Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Jean Eustache. Génétique et fabrique
- Pages : 9 à 14
- Collection : Recherches cinématographiques, n° 11
AVANT-PROPOS
Le présent travail est une tentative d’étude monographique de l’œuvre de Jean Eustache, saisie dans ses accomplissements comme dans ses projets et esquisses inachevés. En se fondant sur des archives jusqu’alors inexploitées, en recueillant des témoignages inédits, en analysant aussi bien des scénarios, notes d’intention ou dossiers de production que les films eux-mêmes, je vise à restituer, de la façon la plus documentée possible, l’ensemble du parcours créatif du cinéaste, dans tous ses tours et détours.
Cependant, les documents relatifs à Jean Eustache sont peu nombreux. La plupart de ces documents ont déjà disparu ou demeurent inaccessibles. Il n’existe encore aucun Fonds consacré au cinéaste. Seuls quelques documents importants tels que des scénarios, sont conservés à la Bibliothèque du film (Cinémathèque française) ainsi qu’à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition contemporaine). Quant aux films réalisés au sein de l’INA (Institut national de l’Audiovisuel), avec l’aide du documentaliste de l’Inathèque, j’ai eu accès à des dossiers de production relativement riches, qui m’ont permis de retracer la démarche du cinéaste. J’entends exploiter autant que possible ces documents archivés dans des institutions publiques, mais aussi d’autres provenus de collections personnelles comme le scénario du Père Noël a les yeux bleus (1966) que le chef opérateur Philippe Théaudière conservait avec soin.
J’ai également eu recours aux sources orales afin de reconstruire la genèse des films eustachiens, et ce parfois davantage qu’aux documents écrits. Je n’hésite pas à citer de manière récurrente les propos du cinéaste ainsi que les souvenirs de ceux qui le connaissaient. Citer directement les mots d’Eustache pourrait, me semble-t-il, constituer un geste critique et significatif, dans la mesure où d’une part ses 10entretiens, publiés comme diffusés, n’ont pas encore fait l’objet d’un recueil ; et que d’autre part, Eustache élabore une réflexion sur le cinéma en termes esthétiques, pragmatiques et historiques qui constitue une véritable poïétique. Je tire aussi parti des entretiens publiés avec les collaborateurs du cinéaste.
J’ai pour ma part conduit une cinquantaine d’entretiens (producteurs, chefs opérateurs, assistants, acteurs, collaborateurs, amis et famille du cinéaste). Il est tout à fait certain que, face à l’insuffisance des documents, leurs contributions sont un élément essentiel sans lequel il serait difficile de retracer le parcours du cinéaste. Au début de mes recherches, j’ai constaté avec grand regret qu’un certain nombre de personnes avaient disparu, tels Pierre Zucca (1943-1995), Henri Martinez (1939-2001), Jean-Pierre Ruh (1941-2006), Jean-André Fieschi (1942-2009), pour ne citer qu’eux. Je déplore également le fait que personne n’ait pensé à donner la parole à des scriptes ou monteuses, observatrices sans doute les plus proches de la création. Je n’ai eu le bonheur de rencontrer que Danièle Desouches, scripte pour Mes petites amoureuses (1974), en août 2017. Chantal Colomer, monteuse d’Une sale histoire (1977), La Rosière de Pessac 79 (1979) et Les Photos d’Alix (1980), est décédée il y a longtemps. Je n’ai appris cette triste nouvelle qu’en recherchant ses coordonnées. Je n’ai pas non plus réussi à joindre Jeannette Delos, ancienne épouse du cinéaste et collaboratrice de ses deux premiers films, alors que, d’après mon enquête en 2014, celle-ci vit encore dans le sud de la France. Patrick Eustache, premier fils du cinéaste, nous a également déjà quitté. Si une rencontre avec eux avait pu se réaliser, ce travail en aurait sûrement été transformé. Dans le présent ouvrage, les souvenirs vivaces et précis de Boris Eustache jouent un rôle déterminant : le second fils du cinéaste en effet observait de près le travail de son père depuis son enfance. Selon Philippe Théaudière, décédé lui aussi en décembre 2016, Boris Eustache faisait lui-même une enquête pour préparer un ouvrage. Je souhaite qu’il se décide à le rendre public un jour.
La faible quantité de documents m’a incité à adopter deux décisions méthodologiques. D’une part, j’abandonne l’idée de restituer la genèse de chacun de ses films séparément, à la différence des entreprises exemplaires telles que Godard au travail : Les années 60 d’Alain Bergala. Je choisis de décrire l’œuvre de Jean Eustache 11dans sa richesse et sa complexité, œuvre dans laquelle chaque film s’entrelace aux autres d’une manière ou d’une autre. D’autre part, il faut constater qu’à la place des documents écrits, je recours autant que possible aux témoignages où se mélangent de façon subtil le factuel et l’imaginaire. Il arrive que les souvenirs de chacun se contredisent. En conséquence, je m’écarte sans doute de l’écriture conventionnelle de l’histoire pour m’approcher d’un autre mode historiographique. En rassemblant les souvenirs, je m’appuie sur la mémoire collective de Jean Eustache. Ce travail consiste à essayer de la transmettre à la génération suivante.
Pour Eustache, le cinéma est une « nécessité » absolue et réaliser des films, un « besoin impérieux1 ». Qu’il s’agisse du documentaire ou de la fiction, du court ou du long métrage, de la création dans le cadre du cinéma d’auteur ou dans celui de la télévision publique, cette nécessité motive le cinéaste, et ne s’altère jamais malgré la diversité des conditions auxquelles il s’adapte, parfois à contrecœur. « C’est une chose très secrète », poursuit le cinéaste, « que je n’ai jamais pu analyser et je m’en suis beaucoup voulu2 ». Je voudrais essayer de saisir cette « chose très secrète », indéchiffrable même pour son auteur.
La problématique de l’autobiographie est omniprésente chez Eustache. Pourtant, dès Le Père Noël a les yeux bleus, il exige une « authentique subjectivité » pour dépasser une « fausse objectivité », pour reprendre ses propres mots3. Il conteste fortement la notion d’auteur et revendique le pur enregistrement : « Dès que la caméra tourne, le cinéma se fait tout seul4 ». Chez Eustache, en effet, on ne retrouve pas le « moi » du cinéaste. Il s’agit d’« un autre moi » pour reprendre l’expression de Proust, écrivain que le cinéaste a admiré durant toute sa vie. Car, comme le cinéaste insiste à maintes reprises, le protagoniste de ses films dits autobiographiques ne se réduit pas au reflet de son auteur. « Le livre est le produit d’un autre moi », dit Proust, « que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans 12la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir5 ». Peut-être, pour résumer la tentative du cinéma eustachien, on ne peut recourir qu’à l’oxymoron, figure de style chère au cinéaste : l’ensemble des films de Jean Eustache constitue une autobiographie sans auteur.
Mon intérêt ne porte donc jamais sur la divulgation d’informations concernant sa vie privée. Même si quelques éléments biographiques sont mentionnés, les anecdotes sur sa vie ne me semblent importantes que dans la mesure où elles se rapportent à son œuvre. Cette entreprise n’a pas pour but de rédiger une biographie de Jean Eustache, mais une biographie de son œuvre.
Rassemblement des documents et des témoignages, le présent travail entend de surcroît établir la bibliographie et la filmographie les plus exhaustives possibles du cinéaste. La bibliographie la plus complète jusqu’alors est établie par le catalogue allemand Jean Eustache : Texte und Dokumente, réalisé à l’occasion de la rétrospective du cinéaste en avril 2005 à la Deutsche Kinemathek. La bibliographie que j’établis ici lui doit beaucoup, notamment pour ce qui est des revues de presse sur chaque film – notons que les revues de presse constituent des témoignages non négligeables de l’époque –, que les Allemands ont systématiquement recueilli en français et en allemand, à quelques lacunes près. Pourtant, en ce qui concerne les derniers films réalisés au sein de l’INA, la liste qu’ils proposent est très restreinte. J’essaye dès lors de la compléter en effectuant une recherche approfondie au sein de l’Inathèque. Je dois cependant avouer que ma bibliographie n’est pas suffisamment documentée en matière de journaux locaux et régionaux. Eustache réalise deux films avec les habitants de Pessac dans La Rosière de Pessac (1968) et La Rosière de Pessac 79, ainsi que deux autres films avec ceux de Narbonne dans Le Père Noël a les yeux bleus et Mes petites amoureuses. La collection personnelle d’Evane Hanska m’a permis d’intégrer à mon travail un certain nombre de revues de presse et de témoignages des participants à ces films parus dans des journaux régionaux. Bien que mon travail de documentation me semble encore lacunaire et qu’il soit encore nécessaire de continuer à enquêter, je crois pouvoir dire que la 13présente bibliographie représente le travail le plus complet, à ce jour, rassemblant la quasi totalité des articles publiés en langue française. Cette entreprise est rendue possible grâce au travail de documentation entrepris à la Bibliothèque du film (Cinémathèque française), à l’Inathèque (INA) et à la Bibliothek der Deustchen Kinemathek. La bibliographie comporte les sources sonores et audiovisuelles, dans la mesure où ma recherche accorde une importance aussi bien à la parole qu’aux mots imprimés.
Afin d’établir la filmographie de Jean Eustache, je me réfère à la filmographie présentée par le catalogue allemand Jean Eustache : Texte und Dokumente mentionné plus haut, ainsi qu’au numéro 153-155 des Études cinématographiques en 1987 et à Mes années Eustache d’Evane Hanska. J’ai harmonisé les détails qui variaient d’une filmographie à l’autre en me fondant sur les génériques et les renseignements des différentes institutions comme les Archives françaises du film (CNC), la Conservation des Registres du Cinéma et de l’Audiovisuel (CNC), le Centre national de documentation pédagogique et l’Inathèque (INA). Les témoignages que j’ai rassemblés m’ont aussi permis de combler certaines lacunes. Citons une découverte résultant de mon enquête : personne n’a mentionné qu’Eustache avait monté Au pays natal (1969) de Paul-Louis Martin, film expérimental avec Christian de Tillière, Odile Piquet et André Julien, « post-soixante-huitard » selon l’expression du réalisateur6. Paul-Louis Martin m’a précisé ses techniciens : Daniel Gaudry s’occupe de l’image, Bernard Aubouy, du son. La musique du film est composée par Patrice Moullet. Selon les souvenirs de Luc Moullet qui avait produit le film et l’avait déposé au CNC, il s’agit de discussions entre les acteurs, centrées sur la difficulté et l’impossibilité de faire un film intitulé Au pays natal. Aujourd’hui très difficile d’accès, Au pays natal peut s’apparenter à des films comme Détruisez-vous : le fusil silencieux (1968) de Serge Bard, Le Cinématographe (1969) de Michel Baulez, Détruire dit-elle (1969) de Marguerite Duras ou Faire la déménageuse (1973) de José Varela. « Un courant nihiliste en quelque sorte », dit Moullet, « dont on retrouvera plus tard l’écho dans King Lear (1987) de Jean-Luc Godard7 ».
14La présente filmographie énumère également les adaptations théâtrales de l’œuvre eustachienne. Cette liste permet de réaliser la primauté de la parole chez Eustache. En effet, c’est l’un des rares cinéastes dont les textes ont à maintes reprises fait l’objet d’adaptations théâtrales. L’influence de Jean Eustache ne cesse de s’exercer tant sur le cinéma que sur les autres arts fondés sur la parole et le corps.
Je tiens à remercier toutes et tous qui ont accompagné ce travail de longue haleine, notamment celles et ceux qui m ’ ont accordé leurs précieux témoignages.
1 Cf. Jean Eustache, Serge Toubiana, « Entretien avec Jean Eustache », Cahiers du cinéma, no 284, janvier 1978, p. 16-27, notamment p. 17-20.
2 Ibid., p. 20.
3 Cf. La préface au scénario du Père Noël a les yeux bleus, dont un exemplaire est conservé par Philippe Théaudière.
4 Jean Eustache, Philippe Haudiquet, « Entretien avec Jean Eustache », La Revue du cinéma – Image et Son, no 250, mai 1971, p. 88.
5 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1954, p. 127.
6 E-mail de Paul-Louis Martin à Kentaro Sudoh, le 5 février 2014.
7 E-mail de Luc Moullet à Kentaro Sudoh, le 7 février 2014.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14214-0
- EAN : 9782406142140
- ISSN : 2556-4102
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14214-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/12/2022
- Langue : Français