[Introduction à la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Inceste, « race » et pouvoir dans le roman états-unien et sud-africain (xxe-xxie siècles)
- Pages: 283 to 284
- Collection: Literature, History, Politics, n° 59
Les contre-fictions d’inceste analysées dans cette seconde partie ont été écrites des années 1970 à 2000 et gardent pour cible le mensonge politique et la trahison de valeurs humanistes et de l’amour. Mais un changement majeur se fait jour : l’inceste est décrit comme une réalité violente impossible à nier. Le contexte historique est différent : si l’eugénisme et le racisme n’ont pas complètement disparu, leurs conceptions sont critiquées, et les questions de sexualité sont de plus en plus ouvertement discutées. Les considérations obsédantes sur la génétique et le biologique sont supplantées par les débats sur les droits des groupes minoritaires et des individus. À l’heure où s’exprime internationalement et médiatiquement une quête nouvelle de justice et de liberté, à la faveur des mouvements féministes et antiracistes et des combats pour la décolonisation, l’inceste ne peut plus être pensé comme le problème social ou racial des « autres », pauvres, racisés, ou « faibles d’esprit ». Et littérairement, il n’est plus envisagé sous la forme d’une rêverie romantique ou d’un cauchemar gothique : il devient plus que jamais un sujet radicalement politique, ancré dans le réel et une esthétique réaliste retravaillée.
Dès lors, les contre-fictions d’inceste en Afrique du Sud et aux États-Unis non seulement se multiplient après les années 1970, mais sont plus explicitement engagées. Révisant à leur manière la tradition littéraire qui noue inceste et « race » aux États-Unis depuis au moins le xviiie siècle, plusieurs romans paraissent des années 1970 aux années 1990 dans la communauté africaine-américaine pour dénoncer cette violence intrafamiliale taboue, tout en évitant la stigmatisation raciste de la population noire. En Afrique du Sud, c’est pendant la période dite de transition démocratique des années 1990 et du début des années 2000 que des récits sur les violences sexuelles, pédophiles et incestueuses, émergent avec force dans une littérature qui fait le bilan des méfaits d’un régime patriarcal hypocrite et violent. Les contre-fictions d’inceste s’imposent dans ces deux pays comme des réflexions artistiques émouvantes sur le continuum de violence qui s’est propagé via le racisme et le sexisme, de la sphère politique à la sphère de l’intime, et inversement.
La notion de « continuum » permet de dépasser la vision sensationnaliste et voyeuriste des actes de violence : au lieu de ne s’intéresser 284qu’aux crimes vus comme exceptionnels, réalisés par des « monstres », et à ranger dans la catégorie des « faits-divers », il s’agit de percevoir comment la société est façonnée par la violence de genre et la violence sexuelle. Autrement dit, l’idée de continuum de violence s’oppose au récit de la violence qui se limite à un gothique superficiel et manichéen. Elle ouvre la voie à d’autres récits, plus subversifs. En brisant le jeu simple des oppositions, et en considérant « cette gamme plus large de formes d’abus et d’agressions que vivent les femmes » (Kelly [1987] 2019, p. 24), la notion de continuum de violence travaillée par les féministes telle Liz Kelly invite à mieux comprendre les dynamiques d’oppression et le fonctionnement invasif du biopouvoir et des normes. De fait, la contrainte, la soumission, sont à tel point intégrées comme une façon de vivre « normale » pour les personnes dominées (par le genre et/ou la race et/ou la classe) que celles-ci ne perçoivent pas toujours les abus dont elles sont victimes, parce que ces abus sont socialement admis et tolérés. Il en est de même pour l’inceste, ce qui est la thèse puissante de Dorothée Dussy ([2013] 2021), à rebours des habituelles considérations de l’anthropologie sur l’interdit de l’inceste1.
Si les contre-fictions d’inceste étudiées dans cette deuxième partie sont en majorité écrites par des femmes révoltées contre le racisme et le sexisme, il existe aussi des écrivains qui réfléchissent au phénomène de l’inceste dans toute sa violence et dans ses rapports complexes avec la fiction de la « race ». Ainsi, j’examine comment Toni Morrison, Gayl Jones, et Sapphire, à l’instar d’Alice Walker et James Baldwin, dénoncent l’inceste au sein de la communauté africaine-américaine et comment elles utilisent ce thème en contre-fiction pour penser les dégâts du racisme aux États-Unis. Je montre aussi comment les Sud-Africains Achmat Dangor et Lesego Rampolokeng et la Sud-africaine Marlene van Niekerk ont compris la dimension intersectionnelle du crime d’inceste et du motif littéraire qu’il constitue, au-delà du tabou du dire de l’inceste. Les œuvres analysées ne cessent d’essayer de décrire l’inceste en lui-même tout en réfléchissant à l’injustice sociale de classe, de « race » et de genre dont il témoigne. Très variées du point de vue du style et du ton, ce sont des créations aussi singulières que révélatrices du contexte historique de réclamations de droits politiques et des « paniques morales » de leur temps.
1 Voir les prolégomènes du présent ouvrage.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16477-7
- EAN: 9782406164777
- ISSN: 2261-5903
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16477-7.p.0283
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-27-2024
- Language: French