Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
- Pages : 25 à 27
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
Avant-propos
Je souhaite écrire sur notre métier le livre que j’aurais voulu trouver quand j’avais vingt ans
Ceci n’est ni un plan ni une explication. C’est une façon de grouper les faits autour de deux ou trois affirmations ou constatations commodes, non dans la prétention d’expliquer l’acteur et sa nature, mais pour permettre à ceux qui veulent s’interroger d’avoir l’occasion de le faire.
Au fur et à mesure que j’amoncelle des notes sur ma table, que je remplis des carnets de réflexions personnelles ou de citations empruntées, l’impression que je ressens de l’inutilité de mon travail va parfois jusqu’au découragement.
Ce n’est pas que des contradictions me gênent. Tout me paraît s’ordonner avec clarté et j’éprouve même une grande satisfaction à ce travail. Je ne crains pas non plus qu’on argumente ou ironise sur ces fragments d’activité, ces sous-produits de sensations que je tâche d’agglomérer en forme de pensées. Je redoute seulement de paraître pédant. Je n’ai pour l’instant pas d’autre lecteur que moi-même, et cela me suffit, mais l’idée d’être lu me fait craindre d’être ennuyeux. Je m’effraye aussi de l’étendue que prend mon sujet, de toutes les questions qu’il soulève et la nécessité d’un plan nouveau m’apparaît tous les huit jours.
On croit les autres semblables à soi et ils sont différents – aussi dirai-je que c’est un tiers qui pense pour moi-même.
En m’interrogeant, je découvre ingénument que je souhaite écrire sur notre métier le livre que j’aurais voulu trouver quand j’avais vingt ans. Il n’est guère probable qu’à cet âge, un débutant puisse entendre ce que je cherche moi-même malaisément à expliquer, et je me demande si je n’aurais pas été le seul lecteur et partisan de cet ouvrage, mais je me plais à penser que mon travail pourra lui donner la curiosité de s’interroger à son tour : comprendre ce qu’est le sens dramatique, chercher une hygiène professionnelle, s’initier à la recherche du rôle et à l’exécution, 26enfin trouver quelques commodités personnelles pour lire et entendre une pièce. Ces idées ne m’ont pas coûté de longues réflexions. On n’a au théâtre ni disposition ni loisir pour méditer. Tout nous oblige à une exhortation, une effusion continuelle contraires à la pensée. Elles ont été rédigées sans souci de commentaire ou de postérité. C’est souvent à la fin d’une longue journée, encore costumé, dans la fatigue du spectacle, sous l’effet des sensations de la pièce jouée ou répétée, parfois même au cours d’un entracte, entre deux scènes ou après une conversation avec un auteur que ces vues éclairs, ces idées, un peu fulgurantes, ces atteintes d’idées m’ont pénétré et que je les ai hâtivement consignées. C’est dans l’éblouissement et le mirage du jeu que j’ai été saisi par ces curieux et étranges fantasmes, quand le personnage dont on est l’hôte et qui est le vôtre en vous-même étrangement, réfracte les idées et les impressions normales.
Écrites dans une espèce d’ivresse ou de divagation, griffonnées en désordre, ces remarques, observations, hypothèses ont cependant une vertu : elles sont à l’état brut le produit de l’exercice du métier ; ce sont des traces d’actions dramatiques plutôt que des idées véritables ou des déductions logiques.
C’est le tort, me semble-t-il, de tous les comédiens qui ont écrit sur leur métier, de l’avoir fait loin de leur travail ou dans leur retraite. Ils ne font alors que raconter des souvenirs déjà effacés, interprétant des sensations trop vieilles pour être encore vivantes. Les conseils et les préceptes qu’ils donnent, détachés d’eux-mêmes, ont perdu leur saveur ou leur efficacité, et les faits et gestes de leur carrière tournent en apologies, en justifications ou en péroraisons superflues. On éprouve à les lire la nostalgie que donnent les vieux almanachs. Il n’y a, grâce à Dieu, rien à prouver dans notre métier, rien à conclure. Tout y est journalier et éphémère. Je ne cherche ni conclusion, ni démonstration convaincante.
Quelle que soit la niaiserie que peuvent présenter ces notes, je crois nécessaire de les laisser telles qu’elles sont nées, dans la chaleur un peu haletante des coulisses. C’est peut-être en quoi elles pourront avoir quelque efficacité.
Car plus que dans n’importe quelle autre profession, nous sommes concernés, impliqués d’étrange façon dans notre métier. En effet, il n’y a guère d’exécutant dont les moyens d’exécution ou les instruments 27soient à ce point liés à lui, soient partie aussi intégrante de lui-même, que ne le sont ceux de l’acteur, en qui l’instrument et l’instrumentiste font corps1.
J’emploie à dessein ces mots ; ils dépeignent bien le cas du comédien : supérieur ou inférieur aux autres exécutants, on constate tout à coup qu’il est double, dualité que seule une longue pratique du métier finit par lui faire acquérir et sentir en lui-même.
1 Ce n’est ni ma modestie ni mon honnêteté qui me font dire cela mais parce que tout au théâtre est cas d’espèce et donc demande à être noté scrupuleusement, consciencieusement. Ces observations ne valent que par l’interprétation qu’on peut en faire. Les conclusions que j’en tire ne sont bonnes jusqu’ici que pour moi. Il est nécessaire qu’elles soient vraies pour que le lecteur en tire ses conclusions par rapport à ses observations ou études personnelles. (Ajout manuscrit de Jouvet).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12868-7
- EAN : 9782406128687
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français