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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
  • Pages : 25 à 27
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406128687
  • ISBN : 978-2-406-12868-7
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0025
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/06/2022
  • Langue : Français
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Avant-propos

Je souhaite écrire sur notre métier le livre que jaurais voulu trouver quand javais vingt ans

Ceci nest ni un plan ni une explication. Cest une façon de grouper les faits autour de deux ou trois affirmations ou constatations commodes, non dans la prétention dexpliquer lacteur et sa nature, mais pour permettre à ceux qui veulent sinterroger davoir loccasion de le faire.

Au fur et à mesure que jamoncelle des notes sur ma table, que je remplis des carnets de réflexions personnelles ou de citations empruntées, limpression que je ressens de linutilité de mon travail va parfois jusquau découragement.

Ce nest pas que des contradictions me gênent. Tout me paraît sordonner avec clarté et jéprouve même une grande satisfaction à ce travail. Je ne crains pas non plus quon argumente ou ironise sur ces fragments dactivité, ces sous-produits de sensations que je tâche dagglomérer en forme de pensées. Je redoute seulement de paraître pédant. Je nai pour linstant pas dautre lecteur que moi-même, et cela me suffit, mais lidée dêtre lu me fait craindre dêtre ennuyeux. Je meffraye aussi de létendue que prend mon sujet, de toutes les questions quil soulève et la nécessité dun plan nouveau mapparaît tous les huit jours.

On croit les autres semblables à soi et ils sont différents – aussi dirai-je que cest un tiers qui pense pour moi-même.

En minterrogeant, je découvre ingénument que je souhaite écrire sur notre métier le livre que jaurais voulu trouver quand javais vingt ans. Il nest guère probable quà cet âge, un débutant puisse entendre ce que je cherche moi-même malaisément à expliquer, et je me demande si je naurais pas été le seul lecteur et partisan de cet ouvrage, mais je me plais à penser que mon travail pourra lui donner la curiosité de sinterroger à son tour : comprendre ce quest le sens dramatique, chercher une hygiène professionnelle, sinitier à la recherche du rôle et à lexécution, 26enfin trouver quelques commodités personnelles pour lire et entendre une pièce. Ces idées ne mont pas coûté de longues réflexions. On na au théâtre ni disposition ni loisir pour méditer. Tout nous oblige à une exhortation, une effusion continuelle contraires à la pensée. Elles ont été rédigées sans souci de commentaire ou de postérité. Cest souvent à la fin dune longue journée, encore costumé, dans la fatigue du spectacle, sous leffet des sensations de la pièce jouée ou répétée, parfois même au cours dun entracte, entre deux scènes ou après une conversation avec un auteur que ces vues éclairs, ces idées, un peu fulgurantes, ces atteintes didées mont pénétré et que je les ai hâtivement consignées. Cest dans léblouissement et le mirage du jeu que jai été saisi par ces curieux et étranges fantasmes, quand le personnage dont on est lhôte et qui est le vôtre en vous-même étrangement, réfracte les idées et les impressions normales.

Écrites dans une espèce divresse ou de divagation, griffonnées en désordre, ces remarques, observations, hypothèses ont cependant une vertu : elles sont à létat brut le produit de lexercice du métier ; ce sont des traces dactions dramatiques plutôt que des idées véritables ou des déductions logiques.

Cest le tort, me semble-t-il, de tous les comédiens qui ont écrit sur leur métier, de lavoir fait loin de leur travail ou dans leur retraite. Ils ne font alors que raconter des souvenirs déjà effacés, interprétant des sensations trop vieilles pour être encore vivantes. Les conseils et les préceptes quils donnent, détachés deux-mêmes, ont perdu leur saveur ou leur efficacité, et les faits et gestes de leur carrière tournent en apologies, en justifications ou en péroraisons superflues. On éprouve à les lire la nostalgie que donnent les vieux almanachs. Il ny a, grâce à Dieu, rien à prouver dans notre métier, rien à conclure. Tout y est journalier et éphémère. Je ne cherche ni conclusion, ni démonstration convaincante.

Quelle que soit la niaiserie que peuvent présenter ces notes, je crois nécessaire de les laisser telles quelles sont nées, dans la chaleur un peu haletante des coulisses. Cest peut-être en quoi elles pourront avoir quelque efficacité.

Car plus que dans nimporte quelle autre profession, nous sommes concernés, impliqués détrange façon dans notre métier. En effet, il ny a guère dexécutant dont les moyens dexécution ou les instruments 27soient à ce point liés à lui, soient partie aussi intégrante de lui-même, que ne le sont ceux de lacteur, en qui linstrument et linstrumentiste font corps1.

Jemploie à dessein ces mots ; ils dépeignent bien le cas du comédien : supérieur ou inférieur aux autres exécutants, on constate tout à coup quil est double, dualité que seule une longue pratique du métier finit par lui faire acquérir et sentir en lui-même.

1 Ce nest ni ma modestie ni mon honnêteté qui me font dire cela mais parce que tout au théâtre est cas despèce et donc demande à être noté scrupuleusement, consciencieusement. Ces observations ne valent que par linterprétation quon peut en faire. Les conclusions que jen tire ne sont bonnes jusquici que pour moi. Il est nécessaire quelles soient vraies pour que le lecteur en tire ses conclusions par rapport à ses observations ou études personnelles. (Ajout manuscrit de Jouvet).