher du Grand Turc. La scandaleuse alliance est en effet directement liée aux circonstances politiques qui exposaient la France à être prise en étau entre l’Espagne et les territoires germaniques. La politique anglaise opère avec un pragmatisme semblable à la fin du xvie siècle. C’est parce qu’elle est menacée par le blocus espagnol qu’Elizabeth Ire envisage d’explorer de nouveaux débouchés commerciaux. C’est dans ce cadre que la Levant Company a trouvé sa raison d’être. Il est donc essentiel 346de mesurer que les voyageurs dont les pays s’opposent à l’hégémonie impériale des Habsbourg ne cherchent pas seulement à se positionner par rapport à l’Autre ottoman, mais aussi à l’Autre espagnol. Ce n’est qu’en considérant l’émergence politique des nations qu’on peut mieux cerner l’écriture du Levant au début du xviie siècle9.
L’appartenance des voyageurs à la classe des hommes d’action détermine une sensibilité particulière aux questions politiques. Le chevalier de Villamont définissait clairement les attentes du voyage et du récit que le gentilhomme pouvait en tirer : préparer aux « affaires » en étudiant de façon empirique la science politique, enrichir le moi d’une expérience à nulle autre pareille, ce dernier critère relevant de la volonté, pour l’homme d’action qu’il était, de se distinguer de la masse. Les centres d’intérêt de cette classe de voyageurs les éloignent sans doute des propositions formulées par des voyageurs d’autres classes sociales, ou qui sont partis au Levant pour d’autres raisons que celles qui peuvent motiver ces hommes d’action. La politique est un élément systématiquement traité dans les récits, mais il est plus que vraisemblable qu’elle l’est différemment lorsqu’elle est envisagée par quelqu’un qui participe, dans son pays d’origine, au jeu du pouvoir. De même, les normes sociales auxquelles sont attachés les honnestes hommes revêtent une importance singulière lorsqu’il s’agit de se confronter avec ce qu’ils prennent pour l’incarnation de la tyrannie : le Grand Turc.
Le rapport à l’Orient est à mettre en perspective avec le processus historique qui voit la création d’entités politiques centralisées, les États. Dans ce cadre, l’Empire du Grand Turc ne serait pas simplement un repoussoir, mais un modèle politique à part entière qu’il convient de décrire pour s’en inspirer ou pour l’affronter. La citation de Jean Palerne rappelle que l’Empire du Grand Turc pratique, au même titre que l’Empire espagnol, la colonisation10. Or, c’est précisément à la fin du xvie et au début du xviie siècle, au moment où les Anglais s’intéressent à la partie orientale de la Méditerranée, qu’ils réfléchissent eux-mêmes à un modèle politique conquérant de nature impérialiste. Parallèlement, au cours de cette période, la Porte est représentée de plus en plus 347systématiquement comme l’exemple même de la tyrannie. Les récits de voyage des gentilshommes proposent une réflexion d’ordre politique, la peinture des institutions de l’Empire étant une véritable leçon faite au lecteur sur les dangers que constitue un pouvoir absolu. Dans cette leçon, il est frappant de constater que c’est la question du sujet qui prend une place prééminente.
Se confronter au « Turc » c’est se frotter à un système social et politique totalement différent de ceux qui se constituent au même moment en Europe occidentale. Les voyageurs interrogent en permanence la place du sujet dans l’organisation socio-politique de l’Empire. Quelle place pour le « je » ? Quelle place pour l’individu ? Semblent-ils dire, dans un monde où la notion d’individualisme, justement, n’existe pas11. Le Grand Seigneur n’a pas de sujets, mais des hommes sur lesquels il a un pouvoir absolu12. L’altérité, dès lors, n’est pas à étudier dans le simple rapport d’un homme à d’autres hommes, mais dans le cadre plus large d’une structure sociale. C’est quand le « Turc » devient un protagoniste au sein du récit que la description de l’organisation politique dans laquelle il vit lui retire, en quelque sorte, toute consistance. En frappant à la Porte du Grand Seigneur les voyageurs amènent avec eux tout un cortège de représentations qu’ils ont retenues de leurs lectures et qui forge en partie leur interprétation du fonctionnement politique de l’Empire. Ainsi participent-ils à l’émergence de ce que l’on appellera plus tard le « despotisme oriental ». Le discours nuancé sur le « Turc » l’est en effet beaucoup moins lorsqu’il s’agit, pour les voyageurs, d’étudier son mode de gouvernement. Pour eux, l’Empire du Grand Turc est un pouvoir tyrannique qui nie la place du sujet et qui instaure, entre les hommes et le souverain qui dirige leurs destinées, une frontière infranchissable. Coupé des hommes et du monde, le sultan est un monarque à la puissance absolue. Le spectacle du pouvoir nécessitait une mise en scène. Celle-ci a vocation à en souligner la violence aveugle. Si l’expérience du Levant est riche d’enseignements, elle achoppe néanmoins devant la Sublime Porte derrière laquelle le sultan vit retranché. Le voyageur cherche alors dans le récit le moyens de donner à voir ce que lui, justement, n’a pu observer. Busbecq et Della Valle notamment mais aussi Du Fresne ou Sandys composent ainsi des formes d’histoires tragiques, soumettant le 348texte viatique à un processus de littérarisation assez inédit. En délaissant pour un temps le récit de son itinéraire personnel le voyageur renforce sa place de narrateur, mais il le fait dans une intention politique de dénonciation. L’épisode, narré, prend la valeur d’un exemplum politique qui fonde une distinction entre deux mondes.
1 Thérèse Bittar rappelle qu’Istanbul comptait environ 400 000 habitants au xvie siècle mais que, à la fin du siècle, la population était parvenue à 700 000 habitants. In Soliman : l’Empire magnifique, op. cit., p. 66. George Sandys fait une remarque qui corrobore cette estimation. Op. cit., p. 77.
2 Voir l’article de T. Krstić, « Contesting Subjecthood and Sovereignity in Ottoman Galata in the Age of Confessionalization : The “Carazo” affair, 1613-1617 », Oriente Moderno, 2013, Nuova Serie, anno 93, no 2, p. 422453.
3 S. Gruzinski, Les Quatre parties du monde : histoire d’une mondialisation, op. cit.
4 Voir A. Duprat qui s’interroge justement sur les liens entre littératures nationales et vision de l’Orient. « Le Fil et la trame. Motifs orientaux dans les littératures d’Europe (xvie-xviie siècle) », in Orient baroque / Orient classique, Variations esthétiques du motif oriental (xvie au xviiie siècle), A. Duprat et H. Khadhar (éd.), Saint-Denis, Bouchène, 2010, p. 15.
5 S. Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des temps modernes, op. cit., p. 16.
6 S. Gruzinski et al., « Islam et Occident : généalogie d’un antagonisme », Esprit, 1er août 2012, Octobre, no 10, p. 8.
7 J. Palerne, op. cit., p. 406-407.
8 E. Said, op. cit., p. 87.
9 Alison Games explique très bien que c’est parce qu’ils sont en position de faiblesse que les Anglais cherchent sur les mers les moyens de contourner l’hégémonie ibérique. Op. cit., p. 62 et suiv.
10 R. Mantran, op. cit., p. 45.
11 F. Hitzel, op. cit., p. 246.
12 P. Anderson, t. 2., op. cit., p. 191-192.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10846-7
- EAN : 9782406108467
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10846-7.p.0343
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/06/2021
- Langue : Français