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Classiques Garnier

Prologue [de la première partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Jules Renard, écrivain de l’intime
  • Pages : 29 à 30
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 62
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812446337
  • ISBN : 978-2-8124-4633-7
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4633-7.p.0029
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/04/2017
  • Langue : Français
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Prologue

Il est couramment affirmé que « le xixe siècle tout entier parle à la première personne1 ». Cette opinion appelle cependant la nuance, surtout si lon se réfère à la période où Jules Renard fit ses débuts littéraires. Certes, vers 18852, les lignes de partage idéologiques qui traversent le champ littéraire français deviennent insensiblement floues : la doxa réaliste et naturaliste commence à être contestée, non plus seulement par les contempteurs dune littérature jugée « putride3 », mais par des écrivains – tel lauteur dÀ Rebours (1884) –, peu suspects dacadémisme et de puritanisme. Néanmoins ces manifestations contestataires nen sont quà la phase des prodromes. La franche rupture ne sera consommée quun peu plus tard. Pour lheure, Flaubert et Zola continuent de faire autorité dans ce que lon peut nommer, à linstar de Pierre Bourdieu4 mais sans doute en péchant par simplification, lavant-garde littéraire française. Or les deux romanciers, ainsi que leurs épigones, nengagent guère à lépanchement personnel, surtout si sa finalité première tourne à lexhibition publique. Certes, la confession est pratique courante, mais elle perd tout statut légitime hors du cadre strictement privé du journal intime ou de la correspondance, voire celui de linterview journalistique. Dans les romans, en revanche, il est préférable de décrire la vie, « [] telle quelle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles populeuses, et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plus 30beau jour ; et les paysans et les bêtes, et les campagnes !… [] Oui ! toute la vie moderne5 ! » Le mouvement, qui connaît quelque essoufflement, porte encore à lethnologie plus quà légologie, à lextraversion plus quà lintrospection.

Le parcours littéraire de Jules Renard est symptomatique de lhistoire littéraire à la fin du xixe siècle. De livre en livre, cest le réalisme que lon voit chez lui se métamorphoser peu à peu. Dans cette partie nous suivrons donc le chemin qui mène Renard dun réalisme intégral à un réalisme subjectif, dune littérature impersonnelle à une œuvre de lintime qui, à la fois, sinspire dune observation minutieuse du réel vécu et en propose une représentation intériorisée et poétisée.

1 Jean-Yves Tadié, Introduction à la vie littéraire du xixe siècle [1970], Paris, Bordas, 1984, p. 11.

2 Renard commence à rédiger ses premières nouvelles en 1885. Celles-ci furent publiées en octobre 1888, sous le titre Crime de village.

3 « La littérature putride » est le titre donné par Louis Ulbach à son compte rendu de Thérèse Raquin, comme lindique Henri Mitterand, dans Le Regard et le signe, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1987, p. 14.

4 Lexpression est employée par Pierre Bourdieu dans Les Règles de lart, genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, coll. « Points », 1998, notamment p. 203 sqq.

5 Il sagit des paroles de Lantier dans LŒuvre dÉmile Zola [1886], Le Livre de poche, 1996, p. 106.