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Préface Une histoire de la chair : sur les pas du colloque Enrico Castelli
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Incarnation, question ancienne, enjeux actuels. Approches philosophiques et théologiques
- Author: Falque (Emmanuel)
- Pages: 7 to 11
- Collection: Encounters, n° 520
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Préface
Une histoire de la chair :
sur les pas du colloque Enrico Castelli
Organiser un colloque intitulé Incarnation (Centre Sèvres, Paris, 7-8 février 2020), c’est répéter à plus de vingt ans de distance un autre colloque du même nom : Incarnation (colloque Enrico Castelli, Rome, 4-7 janvier 1998)1. Ce n’est toujours qu’après coup que l’on sait, et que l’on voit, qu’une rencontre – une conversation, un repas, un colloque… – fut un événement. Non pas en cela seulement que quelque chose s’y est passé, mais aussi par là parfois qu’on y était, et qu’à le relire on comprend alors ce qui y fut initié. Tel fut donc notre cas, à la fleur de l’âge certes, car nos jeunes trente-cinq années rendaient notre présence pour le moins décalée – au moins au regard des figures françaises invitées telles que Xavier Tilliette, Michel Henry, Didier Franck, Jean Greisch ou Jean-Luc Marion. Parmi d’autres conférences toutes passionnantes et diversifiées, nous y avions alors remis un texte intitulé « Une analytique de l’incarnation : le De carne Christi de Tertullien », qui deviendra d’ailleurs l’une des sources d’Incarnation de Michel Henry, publié deux années plus tard (2000) – ainsi qu’en témoignent ses notes aujourd’hui conservées aux Archives Michel Henry à Louvain2.
Ce colloque romain (Enrico Castelli), en amont du colloque parisien (Centre Sèvres), marquait donc un commencement, ou plutôt confirmait 8un virage, à tort ou à raison pris par la phénoménologie quelques années plus tôt. Le tournant théologique de la phénoménologie française publié par Dominique Janicaud (1991) stigmatisait alors les figures de Paul Ricœur, Emmanuel Lévinas, Jean-Luc Marion, et Michel Henry comme auteurs d’une dérive hétérodoxe de la phénoménologie, infidèle à ses premiers commencements et déclarée comme telle : « Il s’agit seulement de mettre à l’épreuve la cohérence d’une intuition interprétative depuis une trentaine d’années : y a-t-il un trait qui la distingue décisivement de la première réception de Husserl et de Heidegger ? Ce trait est-il la rupture avec la phénoménalité immanente ? L’ouverture à l’invisible, à l’autre, à une donation pure ou à une archi-révélation3 ? »
Parce que la philosophie est toujours faite d’histoires, moins pour raconter des histoires que pour comprendre en quoi et comment se constitue sa grande Histoire, deux souvenirs sont ici à évoquer pour mieux comprendre ce qui s’est passé – au moins pour ce qui est de la genèse de ce débat autour d’une « incarnation » dite à la fois philosophique et théologique. La première réminiscence est celle d’un colloque qui a tout juste suivi la publication du « tournant théologique », qui s’est tenu à l’université de Nanterre sous l’égide de Jean-Luc Marion qui y enseignait alors, et où Dominique Janicaud et Michel Henry furent aussi présents. Un grand amphithéâtre quasiment vide célébrait la réception de cet ouvrage publié dans une maison d’édition pour le moins confidentielle (les éditions de l’Éclat), et Michel Henry s’était alors publiquement défendu de pouvoir et de devoir appartenir aux auteurs dudit tournant théologique. En 1991, en effet, ni C’est moi la vérité (1996) ni Incarnation (2000) n’étaient encore parus, et l’auteur ne soupçonnait probablement pas encore le virage en train de se prendre, y compris pour lui-même. Dominique Janicaud avait vu juste avant tout le monde : il y avait bien, dans L’essence de la manifestation (1963) et dans la Phénoménologie matérielle (1990) – les deux seuls ouvrages cités et commentés par Dominique Janicaud –, les sources d’un « tournant théologique » déjà engagé, mais pourtant ignoré.
Le second souvenir, et pour toujours retracer cette « genèse de la chair », est celui du grand colloque organisé à l’Institut catholique de Paris, le 919 janvier 2001, pour la réception d’Incarnation cette fois (2000). Nous y prononcions alors notre conférence « Y a-t-il une chair sans corps ? », véritable tournant dans notre travail alors commençant, préférant ici la « corporéité » (Körperlichkeit) à la « charnellité » (Leiblichkeit), jusqu’à déboucher plus tard sur le concept de « corps épandu » à mi-chemin entre le « corps étendu » (Descartes) et le « corps vécu » (Husserl)4. Michel Henry fut pour le moins étonné de la virulence de l’attaque, et probablement n’avions-nous pas nous-même mesuré l’écart qui était en train de se prononcer. Henry voyait d’avance l’autre chemin que nous allions tracer, à l’instar de Janicaud à son endroit quelques années plus tôt. Dès ce texte, la chose apparaît clairement et possède le mérite de poser les enjeux du débat. Nous ne suivrons pas, ou pas si aisément, la voie qui consiste à superposer le Leib phénoménologique husserlien (la chair) et la sarx théologique johannique (« Et le Verbe s’est fait chair ») – une homologie des termes tirant l’incarnation théologique du seul côté du vécu du corps, ou de son auto-affection, et faisant fi de son insertion dans le monde comme aussi de son épaisseur, voire de sa résistance. La « chair du Christ » chez Tertullien ne pouvait pas signifier une chair seulement auto-affectée. Il fallait bien qu’elle soit « réelle » aussi, puisque le Christ eut des « membres comme nous », un « estomac comme nous », des « mamelons comme nous », des « cheveux comme nous », pour reprendre, comme un leitmotiv, les expressions du De carne Christi. Le Verbe incarné était venu partager notre humanité, non pas uniquement pour nous inviter à vivre autrement, fût-ce dans notre chair ou notre corps propre, mais aussi pour assumer pleinement notre corps y compris biologique et matériel – aux antipodes de la figure du Christos Angelos appartenant bien à la gnose de Valentin, mais en rien à la théologie de Tertullien.
En toute cordialité et pour continuer à suivre cette « histoire de la chair », Michel Henry, avec qui nous étions alors resté uni par un profond lien d’amitié, répondra lui-même et directement à cette vive critique qui 10lui avait été adressée, dans Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry cette fois (2004)5. Il y verra une lecture « à la fois fidèle et critique » selon un débat qui, en réalité, soulève plus de questions qu’il n’en résout – aucun concept de chair n’étant invoqué, autre que celui du Leib husserlien (sans se tourner par exemple vers la corporéité matérielle chez Lévinas dans De l’existence à l’existant) ou que celui de la sarx johannique (sans aller voir par exemple dans les synoptiques qui auraient permis de donner davantage de corporéité à la figure de l’Homme-Dieu engagé aussi dans l’historicité).
Avec Michel Henry arrivait donc, sur la place publique de l’aréopage philosophique, l’histoire de la rencontre de l’incarnation phénoménologique et de l’incarnation théologique, selon une problématique de la « chair » dont il n’est encore jamais question chez aucun auteur dans Le tournant théologique de la phénoménologie française (1991), et qui deviendra le centre du débat au tournant du siècle à partir de la publication d’Incarnation (2000). Pour dire l’histoire de la « chair », la Leiblichkeit théologique et l’incarnatio théologique devaient, chez Michel Henry, définitivement se croiser, probablement avec peu de précautions, mais aussi avec combien d’audace. Le problème était alors là – posé devant ou pro-blema : une homologie des termes de Leib et de sarx pour dire la « chair », au moins en français, pouvait-elle conduire à une telle identité de principe ou, à tout le moins, à une telle connivence conceptuelle ? Dit autrement, Michel Henry ne venait-il pas ici achever – au double sens de « conduire à sa fin » et de « mettre un terme » – le « tournant de la chair » initié par Husserl et Merleau-Ponty, de sorte que le renouvellement de la question de l’incarnation en théologie en passera alors toujours, et ceci pendant plus de deux décennies (2000-2020), par le vécu du corps ?
Il faut alors savoir gré à Élodie Boublil et à Clarisse Picard d’avoir organisé ce colloque à nouveau intitulé Incarnation, et savoir gré aussi au Centre Sèvres d’en avoir cette fois repris le flambeau. Les communications qui constituent le présent volume et la richesse des débats qui en ont suivi font voir que l’histoire de l’« incarné » est loin d’être terminée, et qu’elle ne saurait maintenant et plus avant s’en tenir au seul phénoménologique ni à son unique rencontre avec la théologie. Après des années passées autour de la méthode phénoménologique et du fameux « dépassement de la métaphysique », aujourd’hui évidemment à dépasser, 11les philosophes savent enfin, et en particulier les phénoménologues, qu’il leur faut « de l’autre », et donc de l’extériorité, pour penser. Les uns se tourneront vers la littérature, les autres vers l’art, les autres encore vers les textes bibliques ou les pères de l’Église… La phénoménologie ne saurait davantage tourner « à vide », ni nier ou dénier les autres champs ou disciplines qui peuvent encore tant lui apporter. La « réduction » ou l’« existential » lui ont parfois servi de prétexte soit pour une « mise à l’écart » soit pour un « déni ontologique » de tout ce qui n’est pas elle. Tel est ce que les conférences ici font voir – sinon un virage de la « chair » vers le « corps », au moins une extériorisation de la chair qui fait que l’incarné ne saurait plus avant se contenter de son autarcie ou de sa seule authenticité. Il y a du non-moi, non seulement dans l’éprouvé du moi (auto ou hétéro affection), mais aussi dans une corporéité impropre qui fait que, parfois, je ne me reconnais pas moi-même jusque dans ce que j’appelle « mon » corps (le corps objet, voire le corps étranger).
Je suis fait « de chair et d’os », et nous sommes les uns pour les autres présents « en chair et en os ». Quoi qu’il en soit de la rigueur de ces expressions, et de leurs possibles interprétations, c’est bien avec la chair et le sang que nous pensons et aussi écrivons. Simone de Beauvoir avait raison de nous le rappeler, juste au sortir de la guerre (1945), et qu’il convient ici de citer. Car Le sang des autres coule en réalité toujours dans nos veines, et interdit de le réduire au moi ni de me réduire moi-même, au moins du point de vue de la corporéité : « Je ne peux m’effacer. Je ne peux pas me retirer en moi. J’existe hors de moi et partout dans le monde ; il n’est pas un pouce de ma route qui n’empiète sur la route d’un autre ; il n’y a aucune manière d’être qui puisse empêcher de me déborder moi-même à chaque instant6. »
Paris, le 21 juin 2020,
Emmanuel Falque
Institut Catholique de Paris
1 Cf. Marco. M. Olivetti (éd.), Incarnation, Rome, Archivio di Filosofia, 1999.
2 Cf. Michel Henry, Incarnation, Paris, Seuil, 2000, en particulier § 24, p. 180-188 : « De la conception hellénique du corps à la phénoménologie de la chair. Les problématiques fondamentales d’Irénée et de Tertullien ». Sur cette filiation de Michel Henry à nos travaux sur ce point, et à ses notes prises sur nos propres textes, en particulier Tertullien (référencées aux Archives Michel Henry), voir notre contribution dans le présent volume : « Le tournant de la chair ». Cf. infra, « Le tournant de la chair », note 2 p. 25 (fin de la note).
3 Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Ed. de l’Éclat, 1991, p. 8. Repris dans La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2009, p. 42.
4 Nous n’en retracerons pas ici toute l’histoire. Qu’il suffise maintenant de renvoyer à « Y a-t-il une chair sans corps ? » dans Le combat amoureux, Paris, Hermann, coll. « De visu », 2014 ; ainsi que Éthique du corps épandu, Paris, Cerf, 2018. Concept de « corps épandu » apparu pour la première fois dans Les noces de l’agneau, Essai sur le corps et l’eucharistie, Paris, Cerf, 2011, § 1, p. 41-46 : « Le résidu du corps » (Triduum philosophique, Paris, Cerf, 2015, p. 395-398.
5 Cf. Philippe Capelle (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry, Paris, Cerf, 2004, p. 168-182 : « À Emmanuel Falque ».
6 Simone de Beauvoir, Le sang des autres, Paris, Gallimard, 1945, p. 110. Avec le juste commentaire d’Emmanuel de Saint Aubert, Du lien des êtres aux éléments de l’être, Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951, Paris, Vrin, 2004, chap. ii, p. 61-104 (en particulier p. 67-71) : « Le sang des autres. Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir » (à l’origine, selon l’auteur, de la thèse de l’empiètement développée plus tard dans Le visible et l’invisible de Maurice Merleau-Ponty).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12034-6
- EAN: 9782406120346
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12034-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-27-2021
- Language: French