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Classiques Garnier

[Introduction de la première partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Faut-il brûler Sagan ?
  • Pages : 21 à 22
  • Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 115
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406143642
  • ISBN : 978-2-406-14364-2
  • ISSN : 2260-7498
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14364-2.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/01/2023
  • Langue : Français
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Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et cest dans ce clair-obscur que les monstres surgissent.

Antonio Gramsci, Cahiers de prison.

Au cœur du printemps 1954, alors que la guerre dIndochine sachève et que la guerre dAlgérie commence, une auteure de dix-huit ans est récompensée par le prix des critiques pour son premier roman Bonjour tristesse. Le jury qui lui décerne cette récompense est constitué de Marcel Arland, Dominique Aury, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Jean Blanzat, Roger Caillois, Henri Clouard, Jean Grenier, Émile Henriot, Armand Hoog, Robert Kanters, Robert Kemp, Thierry Maulnier, Maurice Nadeau et Jean Paulhan : quatorze hommes, une femme1.

Ainsi, lavènement littéraire de Françoise Sagan sinscrit directement au cœur de la question patriarcale de laprès-guerre. Dans les coulisses du triomphe saganien et les alcôves des maisons dédition se mettent en place des assemblées dhommes, pour venir interpréter cette arrivée littéraire inédite, mettant en péril une société judéo-chrétienne que lon croyait immuable. Toutefois, il ne sagit pas ici de tomber dans les travers théoriques décrits par Éric Macé dans son livre sur le post-patriarcat, et de baser notre analyse sur « les sociologies critiques de la domination masculine et les dénonciations de lemprise universelle du patriarcat2 », mais bien plutôt de réinscrire linterprétation du mythe saganien au cœur dune « historicité dont nous devons être capables de rendre compte3. » Témoin du passage de lancien monde au monde nouveau, Sagan représente à la fois « cette fête et cette défaite du monde moderne », pour paraphraser lexpression dAurélie Adler4. Non que ce 22nouveau monde ait eu besoin de Sagan pour se manifester, toutefois la jeune romancière fait irruption au cœur de ce réel totalement neuf et bouscule le pieux mensonge de lancien idéal moral. Si elle ne transforme pas à elle seule la société, elle semble en modifier la trajectoire qui amorce un tournant dans la manière daborder un nouveau système de valeurs. Ces bouleversements philosophiques ne sont pas sans naissance, comme en témoigne la violence du télescopage entre ce quelle considère être « le mince roman » (J, p. 169.) quelle vient décrire et les interrogations littéraires, philosophiques et sociologiques quil suscite. Symptomatique à cet égard, lune de ses chroniques de 1956 intitulée « Conseil au jeune écrivain qui a réussi », qui verbalise linstrumentalisation dont elle fut la victime : « [s]i vous avez réussi, je veux dire dune manière évidente, et que vous nêtes pas assez imbécile pour croire au mot réussite, il va vous arriver ceci : vous allez devenir un objet. Des inconnus vous traiteront comme un objet, si cest leur métier ; et si ce nest pas leur métier, comme une bête curieuse. » (C, p. 65.)

Devenir un objet fabriqué par ceux dont cest le métier : telle est la première problématique de ce livre. Comment la société masculine littéraire, constituée de philosophes, de critiques et décrivains, sest-elle emparée de cette mythologie et comment se lest-elle accaparée ? Dans quelle mesure le mythe littéraire conçu autour de Sagan relève-t-il dune construction genrée ? Conçue dune manière dialogique, cette partie rassemble les propos et les pensées retranscrits aussi bien dans le silence des journaux intimes que dans le fracas des chroniques et loriginalité des fictions. Autant de documents dépoque et contemporains qui donnent un autre relief à une mythologie tapageuse. Elle débute sur la querelle entre Mauriac et Sartre, où Sagan se retrouve tour à tour prise en étau par le Dieu romancier et ignorée par le père de lexistentialisme. Lanalyse se poursuit sur une composante du mythe moins connue, à savoir le rôle de lombre joué par Bernard Frank dans lémergence du « Phénomène Sagan ». Une troisième partie revient sur les propos tenus sur la romancière par les écrivains de son temps. Enfin, nous nous interrogerons sur le regain dintérêt et la survivance saganienne dans les œuvres contemporaines, où sa postérité se diffracte au sein dune littérature du désenchantement et du mal du siècle.

1 Dominique Aury est lauteure du roman Histoire dO,qui paraît également en 1954, sous le pseudonyme de Pauline Réage.

2 É. Macé, Laprès-patriarcat, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2015, p. 15.

3 Ibid., p. 12.

4 A. Adler, « Bonjour tristesse : fête ou défaite du monde moderne ? » Revue critique de Fixxion française contemporaine, no 5, 2012.