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Classiques Garnier

Introduction

  • Prix de l’Académie française Diane Potier-Boès 2022
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Expérience du Levant à l’automne de la Renaissance. Le « Voyage de Constantinople »
  • Pages : 343 à 348
  • Collection : Géographies du monde, n° 29
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406108467
  • ISBN : 978-2-406-10846-7
  • ISSN : 1775-3503
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10846-7.p.0343
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/06/2021
  • Langue : Français
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Introduction

Istanbul est une ville-monde. Elle est, au xvie siècle, la plus grande cité dEurope ; elle est aussi la plus grande ville musulmane du monde1. Elle nest donc pas simplement un concentré dOrient, mais un condensé dunivers. En outre, la ville est à la charnière de lEurope et de lAsie, ce que les voyageurs rappellent à lenvi. Ils conçoivent donc naturellement sa stature universelle. Lieu dun « grandissime traffic », comme le dit Jean Palerne, elle accueille aussi bien les juifs que les morisques rejetés par lEspagne2, les marchands occidentaux ou asiatiques. Istanbul maintient au xvie siècle la coexistence dune cité mère, centre administratif et politique, Constantinople, et une cité héritière de la colonie génoise installée depuis le xiiie siècle, Pera. La ville se construit ainsi en conservant une double identité, en maintenant des échanges permanents entre une ville musulmane, centre de lEmpire, et une ville très cosmopolite au sein de laquelle viennent sétablir comptoirs marchands et ambassades ; cette répartition des deux cités de part et dautre de la Corne dor perdure de nos jours dans la ville unifiée. Positionnée sur une zone de frontière, elle est une immense plateforme permettant la connexion des mondes. À cheval entre lEurope et lAsie, la capitale du sultan est aussi bien une référence pour les Occidentaux qui y trouvent des vestiges de la chrétienté et de la romanité passées, que pour les Orientaux et musulmans, Constantinople étant siège du califat. Pareil environnement confronte le voyageur à limmensité du monde dont il peut entrevoir, sur les rives du Bosphore, une sorte dimage en 344anamorphose. Face à un tel bouleversement déchelle, le voyageur venu dEurope est fasciné, même sil garde à lesprit le danger potentiel que le « Turc » fait courir à sa partie du globe. Mais sa présence au Levant le fait participer à la mise en relation de ce que Serge Gruzinski appelle « les quatre parties du monde3 ». Le voyageur est, de facto, acteur de la mondialisation ; et son texte est le prolongement de ce lien quil établit avec lAilleurs. Lécriture du voyage, au début de lépoque moderne sinscrit dans le cadre de lémergence des États nations. La comparaison de sources émanant de nations différentes permet de dessiner les contours de lepistémé dune époque et dun pays, puisque le narrateur construit sa vision de lOrient à partir de son bout du monde. La façon dont son royaume se situe dans le grand tout a de nécessaires répercussions sur la manière dont il va chercher à traduire lOrient4. Ensuite parce que la fin du xvie et le début du xviie siècle voit le processus de mondialisation shomogénéiser en quelque sorte : deux Empires se font face, celui du Grand Seigneur et celui du roi dEspagne qui, après 1578, absorbe lancien Empire portugais5. La fin du xvie siècle donne à voir un « affrontement bipolaire6 » dont les répercussions dépassent largement le cadre de la Méditerranée orientale. Jean Palerne, dans une énumération pichrocholine dont lhumour est absent, rend bien compte de la situation dans laquelle le voyageur européen se trouve quand il parvient à Constantinople :

[] Estant Seigneur de lAfrique, dune partie de la Barbarie, sestendant par delà Tunes, & Algiers, jusques prés le Fex : & de la haute & basse Egypte : dAsie : des trois Arabies, pierreuse, deserte, et heureuse : de la terre Saincte, Surye, Mesopotamie, Caldée, partie de la Perse, & de Medie, Assyrie, Armenie mineure, & partie de la grande, & de la Mingrellie, toute lAsie mineur, ores dicte Natolie, qui contient partie des susdictes Provinces, avec la Caramanie, ou Cilicie, Capadoce, Pamphilie, Paphlagonie, Galatie, Phrygie, Bithynie, Lydie, Carie, Magnesie, Trebizonde, & de lEurope, toute la Grece, Thrace, Macedoine, Bulgarie, Peloponese, ores dicte Morée, Bossena, Seima, Esclavonie : 345plus domine partie des Sarmates, & Daces, Hongrie, Vallaquie, & une infinité dautres Provinces soubs ces grandes mers de la mer noire, & de tout lArchipelague, & mer mediterranée, & innumerables Isles, qui y sont, hormis Candie, & quelques cinq ou six de peu de consequence, si nest Sicile, & Corfou, & Malthe pour la forteresse. Si bien quil sestend du costé de Septentrion jusques vers le fleuve Tanais, qui separe lEurope davec lAsie : devers midy il voysine les terres du Pretre-Jan : autrement dict le Grand Negus : dOrient il va jusques au gouffre Persique, & encores au delà de Balfara : & devers Occident il vient jusqeus à Raguse, ville assés voysine de Venise : & près de Vienne en Autriche : & sil est question daller par mer, il a toujours deux cens galleres au moins, & deux cens autres voyles ; jentens vaisseaux à rames, & de deffense : car de navires il en a sans nombre []7.

Lénumération donne bien la mesure de leffroi que suscite la puissance ottomane dont le royaume sétend, comme celle de lEmpereur dEspagne, aux marges de la terre, jusquà la frontière du mythique pays du « Pretre-Jan ». Mais la litanie des noms de lieux suggère que Palerne est aussi fasciné par la capacité de lEmpire turc à simposer et à se maintenir dans des contrées si éloignées de son centre, dont les mœurs sont si distinctes de celles quobservent les sultans. Un tel texte met en question lanalyse dEdward Said, selon laquelle « lEurope a toujours été en position de force, pour ne pas dire de domination8 » par rapport à lOrient. Non seulement celui-ci nest pas soumis, mais la fascination quil exerce sur le voyageur semble contredire le principe dune simple opposition binaire « Je » – lAutre. Cette mise en perspective historique est essentielle si lon veut comprendre les raisons pour lesquelles le Levant peut, au début du xviie siècle, être une destination de première importance pour les sujets des pays européens. Mais elle est aussi extrêmement importante pour réfléchir sur la façon dont on se représente lOrient ottoman. Lhégémonie du Saint Empire avait déjà poussé François Ier à se rapprocher du Grand Turc. La scandaleuse alliance est en effet directement liée aux circonstances politiques qui exposaient la France à être prise en étau entre lEspagne et les territoires germaniques. La politique anglaise opère avec un pragmatisme semblable à la fin du xvie siècle. Cest parce quelle est menacée par le blocus espagnol quElizabeth Ire envisage dexplorer de nouveaux débouchés commerciaux. Cest dans ce cadre que la Levant Company a trouvé sa raison dêtre. Il est donc essentiel 346de mesurer que les voyageurs dont les pays sopposent à lhégémonie impériale des Habsbourg ne cherchent pas seulement à se positionner par rapport à lAutre ottoman, mais aussi à lAutre espagnol. Ce nest quen considérant lémergence politique des nations quon peut mieux cerner lécriture du Levant au début du xviie siècle9.

Lappartenance des voyageurs à la classe des hommes daction détermine une sensibilité particulière aux questions politiques. Le chevalier de Villamont définissait clairement les attentes du voyage et du récit que le gentilhomme pouvait en tirer : préparer aux « affaires » en étudiant de façon empirique la science politique, enrichir le moi dune expérience à nulle autre pareille, ce dernier critère relevant de la volonté, pour lhomme daction quil était, de se distinguer de la masse. Les centres dintérêt de cette classe de voyageurs les éloignent sans doute des propositions formulées par des voyageurs dautres classes sociales, ou qui sont partis au Levant pour dautres raisons que celles qui peuvent motiver ces hommes daction. La politique est un élément systématiquement traité dans les récits, mais il est plus que vraisemblable quelle lest différemment lorsquelle est envisagée par quelquun qui participe, dans son pays dorigine, au jeu du pouvoir. De même, les normes sociales auxquelles sont attachés les honnestes hommes revêtent une importance singulière lorsquil sagit de se confronter avec ce quils prennent pour lincarnation de la tyrannie : le Grand Turc.

Le rapport à lOrient est à mettre en perspective avec le processus historique qui voit la création dentités politiques centralisées, les États. Dans ce cadre, lEmpire du Grand Turc ne serait pas simplement un repoussoir, mais un modèle politique à part entière quil convient de décrire pour sen inspirer ou pour laffronter. La citation de Jean Palerne rappelle que lEmpire du Grand Turc pratique, au même titre que lEmpire espagnol, la colonisation10. Or, cest précisément à la fin du xvie et au début du xviie siècle, au moment où les Anglais sintéressent à la partie orientale de la Méditerranée, quils réfléchissent eux-mêmes à un modèle politique conquérant de nature impérialiste. Parallèlement, au cours de cette période, la Porte est représentée de plus en plus 347systématiquement comme lexemple même de la tyrannie. Les récits de voyage des gentilshommes proposent une réflexion dordre politique, la peinture des institutions de lEmpire étant une véritable leçon faite au lecteur sur les dangers que constitue un pouvoir absolu. Dans cette leçon, il est frappant de constater que cest la question du sujet qui prend une place prééminente.

Se confronter au « Turc » cest se frotter à un système social et politique totalement différent de ceux qui se constituent au même moment en Europe occidentale. Les voyageurs interrogent en permanence la place du sujet dans lorganisation socio-politique de lEmpire. Quelle place pour le « je » ? Quelle place pour lindividu ? Semblent-ils dire, dans un monde où la notion dindividualisme, justement, nexiste pas11. Le Grand Seigneur na pas de sujets, mais des hommes sur lesquels il a un pouvoir absolu12. Laltérité, dès lors, nest pas à étudier dans le simple rapport dun homme à dautres hommes, mais dans le cadre plus large dune structure sociale. Cest quand le « Turc » devient un protagoniste au sein du récit que la description de lorganisation politique dans laquelle il vit lui retire, en quelque sorte, toute consistance. En frappant à la Porte du Grand Seigneur les voyageurs amènent avec eux tout un cortège de représentations quils ont retenues de leurs lectures et qui forge en partie leur interprétation du fonctionnement politique de lEmpire. Ainsi participent-ils à lémergence de ce que lon appellera plus tard le « despotisme oriental ». Le discours nuancé sur le « Turc » lest en effet beaucoup moins lorsquil sagit, pour les voyageurs, détudier son mode de gouvernement. Pour eux, lEmpire du Grand Turc est un pouvoir tyrannique qui nie la place du sujet et qui instaure, entre les hommes et le souverain qui dirige leurs destinées, une frontière infranchissable. Coupé des hommes et du monde, le sultan est un monarque à la puissance absolue. Le spectacle du pouvoir nécessitait une mise en scène. Celle-ci a vocation à en souligner la violence aveugle. Si lexpérience du Levant est riche denseignements, elle achoppe néanmoins devant la Sublime Porte derrière laquelle le sultan vit retranché. Le voyageur cherche alors dans le récit le moyens de donner à voir ce que lui, justement, na pu observer. Busbecq et Della Valle notamment mais aussi Du Fresne ou Sandys composent ainsi des formes dhistoires tragiques, soumettant le 348texte viatique à un processus de littérarisation assez inédit. En délaissant pour un temps le récit de son itinéraire personnel le voyageur renforce sa place de narrateur, mais il le fait dans une intention politique de dénonciation. Lépisode, narré, prend la valeur dun exemplum politique qui fonde une distinction entre deux mondes.

1 Thérèse Bittar rappelle quIstanbul comptait environ 400 000 habitants au xvie siècle mais que, à la fin du siècle, la population était parvenue à 700 000 habitants. In Soliman : lEmpire magnifique, op. cit., p. 66. George Sandys fait une remarque qui corrobore cette estimation. Op. cit., p. 77.

2 Voir larticle de T. Krstić, « Contesting Subjecthood and Sovereignity in Ottoman Galata in the Age of Confessionalization : The “Carazo” affair, 1613-1617 », Oriente Moderno, 2013, Nuova Serie, anno 93, no 2, p. 422453.

3 S. Gruzinski, Les Quatre parties du monde : histoire dune mondialisation, op. cit.

4 Voir A. Duprat qui sinterroge justement sur les liens entre littératures nationales et vision de lOrient. « Le Fil et la trame. Motifs orientaux dans les littératures dEurope (xvie-xviie siècle) », in Orient baroque / Orient classique, Variations esthétiques du motif oriental (xvie au xviiie siècle), A. Duprat et H. Khadhar (éd.), Saint-Denis, Bouchène, 2010, p. 15.

5 S. Gruzinski, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à lorée des temps modernes, op. cit., p. 16.

6 S. Gruzinski et al., « Islam et Occident : généalogie dun antagonisme », Esprit, 1er août 2012, Octobre, no 10, p. 8.

7 J. Palerne, op. cit., p. 406-407.

8 E. Said, op. cit., p. 87.

9 Alison Games explique très bien que cest parce quils sont en position de faiblesse que les Anglais cherchent sur les mers les moyens de contourner lhégémonie ibérique. Op. cit., p. 62 et suiv.

10 R. Mantran, op. cit., p. 45.

11 F. Hitzel, op. cit., p. 246.

12 P. Anderson, t. 2., op. cit., p. 191-192.