Prologue [de la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Jules Renard, écrivain de l’intime
- Pages : 29 à 30
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 62
Prologue
Il est couramment affirmé que « le xixe siècle tout entier parle à la première personne1 ». Cette opinion appelle cependant la nuance, surtout si l’on se réfère à la période où Jules Renard fit ses débuts littéraires. Certes, vers 18852, les lignes de partage idéologiques qui traversent le champ littéraire français deviennent insensiblement floues : la doxa réaliste et naturaliste commence à être contestée, non plus seulement par les contempteurs d’une littérature jugée « putride3 », mais par des écrivains – tel l’auteur d’À Rebours (1884) –, peu suspects d’académisme et de puritanisme. Néanmoins ces manifestations contestataires n’en sont qu’à la phase des prodromes. La franche rupture ne sera consommée qu’un peu plus tard. Pour l’heure, Flaubert et Zola continuent de faire autorité dans ce que l’on peut nommer, à l’instar de Pierre Bourdieu4 mais sans doute en péchant par simplification, l’avant-garde littéraire française. Or les deux romanciers, ainsi que leurs épigones, n’engagent guère à l’épanchement personnel, surtout si sa finalité première tourne à l’exhibition publique. Certes, la confession est pratique courante, mais elle perd tout statut légitime hors du cadre strictement privé du journal intime ou de la correspondance, voire celui de l’interview journalistique. Dans les romans, en revanche, il est préférable de décrire la vie, « […] telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses, et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plus 30beau jour ; et les paysans et les bêtes, et les campagnes !… […] Oui ! toute la vie moderne5 ! » Le mouvement, qui connaît quelque essoufflement, porte encore à l’ethnologie plus qu’à l’égologie, à l’extraversion plus qu’à l’introspection.
Le parcours littéraire de Jules Renard est symptomatique de l’histoire littéraire à la fin du xixe siècle. De livre en livre, c’est le réalisme que l’on voit chez lui se métamorphoser peu à peu. Dans cette partie nous suivrons donc le chemin qui mène Renard d’un réalisme intégral à un réalisme subjectif, d’une littérature impersonnelle à une œuvre de l’intime qui, à la fois, s’inspire d’une observation minutieuse du réel vécu et en propose une représentation intériorisée et poétisée.
1 Jean-Yves Tadié, Introduction à la vie littéraire du xixe siècle [1970], Paris, Bordas, 1984, p. 11.
2 Renard commence à rédiger ses premières nouvelles en 1885. Celles-ci furent publiées en octobre 1888, sous le titre Crime de village.
3 « La littérature putride » est le titre donné par Louis Ulbach à son compte rendu de Thérèse Raquin, comme l’indique Henri Mitterand, dans Le Regard et le signe, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1987, p. 14.
4 L’expression est employée par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, coll. « Points », 1998, notamment p. 203 sqq.
5 Il s’agit des paroles de Lantier dans L’Œuvre d’Émile Zola [1886], Le Livre de poche, 1996, p. 106.