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Classiques Garnier

Avant-propos Pourquoi fait-on du théâtre et pourquoi va-t-on au théâtre ?

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
  • Pages: 21 to 24
  • Collection: Studies on Theatre and the Performing Arts, n° 26
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406128717
  • ISBN: 978-2-406-12871-7
  • ISSN: 2275-2978
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0021
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-22-2022
  • Language: French
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Avant-propos

Pourquoi fait-on du théâtre
et pourquoi va-t-on au théâtre ?

Une incessante analyse laisse ces énigmes en pièces détachées qui nont plus ni sens, ni intérêt, dans une particularité où chacun qui veut réfléchir, se spécialise sans profit, car tous ces points de vue particuliers sont changeants à chaque époque.

Les démontages quon peut faire à une époque napprennent rien dun point de vue général. Le problème Shakespeare ou Molière, le mécanisme du théâtre racinien ou hugolien, vu densemble, reste à létat de problème ou de mécanisme. Claudel, Giraudoux, Marivaux et Musset une fois démontés nont plus de sens. Chacun les démonte à sa façon, et le remontage, lorsquon le réussit, nexplique ni le fonctionnement de lœuvre ni ses effets.

Après tant dessais de classement, de démontage, de rangement, dans lincapacité dun esprit qui ne vit que de sensations et de sentiments et qui ne peut raisonner, ayant épuisé explications et théories sur les auteurs et sur le théâtre en général, je me sens cerné dinnombrables questions qui se renouvellent comme les têtes de lhydre, assiégé péniblement par des propositions que lesprit doit indéfiniment approfondir ; et linexplicable mapparaît comme la seule réponse : linexplicable mystère du théâtre. Occupation licencieuse ou spirituelle, mystère dÉleusis ou culte de Bacchus sur lesquels chacun épilogue à perte de vue, divertissement ou nourriture de lâme, ce sont les deux points extrêmes, les deux pôles, les deux aspects de cette activité.

Lesprit se prend de vertige et se tourne sur les questions les plus diverses. Si ce métier nest que de sensation, gourmandise démotion, échauffement de sensibilité, amplification de vie, besoin du corps, quy fait lesprit ? Et quel danger court-il, quand les premiers feux de ce plaisir et les plaisirs quil procure seront éteints ?

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Quelles étranges méditations, quels souvenirs attristés, quelles interrogations viennent à lesprit…

Cest un métier où il y a risque grave de méprise. Où commence le jeu, le divertissement et où mène-t-il ? Cest toute la question.

Ce métier est-il fait démotions grossières ou est-il un culte de lesprit ? Est-ce une mystique quil recherche ou une gymnastique corporelle dont les collaborateurs sont les couturiers et les coiffeurs ?

Cest la situation du comédien quil importe de considérer. Cest le point de vue le plus central, cest le mien, pour pouvoir parler de toutes les questions du théâtre et du théâtre lui-même, et de là tirer une éthique théâtrale, selon le comédien.

Cest la mission de lacteur dans le théâtre, qui est mon point de vue et le meilleur, parce quil est en contact, en connexion avec tous les autres. Le comédien est le pôle de la représentation et sa participation est déterminante, capitale.

Légoïsme du comédien ne vient pas dautre chose que de son plaisir, de la recherche de cette satisfaction qui est tout entière faite de plaisir dêtre, du besoin de ce plaisir, de la nécessité quil a dêtre heureux, dêtre autre et dêtre heureux pour pouvoir être autre, du plaisir de son plaisir.

Il ne cèderait ces plaisirs pour aucun autre, fut-ce à prix dargent, cest ce plaisir, cest le goût de ce plaisir qui lui confère tout son talent, toutes ses vertus et tous ses caprices, car ce ne sont pas des défauts.

Égoïsme de jouissance dêtre autre, vanité dêtre autre, goût de satisfaction de lui, des autres, goût de récompense, de sympathie, dapprobation, dargent, besoin de contentement et le tout pour sa justification personnelle sur quoi il assied et édifie le sentiment de sa valeur personnelle, de sa supériorité.

En dehors de ces raisons, quelles sont celles quil a, quil peut avoir de vouloir jouer la comédie, de vouloir être autre ?

Plaire est sa grande règle, mais à qui ? Et pourquoi ? Et de quelle manière ? Et à propos de quoi ? Et avec quoi ? Avant de pratiquer cet art du plaisir de soi et des autres, il y a une méditation, semble-t-il nécessaire.

Elle est hélas contraire, inutile même aux élans, à lavidité nécessaire, aux appétits du jeu, de la simulation.

Il y a des règles peut-être à chercher.

Lune des premières (celle dHorace) est de ne placer notre plaisir quaprès celui des autres.

Mais comment faire donc ?

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Le public trompe le comédien, nest-il pas vrai, et le comédien trompe le public. Cest un jeu de sincérité, un marché. Cest ce jeu quil importe de considérer, dans son honnêteté, ses procédés.

Il y a dans le théâtre des réalités spirituelles, démontrées et qui nous sont révélées, à nous comédiens, à des degrés différents.

Le théâtre est un jeu. Il part, il commence dans linnocence, la pureté, la poésie de lenfance, dans sa puérilité.

Cest à partir de là quil sélance ou quil sabaisse.

Il y a des façons de faire, de le pratiquer.

Je pense au traité de Larive1 et ses commentaires sur Phèdre : « À ce moment les larmes doivent venir naturellement au comédien ».

Mais la tricherie, la supercherie est plus fréquente, plus naturelle chez le comédien que dans le public, car celui-ci, qui recherche son plaisir autant que celui-là, ne joue souvent que pour le plaisir de jouer, tandis que le public a un plaisir moins égoïste, plus désintéressé, pas plus anonyme en tous cas. La générosité du public est moins sujette à caution, quelle que soit celle de lacteur.

Sens dune force en soi-même, appui dune puissance supérieure que donne le sentiment éprouvé… Doù viennent-ils ?

Sentiment du sublime, admiration.

Le théâtre est lun des moyens pour susciter ces forces. Il les éveille par les exemples, il les propose au comédien par une pratique faite publiquement, un témoignage obligé ; souvent le comédien napporte à cet exercice que le goût de son plaisir ou la recherche dun plaisir, alors que la croyance, la foi du public, est sincère.

Le public croit plus que le comédien. Cest de foi dont il sagit, dune foi de pratiquant.

Limportant, cest létat desprit, lattitude intérieure, spirituelle, une façon dêtre intérieurement, une disposition à – vers une orientation qui met lêtre en suspens, dans une attente particulière, spéciale, une attente différente dune autre, une possibilité et un devenir qui en excluent dautres.

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Et pas seulement spirituellement, pour nous comédiens, mais physiquement, placer, ordonner ses sensations, mettre son animal, son physique dans des brancards choisis, saccroupir, sagenouiller pour un départ qui sera donné par un signe quon ne connaît pas encore, mais quon sait devoir venir et quon reconnaîtra.

Attente dune lueur, dun écho, dune correspondance pour quelque chose en soi de sensible, uniquement pour lorientation, dont on ne peut dire le plan, ni le siège en soi, ni quel sera lélément provocateur.

Signal ou signe qui concerne à la fois, ou lun après lautre, lesprit et le corps, qui vient de lâme ou de la matière, abstrait ou concret, mais qui comble lattente, rassure, et permet avec certitude laction.

Quelque chose que doit avoir aussi la fourmi ou le pigeon voyageur ou lanimal qui sait sa route et dont le mécanisme doit être semblable en lui-même.

Attendre, être prêt à… Sorte de méditation du premier degré par le corps dabord qui entraîne lesprit – et je pense à tous les mystiques de lInde et des religions – seule attitude utile, féconde – lagitation, la recherche, la mise en mouvement du corps, de lesprit, des sensations et des sentiments, est contraire à la vraie fécondité de la conception. Le comédien joue trop tôt.

Ce que le corps ou lesprit trouvent par mouvements subits, en dehors de leurs recherches et de leurs occupations et préoccupations, ne vaut que si lon peut tout de suite les rattacher, les ranger, les canaliser dans ce que la méditation a permis de connaître, par une prévision qui est déjà le fruit dun long travail, dune préparation qui nous replace dans ce qui est lessentiel et le point de départ de cette note – létat desprit, lattitude intérieure constamment, dévotement, secrètement entretenue – longue habitude, grande patience.

1 Entré à la Comédie-Française en 1770, Larive (de son vrai nom Jean Mauduit, 1747-1827), y fait une brillante carrière de tragédien et devient le successeur de Lekain après la mort de ce dernier en 1778. Il quitte la scène en 1800 pour se consacrer à lenseignement ; il est lauteur de Réflexions sur lart théâtral (1801) et de Cours de déclamation (1804, 1810).