[Introduction de la première partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Faut-il brûler Sagan ?
- Pages: 21 to 22
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 115
Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que les monstres surgissent.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison.
Au cœur du printemps 1954, alors que la guerre d’Indochine s’achève et que la guerre d’Algérie commence, une auteure de dix-huit ans est récompensée par le prix des critiques pour son premier roman Bonjour tristesse. Le jury qui lui décerne cette récompense est constitué de Marcel Arland, Dominique Aury, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Jean Blanzat, Roger Caillois, Henri Clouard, Jean Grenier, Émile Henriot, Armand Hoog, Robert Kanters, Robert Kemp, Thierry Maulnier, Maurice Nadeau et Jean Paulhan : quatorze hommes, une femme1.
Ainsi, l’avènement littéraire de Françoise Sagan s’inscrit directement au cœur de la question patriarcale de l’après-guerre. Dans les coulisses du triomphe saganien et les alcôves des maisons d’édition se mettent en place des assemblées d’hommes, pour venir interpréter cette arrivée littéraire inédite, mettant en péril une société judéo-chrétienne que l’on croyait immuable. Toutefois, il ne s’agit pas ici de tomber dans les travers théoriques décrits par Éric Macé dans son livre sur le post-patriarcat, et de baser notre analyse sur « les sociologies critiques de la domination masculine et les dénonciations de l’emprise universelle du patriarcat2 », mais bien plutôt de réinscrire l’interprétation du mythe saganien au cœur d’une « historicité dont nous devons être capables de rendre compte3. » Témoin du passage de l’ancien monde au monde nouveau, Sagan représente à la fois « cette fête et cette défaite du monde moderne », pour paraphraser l’expression d’Aurélie Adler4. Non que ce 22nouveau monde ait eu besoin de Sagan pour se manifester, toutefois la jeune romancière fait irruption au cœur de ce réel totalement neuf et bouscule le pieux mensonge de l’ancien idéal moral. Si elle ne transforme pas à elle seule la société, elle semble en modifier la trajectoire qui amorce un tournant dans la manière d’aborder un nouveau système de valeurs. Ces bouleversements philosophiques ne sont pas sans naissance, comme en témoigne la violence du télescopage entre ce qu’elle considère être « le mince roman » (J, p. 169.) qu’elle vient d’écrire et les interrogations littéraires, philosophiques et sociologiques qu’il suscite. Symptomatique à cet égard, l’une de ses chroniques de 1956 intitulée « Conseil au jeune écrivain qui a réussi », qui verbalise l’instrumentalisation dont elle fut la victime : « [s]i vous avez réussi, je veux dire d’une manière évidente, et que vous n’êtes pas assez imbécile pour croire au mot réussite, il va vous arriver ceci : vous allez devenir un objet. Des inconnus vous traiteront comme un objet, si c’est leur métier ; et si ce n’est pas leur métier, comme une bête curieuse. » (C, p. 65.)
Devenir un objet fabriqué par ceux dont c’est le métier : telle est la première problématique de ce livre. Comment la société masculine littéraire, constituée de philosophes, de critiques et d’écrivains, s’est-elle emparée de cette mythologie et comment se l’est-elle accaparée ? Dans quelle mesure le mythe littéraire conçu autour de Sagan relève-t-il d’une construction genrée ? Conçue d’une manière dialogique, cette partie rassemble les propos et les pensées retranscrits aussi bien dans le silence des journaux intimes que dans le fracas des chroniques et l’originalité des fictions. Autant de documents d’époque et contemporains qui donnent un autre relief à une mythologie tapageuse. Elle débute sur la querelle entre Mauriac et Sartre, où Sagan se retrouve tour à tour prise en étau par le Dieu romancier et ignorée par le père de l’existentialisme. L’analyse se poursuit sur une composante du mythe moins connue, à savoir le rôle de l’ombre joué par Bernard Frank dans l’émergence du « Phénomène Sagan ». Une troisième partie revient sur les propos tenus sur la romancière par les écrivains de son temps. Enfin, nous nous interrogerons sur le regain d’intérêt et la survivance saganienne dans les œuvres contemporaines, où sa postérité se diffracte au sein d’une littérature du désenchantement et du mal du siècle.
1 Dominique Aury est l’auteure du roman Histoire d’O,qui paraît également en 1954, sous le pseudonyme de Pauline Réage.
2 É. Macé, L’après-patriarcat, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2015, p. 15.
3 Ibid., p. 12.
4 A. Adler, « Bonjour tristesse : fête ou défaite du monde moderne ? » Revue critique de Fixxion française contemporaine, no 5, 2012.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14364-2
- EAN: 9782406143642
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14364-2.p.0021
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-18-2023
- Language: French