Avant-propos Pourquoi fait-on du théâtre et pourquoi va-t-on au théâtre ?
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
- Pages : 21 à 24
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 26
Avant-propos
Pourquoi fait-on du théâtre
et pourquoi va-t-on au théâtre ?
Une incessante analyse laisse ces énigmes en pièces détachées qui n’ont plus ni sens, ni intérêt, dans une particularité où chacun qui veut réfléchir, se spécialise sans profit, car tous ces points de vue particuliers sont changeants à chaque époque.
Les démontages qu’on peut faire à une époque n’apprennent rien d’un point de vue général. Le problème Shakespeare ou Molière, le mécanisme du théâtre racinien ou hugolien, vu d’ensemble, reste à l’état de problème ou de mécanisme. Claudel, Giraudoux, Marivaux et Musset une fois démontés n’ont plus de sens. Chacun les démonte à sa façon, et le remontage, lorsqu’on le réussit, n’explique ni le fonctionnement de l’œuvre ni ses effets.
Après tant d’essais de classement, de démontage, de rangement, dans l’incapacité d’un esprit qui ne vit que de sensations et de sentiments et qui ne peut raisonner, ayant épuisé explications et théories sur les auteurs et sur le théâtre en général, je me sens cerné d’innombrables questions qui se renouvellent comme les têtes de l’hydre, assiégé péniblement par des propositions que l’esprit doit indéfiniment approfondir ; et l’inexplicable m’apparaît comme la seule réponse : l’inexplicable mystère du théâtre. Occupation licencieuse ou spirituelle, mystère d’Éleusis ou culte de Bacchus sur lesquels chacun épilogue à perte de vue, divertissement ou nourriture de l’âme, ce sont les deux points extrêmes, les deux pôles, les deux aspects de cette activité.
L’esprit se prend de vertige et se tourne sur les questions les plus diverses. Si ce métier n’est que de sensation, gourmandise d’émotion, échauffement de sensibilité, amplification de vie, besoin du corps, qu’y fait l’esprit ? Et quel danger court-il, quand les premiers feux de ce plaisir et les plaisirs qu’il procure seront éteints ?
22Quelles étranges méditations, quels souvenirs attristés, quelles interrogations viennent à l’esprit…
C’est un métier où il y a risque grave de méprise. Où commence le jeu, le divertissement et où mène-t-il ? C’est toute la question.
Ce métier est-il fait d’émotions grossières ou est-il un culte de l’esprit ? Est-ce une mystique qu’il recherche ou une gymnastique corporelle dont les collaborateurs sont les couturiers et les coiffeurs ?
C’est la situation du comédien qu’il importe de considérer. C’est le point de vue le plus central, c’est le mien, pour pouvoir parler de toutes les questions du théâtre et du théâtre lui-même, et de là tirer une éthique théâtrale, selon le comédien.
C’est la mission de l’acteur dans le théâtre, qui est mon point de vue et le meilleur, parce qu’il est en contact, en connexion avec tous les autres. Le comédien est le pôle de la représentation et sa participation est déterminante, capitale.
L’égoïsme du comédien ne vient pas d’autre chose que de son plaisir, de la recherche de cette satisfaction qui est tout entière faite de plaisir d’être, du besoin de ce plaisir, de la nécessité qu’il a d’être heureux, d’être autre et d’être heureux pour pouvoir être autre, du plaisir de son plaisir.
Il ne cèderait ces plaisirs pour aucun autre, fut-ce à prix d’argent, c’est ce plaisir, c’est le goût de ce plaisir qui lui confère tout son talent, toutes ses vertus et tous ses caprices, car ce ne sont pas des défauts.
Égoïsme de jouissance d’être autre, vanité d’être autre, goût de satisfaction de lui, des autres, goût de récompense, de sympathie, d’approbation, d’argent, besoin de contentement et le tout pour sa justification personnelle sur quoi il assied et édifie le sentiment de sa valeur personnelle, de sa supériorité.
En dehors de ces raisons, quelles sont celles qu’il a, qu’il peut avoir de vouloir jouer la comédie, de vouloir être autre ?
Plaire est sa grande règle, mais à qui ? Et pourquoi ? Et de quelle manière ? Et à propos de quoi ? Et avec quoi ? Avant de pratiquer cet art du plaisir de soi et des autres, il y a une méditation, semble-t-il nécessaire.
Elle est hélas contraire, inutile même aux élans, à l’avidité nécessaire, aux appétits du jeu, de la simulation.
Il y a des règles peut-être à chercher.
L’une des premières (celle d’Horace) est de ne placer notre plaisir qu’après celui des autres.
Mais comment faire donc ?
23Le public trompe le comédien, n’est-il pas vrai, et le comédien trompe le public. C’est un jeu de sincérité, un marché. C’est ce jeu qu’il importe de considérer, dans son honnêteté, ses procédés.
Il y a dans le théâtre des réalités spirituelles, démontrées et qui nous sont révélées, à nous comédiens, à des degrés différents.
Le théâtre est un jeu. Il part, il commence dans l’innocence, la pureté, la poésie de l’enfance, dans sa puérilité.
C’est à partir de là qu’il s’élance ou qu’il s’abaisse.
Il y a des façons de faire, de le pratiquer.
Je pense au traité de Larive1 et ses commentaires sur Phèdre : « À ce moment les larmes doivent venir naturellement au comédien ».
Mais la tricherie, la supercherie est plus fréquente, plus naturelle chez le comédien que dans le public, car celui-ci, qui recherche son plaisir autant que celui-là, ne joue souvent que pour le plaisir de jouer, tandis que le public a un plaisir moins égoïste, plus désintéressé, pas plus anonyme en tous cas. La générosité du public est moins sujette à caution, quelle que soit celle de l’acteur.
Sens d’une force en soi-même, appui d’une puissance supérieure que donne le sentiment éprouvé… D’où viennent-ils ?
Sentiment du sublime, admiration.
Le théâtre est l’un des moyens pour susciter ces forces. Il les éveille par les exemples, il les propose au comédien par une pratique faite publiquement, un témoignage obligé ; souvent le comédien n’apporte à cet exercice que le goût de son plaisir ou la recherche d’un plaisir, alors que la croyance, la foi du public, est sincère.
Le public croit plus que le comédien. C’est de foi dont il s’agit, d’une foi de pratiquant.
L’important, c’est l’état d’esprit, l’attitude intérieure, spirituelle, une façon d’être intérieurement, une disposition à – vers une orientation qui met l’être en suspens, dans une attente particulière, spéciale, une attente différente d’une autre, une possibilité et un devenir qui en excluent d’autres.
24Et pas seulement spirituellement, pour nous comédiens, mais physiquement, placer, ordonner ses sensations, mettre son animal, son physique dans des brancards choisis, s’accroupir, s’agenouiller pour un départ qui sera donné par un signe qu’on ne connaît pas encore, mais qu’on sait devoir venir et qu’on reconnaîtra.
Attente d’une lueur, d’un écho, d’une correspondance pour quelque chose en soi de sensible, uniquement pour l’orientation, dont on ne peut dire le plan, ni le siège en soi, ni quel sera l’élément provocateur.
Signal ou signe qui concerne à la fois, ou l’un après l’autre, l’esprit et le corps, qui vient de l’âme ou de la matière, abstrait ou concret, mais qui comble l’attente, rassure, et permet avec certitude l’action.
Quelque chose que doit avoir aussi la fourmi ou le pigeon voyageur ou l’animal qui sait sa route et dont le mécanisme doit être semblable en lui-même.
Attendre, être prêt à… Sorte de méditation du premier degré par le corps d’abord qui entraîne l’esprit – et je pense à tous les mystiques de l’Inde et des religions – seule attitude utile, féconde – l’agitation, la recherche, la mise en mouvement du corps, de l’esprit, des sensations et des sentiments, est contraire à la vraie fécondité de la conception. Le comédien joue trop tôt.
Ce que le corps ou l’esprit trouvent par mouvements subits, en dehors de leurs recherches et de leurs occupations et préoccupations, ne vaut que si l’on peut tout de suite les rattacher, les ranger, les canaliser dans ce que la méditation a permis de connaître, par une prévision qui est déjà le fruit d’un long travail, d’une préparation qui nous replace dans ce qui est l’essentiel et le point de départ de cette note – l’état d’esprit, l’attitude intérieure constamment, dévotement, secrètement entretenue – longue habitude, grande patience.
1 Entré à la Comédie-Française en 1770, Larive (de son vrai nom Jean Mauduit, 1747-1827), y fait une brillante carrière de tragédien et devient le successeur de Lekain après la mort de ce dernier en 1778. Il quitte la scène en 1800 pour se consacrer à l’enseignement ; il est l’auteur de Réflexions sur l’art théâtral (1801) et de Cours de déclamation (1804, 1810).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12871-7
- EAN : 9782406128717
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français