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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Jean Eustache. Génétique et fabrique
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : Recherches cinématographiques, n° 11
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406142140
  • ISBN : 978-2-406-14214-0
  • ISSN : 2556-4102
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14214-0.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/12/2022
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Le présent travail est une tentative détude monographique de lœuvre de Jean Eustache, saisie dans ses accomplissements comme dans ses projets et esquisses inachevés. En se fondant sur des archives jusqualors inexploitées, en recueillant des témoignages inédits, en analysant aussi bien des scénarios, notes dintention ou dossiers de production que les films eux-mêmes, je vise à restituer, de la façon la plus documentée possible, lensemble du parcours créatif du cinéaste, dans tous ses tours et détours.

Cependant, les documents relatifs à Jean Eustache sont peu nombreux. La plupart de ces documents ont déjà disparu ou demeurent inaccessibles. Il nexiste encore aucun Fonds consacré au cinéaste. Seuls quelques documents importants tels que des scénarios, sont conservés à la Bibliothèque du film (Cinémathèque française) ainsi quà lIMEC (Institut Mémoires de lÉdition contemporaine). Quant aux films réalisés au sein de lINA (Institut national de lAudiovisuel), avec laide du documentaliste de lInathèque, jai eu accès à des dossiers de production relativement riches, qui mont permis de retracer la démarche du cinéaste. Jentends exploiter autant que possible ces documents archivés dans des institutions publiques, mais aussi dautres provenus de collections personnelles comme le scénario du Père Noël a les yeux bleus (1966) que le chef opérateur Philippe Théaudière conservait avec soin.

Jai également eu recours aux sources orales afin de reconstruire la genèse des films eustachiens, et ce parfois davantage quaux documents écrits. Je nhésite pas à citer de manière récurrente les propos du cinéaste ainsi que les souvenirs de ceux qui le connaissaient. Citer directement les mots dEustache pourrait, me semble-t-il, constituer un geste critique et significatif, dans la mesure où dune part ses 10entretiens, publiés comme diffusés, nont pas encore fait lobjet dun recueil ; et que dautre part, Eustache élabore une réflexion sur le cinéma en termes esthétiques, pragmatiques et historiques qui constitue une véritable poïétique. Je tire aussi parti des entretiens publiés avec les collaborateurs du cinéaste.

Jai pour ma part conduit une cinquantaine dentretiens (producteurs, chefs opérateurs, assistants, acteurs, collaborateurs, amis et famille du cinéaste). Il est tout à fait certain que, face à linsuffisance des documents, leurs contributions sont un élément essentiel sans lequel il serait difficile de retracer le parcours du cinéaste. Au début de mes recherches, jai constaté avec grand regret quun certain nombre de personnes avaient disparu, tels Pierre Zucca (1943-1995), Henri Martinez (1939-2001), Jean-Pierre Ruh (1941-2006), Jean-André Fieschi (1942-2009), pour ne citer queux. Je déplore également le fait que personne nait pensé à donner la parole à des scriptes ou monteuses, observatrices sans doute les plus proches de la création. Je nai eu le bonheur de rencontrer que Danièle Desouches, scripte pour Mes petites amoureuses (1974), en août 2017. Chantal Colomer, monteuse dUne sale histoire (1977), La Rosière de Pessac 79 (1979) et Les Photos dAlix (1980), est décédée il y a longtemps. Je nai appris cette triste nouvelle quen recherchant ses coordonnées. Je nai pas non plus réussi à joindre Jeannette Delos, ancienne épouse du cinéaste et collaboratrice de ses deux premiers films, alors que, daprès mon enquête en 2014, celle-ci vit encore dans le sud de la France. Patrick Eustache, premier fils du cinéaste, nous a également déjà quitté. Si une rencontre avec eux avait pu se réaliser, ce travail en aurait sûrement été transformé. Dans le présent ouvrage, les souvenirs vivaces et précis de Boris Eustache jouent un rôle déterminant : le second fils du cinéaste en effet observait de près le travail de son père depuis son enfance. Selon Philippe Théaudière, décédé lui aussi en décembre 2016, Boris Eustache faisait lui-même une enquête pour préparer un ouvrage. Je souhaite quil se décide à le rendre public un jour.

La faible quantité de documents ma incité à adopter deux décisions méthodologiques. Dune part, jabandonne lidée de restituer la genèse de chacun de ses films séparément, à la différence des entreprises exemplaires telles que Godard au travail : Les années 60 dAlain Bergala. Je choisis de décrire lœuvre de Jean Eustache 11dans sa richesse et sa complexité, œuvre dans laquelle chaque film sentrelace aux autres dune manière ou dune autre. Dautre part, il faut constater quà la place des documents écrits, je recours autant que possible aux témoignages où se mélangent de façon subtil le factuel et limaginaire. Il arrive que les souvenirs de chacun se contredisent. En conséquence, je mécarte sans doute de lécriture conventionnelle de lhistoire pour mapprocher dun autre mode historiographique. En rassemblant les souvenirs, je mappuie sur la mémoire collective de Jean Eustache. Ce travail consiste à essayer de la transmettre à la génération suivante.

Pour Eustache, le cinéma est une « nécessité » absolue et réaliser des films, un « besoin impérieux1 ». Quil sagisse du documentaire ou de la fiction, du court ou du long métrage, de la création dans le cadre du cinéma dauteur ou dans celui de la télévision publique, cette nécessité motive le cinéaste, et ne saltère jamais malgré la diversité des conditions auxquelles il sadapte, parfois à contrecœur. « Cest une chose très secrète », poursuit le cinéaste, « que je nai jamais pu analyser et je men suis beaucoup voulu2 ». Je voudrais essayer de saisir cette « chose très secrète », indéchiffrable même pour son auteur.

La problématique de lautobiographie est omniprésente chez Eustache. Pourtant, dès Le Père Noël a les yeux bleus, il exige une « authentique subjectivité » pour dépasser une « fausse objectivité », pour reprendre ses propres mots3. Il conteste fortement la notion dauteur et revendique le pur enregistrement : « Dès que la caméra tourne, le cinéma se fait tout seul4 ». Chez Eustache, en effet, on ne retrouve pas le « moi » du cinéaste. Il sagit d« un autre moi » pour reprendre lexpression de Proust, écrivain que le cinéaste a admiré durant toute sa vie. Car, comme le cinéaste insiste à maintes reprises, le protagoniste de ses films dits autobiographiques ne se réduit pas au reflet de son auteur. « Le livre est le produit dun autre moi », dit Proust, « que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans 12la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, cest au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir5 ». Peut-être, pour résumer la tentative du cinéma eustachien, on ne peut recourir quà loxymoron, figure de style chère au cinéaste : lensemble des films de Jean Eustache constitue une autobiographie sans auteur.

Mon intérêt ne porte donc jamais sur la divulgation dinformations concernant sa vie privée. Même si quelques éléments biographiques sont mentionnés, les anecdotes sur sa vie ne me semblent importantes que dans la mesure où elles se rapportent à son œuvre. Cette entreprise na pas pour but de rédiger une biographie de Jean Eustache, mais une biographie de son œuvre.

Rassemblement des documents et des témoignages, le présent travail entend de surcroît établir la bibliographie et la filmographie les plus exhaustives possibles du cinéaste. La bibliographie la plus complète jusqualors est établie par le catalogue allemand Jean Eustache : Texte und Dokumente, réalisé à loccasion de la rétrospective du cinéaste en avril 2005 à la Deutsche Kinemathek. La bibliographie que jétablis ici lui doit beaucoup, notamment pour ce qui est des revues de presse sur chaque film – notons que les revues de presse constituent des témoignages non négligeables de lépoque –, que les Allemands ont systématiquement recueilli en français et en allemand, à quelques lacunes près. Pourtant, en ce qui concerne les derniers films réalisés au sein de lINA, la liste quils proposent est très restreinte. Jessaye dès lors de la compléter en effectuant une recherche approfondie au sein de lInathèque. Je dois cependant avouer que ma bibliographie nest pas suffisamment documentée en matière de journaux locaux et régionaux. Eustache réalise deux films avec les habitants de Pessac dans La Rosière de Pessac (1968) et La Rosière de Pessac 79, ainsi que deux autres films avec ceux de Narbonne dans Le Père Noël a les yeux bleus et Mes petites amoureuses. La collection personnelle dEvane Hanska ma permis dintégrer à mon travail un certain nombre de revues de presse et de témoignages des participants à ces films parus dans des journaux régionaux. Bien que mon travail de documentation me semble encore lacunaire et quil soit encore nécessaire de continuer à enquêter, je crois pouvoir dire que la 13présente bibliographie représente le travail le plus complet, à ce jour, rassemblant la quasi totalité des articles publiés en langue française. Cette entreprise est rendue possible grâce au travail de documentation entrepris à la Bibliothèque du film (Cinémathèque française), à lInathèque (INA) et à la Bibliothek der Deustchen Kinemathek. La bibliographie comporte les sources sonores et audiovisuelles, dans la mesure où ma recherche accorde une importance aussi bien à la parole quaux mots imprimés.

Afin détablir la filmographie de Jean Eustache, je me réfère à la filmographie présentée par le catalogue allemand Jean Eustache : Texte und Dokumente mentionné plus haut, ainsi quau numéro 153-155 des Études cinématographiques en 1987 et à Mes années Eustache dEvane Hanska. Jai harmonisé les détails qui variaient dune filmographie à lautre en me fondant sur les génériques et les renseignements des différentes institutions comme les Archives françaises du film (CNC), la Conservation des Registres du Cinéma et de lAudiovisuel (CNC), le Centre national de documentation pédagogique et lInathèque (INA). Les témoignages que jai rassemblés mont aussi permis de combler certaines lacunes. Citons une découverte résultant de mon enquête : personne na mentionné quEustache avait monté Au pays natal (1969) de Paul-Louis Martin, film expérimental avec Christian de Tillière, Odile Piquet et André Julien, « post-soixante-huitard » selon lexpression du réalisateur6. Paul-Louis Martin ma précisé ses techniciens : Daniel Gaudry soccupe de limage, Bernard Aubouy, du son. La musique du film est composée par Patrice Moullet. Selon les souvenirs de Luc Moullet qui avait produit le film et lavait déposé au CNC, il sagit de discussions entre les acteurs, centrées sur la difficulté et limpossibilité de faire un film intitulé Au pays natal. Aujourdhui très difficile daccès, Au pays natal peut sapparenter à des films comme Détruisez-vous : le fusil silencieux (1968) de Serge Bard, Le Cinématographe (1969) de Michel Baulez, Détruire dit-elle (1969) de Marguerite Duras ou Faire la déménageuse (1973) de José Varela. « Un courant nihiliste en quelque sorte », dit Moullet, « dont on retrouvera plus tard lécho dans King Lear (1987) de Jean-Luc Godard7 ».

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La présente filmographie énumère également les adaptations théâtrales de lœuvre eustachienne. Cette liste permet de réaliser la primauté de la parole chez Eustache. En effet, cest lun des rares cinéastes dont les textes ont à maintes reprises fait lobjet dadaptations théâtrales. Linfluence de Jean Eustache ne cesse de sexercer tant sur le cinéma que sur les autres arts fondés sur la parole et le corps.

Je tiens à remercier toutes et tous qui ont accompagné ce travail de longue haleine, notamment celles et ceux qui m ont accordé leurs précieux témoignages.

1 Cf. Jean Eustache, Serge Toubiana, « Entretien avec Jean Eustache », Cahiers du cinéma, no 284, janvier 1978, p. 16-27, notamment p. 17-20.

2 Ibid., p. 20.

3 Cf. La préface au scénario du Père Noël a les yeux bleus, dont un exemplaire est conservé par Philippe Théaudière.

4 Jean Eustache, Philippe Haudiquet, « Entretien avec Jean Eustache », La Revue du cinéma – Image et Son, no 250, mai 1971, p. 88.

5 Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1954, p. 127.

6 E-mail de Paul-Louis Martin à Kentaro Sudoh, le 5 février 2014.

7 E-mail de Luc Moullet à Kentaro Sudoh, le 7 février 2014.