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Classiques Garnier

[Introduction à la deuxième partie]

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Les contre-fictions dinceste analysées dans cette seconde partie ont été écrites des années 1970 à 2000 et gardent pour cible le mensonge politique et la trahison de valeurs humanistes et de lamour. Mais un changement majeur se fait jour : linceste est décrit comme une réalité violente impossible à nier. Le contexte historique est différent : si leugénisme et le racisme nont pas complètement disparu, leurs conceptions sont critiquées, et les questions de sexualité sont de plus en plus ouvertement discutées. Les considérations obsédantes sur la génétique et le biologique sont supplantées par les débats sur les droits des groupes minoritaires et des individus. À lheure où sexprime internationalement et médiatiquement une quête nouvelle de justice et de liberté, à la faveur des mouvements féministes et antiracistes et des combats pour la décolonisation, linceste ne peut plus être pensé comme le problème social ou racial des « autres », pauvres, racisés, ou « faibles desprit ». Et littérairement, il nest plus envisagé sous la forme dune rêverie romantique ou dun cauchemar gothique : il devient plus que jamais un sujet radicalement politique, ancré dans le réel et une esthétique réaliste retravaillée.

Dès lors, les contre-fictions dinceste en Afrique du Sud et aux États-Unis non seulement se multiplient après les années 1970, mais sont plus explicitement engagées. Révisant à leur manière la tradition littéraire qui noue inceste et « race » aux États-Unis depuis au moins le xviiie siècle, plusieurs romans paraissent des années 1970 aux années 1990 dans la communauté africaine-américaine pour dénoncer cette violence intrafamiliale taboue, tout en évitant la stigmatisation raciste de la population noire. En Afrique du Sud, cest pendant la période dite de transition démocratique des années 1990 et du début des années 2000 que des récits sur les violences sexuelles, pédophiles et incestueuses, émergent avec force dans une littérature qui fait le bilan des méfaits dun régime patriarcal hypocrite et violent. Les contre-fictions dinceste simposent dans ces deux pays comme des réflexions artistiques émouvantes sur le continuum de violence qui sest propagé via le racisme et le sexisme, de la sphère politique à la sphère de lintime, et inversement.

La notion de « continuum » permet de dépasser la vision sensationnaliste et voyeuriste des actes de violence : au lieu de ne sintéresser 284quaux crimes vus comme exceptionnels, réalisés par des « monstres », et à ranger dans la catégorie des « faits-divers », il sagit de percevoir comment la société est façonnée par la violence de genre et la violence sexuelle. Autrement dit, lidée de continuum de violence soppose au récit de la violence qui se limite à un gothique superficiel et manichéen. Elle ouvre la voie à dautres récits, plus subversifs. En brisant le jeu simple des oppositions, et en considérant « cette gamme plus large de formes dabus et dagressions que vivent les femmes » (Kelly [1987] 2019, p. 24), la notion de continuum de violence travaillée par les féministes telle Liz Kelly invite à mieux comprendre les dynamiques doppression et le fonctionnement invasif du biopouvoir et des normes. De fait, la contrainte, la soumission, sont à tel point intégrées comme une façon de vivre « normale » pour les personnes dominées (par le genre et/ou la race et/ou la classe) que celles-ci ne perçoivent pas toujours les abus dont elles sont victimes, parce que ces abus sont socialement admis et tolérés. Il en est de même pour linceste, ce qui est la thèse puissante de Dorothée Dussy ([2013] 2021), à rebours des habituelles considérations de lanthropologie sur linterdit de linceste1.

Si les contre-fictions dinceste étudiées dans cette deuxième partie sont en majorité écrites par des femmes révoltées contre le racisme et le sexisme, il existe aussi des écrivains qui réfléchissent au phénomène de linceste dans toute sa violence et dans ses rapports complexes avec la fiction de la « race ». Ainsi, jexamine comment Toni Morrison, Gayl Jones, et Sapphire, à linstar dAlice Walker et James Baldwin, dénoncent linceste au sein de la communauté africaine-américaine et comment elles utilisent ce thème en contre-fiction pour penser les dégâts du racisme aux États-Unis. Je montre aussi comment les Sud-Africains Achmat Dangor et Lesego Rampolokeng et la Sud-africaine Marlene van Niekerk ont compris la dimension intersectionnelle du crime dinceste et du motif littéraire quil constitue, au-delà du tabou du dire de linceste. Les œuvres analysées ne cessent dessayer de décrire linceste en lui-même tout en réfléchissant à linjustice sociale de classe, de « race » et de genre dont il témoigne. Très variées du point de vue du style et du ton, ce sont des créations aussi singulières que révélatrices du contexte historique de réclamations de droits politiques et des « paniques morales » de leur temps.

1 Voir les prolégomènes du présent ouvrage.