[Introduction à la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Épreuve du fantôme dans la littérature des Lumières
- Pages : 21 à 22
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 87
L’hostilité à peu près généralisée envers tout ce qui touche de près ou de loin aux fantômes, aujourd’hui comme hier, confirme à première vue la dichotomie entre la rationalité, incarnée par le classicisme et les Lumières, et la sensibilité aux mystères et à l’irrationnel attribuée aux anti-Lumières. La radicalité de ce discrédit n’entame cependant ni la puissance de suggestion ni la fécondité symbolique du fantôme, non plus que l’attirance qu’il suscite, plus ou moins assortie de cynisme ou d’ironie. Le mot et ses emplois, sa plasticité, ses connotations, font se rencontrer à la fin de la période classique dans une paradoxale gémellité une raison critique vent debout contre les illusions de la métaphysique et du spiritualisme, contre aussi les superstitions populaires, et le moralisme héritier d’un courant religieux dénonçant les vains plaisirs de la chair et du monde. En définitive, seuls les fantômes populaires font l’unanimité contre eux, au prix de profonds désaccords au sein des élites. Si le rationalisme de l’église combat la ou les superstitions, la convergence de ce combat avec celui des héritiers du libertinage sceptique ne doit pas nous masquer leurs profondes divergences. L’étude des emplois du mot fantôme éclaire ces tensions : le combat se situe sur le terrain des mots et ce que les uns appelleront fantôme, les autres l’appelleront apparition ou miracle. Pour tous, nommer le fantôme c’est identifier une erreur et la dénoncer, qu’il s’agisse d’illusion, de simulacre ou de tromperie voire de supercherie.
Le discours savant sur les apparitions se nourrit de lui-même, dans une sorte de surenchère et d’acharnement à délimiter mais aussi à restreindre le champ du surnaturel ; pour l’érudit chrétien on pourrait formuler la question ainsi : quels fantômes sauver et à quel prix ? Ce discours, nourri d’une longue tradition exégétique, morale, historique, évolue à l’époque qui nous intéresse sous le double feu des dissensions internes au christianisme, induisant des lectures différentes des apparitions de la tradition sacrée, et du naturalisme scientifique, modifiant parfois radicalement les procédures d’authentification historique et expérimentale des phénomènes. La tradition érudite à laquelle puise la littérature de fiction est marquée par un courant sceptique qui entretient avec les fantômes une relation plus duplice qu’ambiguë, le plaisir à croire et à 22faire croire parasitant et parfois subsumant l’entreprise critique. Héritiers de Cyrano de Bergerac ou de Montfaucon de Villars, les romans et les contes satiriques ou parodiques du premier tiers du dix-huitième siècle cultivent chez leurs lecteurs aussi bien le plaisir de croire que celui de douter tout en mettant à mal leurs attentes. S’il y a un effroi face au pouvoir du faux (qu’il s’agisse d’imagination ou de tromperie) il y a aussi un goût, un plaisir du faux qui déborde l’entreprise démystificatrice des Lumières et ouvre la voie à un questionnement sur leurs limites : limites de la perception, de la pensée, de la connaissance de soi.
Le partage des savoirs entre la théologie et l’apologétique savantes d’un côté, la philosophie des Lumières de l’autre a encouragé un déplacement du concept de fantôme sur le terrain de la morale via une anthropologie de la rationalité et de la croyance. En posant une question fondamentale : exhiber et dissiper le fantôme, est-ce travailler à une entreprise de civilisation et d’éducation collective ou bien est-ce autoriser une mécanique d’exclusion envers des « déviants » de la croyance ? Le fantôme confronte les auteurs à la question de leur responsabilité critique. La perspective philosophique et morale entraîne une anthropologie et se réalise sociologiquement : la critique des superstitions conduit à conforter le sentiment d’étrangeté de l’honnête homme envers le vulgaire. Ce sentiment trouve dans la physiologie et la médecine d’assez dangereux appuis : d’une part les illusions de l’esprit et du corps proviennent ou révèlent des lésions physiologiques ou des tares héréditaires ; d’autre part la superstition et le délire apparaissent comme des maladies vérifiant l’étroite solidarité du corps et de l’esprit et suggèrent une forme de déterminisme qui n’a pas encore de nom. Bayle (avec des articles comme « Bonfadius ») et Bordelon (avec L’Histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle) témoignent d’une dé-spiritualisation de la croyance aux fantômes, et partant, d’un déplacement vers le monde matériel qui conforte une lecture sociale et quasiment hygiénique de la superstition qui se verra dès lors définie non plus par l’écart envers un dogme méconnu ou mal compris, mais par une identité de genre, une origine sociale, une éducation, un mode de vie.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14813-5
- EAN : 9782406148135
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14813-5.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/07/2023
- Langue : Français