Platformized organization in the context of ecological transition in the industrial energy sector
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2019 – 2, n° 8. Les plateformes - Author: Henry (Antoine)
- Pages: 121 to 134
- Journal: Digital Studies
Organisation plateformisée
en contexte de transition écologique dans le secteur industriel de l’énergie
Introduction
La question des plateformes numériques suscite depuis quelques années un nombre croissant de publications de toutes natures, investissant par ailleurs une diversité de domaines scientifiques (informatique, économie, gestion, droit, sociologie, sciences de l’information et de la communication, géographie, etc.). Cette forme d’organisation génère interrogations, inquiétudes1 et perspectives de mutation de notre société2.
L’organisation – qu’elle soit entreprise privée, entité étatique, associative, etc. – évoluant dans la « société de l’information3 » est affectée par les transformations liées à la numérisation du monde4. La part croissante des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les entreprises et administrations5 participe à les faire évoluer vers « l’organisation digitale ». Ce mouvement de « digitalisation » modifie, par l’action médiatrice des technologies, les activités du travail et cela dans un contexte de concurrence croissante, notamment internationale. 122Si certaines sont nativement digitales car issues de ces technologies, nombreuses sont les organisations à être encore éloignées de cette conception, bien qu’elles soient incitées, par le marché ou par l’État (ex. : le plan France Numérique 2012-2020), à se digitaliser.
Nourrie par les TIC qui fondent sa légitimité technique, cette forme d’organisation est alors acceptée comme étant le « produit d’un système sociotechnique6 » qui est à la fois un mode d’organisation et une structure technique. Les deux auteurs identifient trois attributs à l’organisation : 1) une plasticité favorisant l’entrée de nouveaux acteurs ou contenus, 2) un effacement des barrières géographiques, politiques, économiques et sociales et 3) la capacité des acteurs de choisir leurs canaux de circulation/communication.
Le réseau, au cœur de cette organisation spécifique, propose un modèle mêlant cybernétique et informatique au sein duquel le besoin en technologie pour supporter et exploiter cette conception organisationnelle a été identifié précocement7. L’organisation, ainsi outillée, s’appréhende comme une interface de contact, via ses systèmes d’information, des salariés nonobstant leur localisation géographique. C’est ainsi que la pensée actuelle se développe autour de l’organisation plateforme et l’aspect qui nous intéressera plus particulièrement, l’organisation plateformisée, c’est-à-dire une organisation préexistante (ici une entreprise industrielle) et qui tend à se transformer en plateforme8.
Cadre théorique de cette recherche
Si la première publication à citer explicitement l’organisation plateforme est celle de Ciborra9, le sujet est à rapprocher des travaux sur les réseaux 123de Musso10, les recherches de Kerckhove11 sur l’intelligence en réseau ou encore des publications d’économistes12. La plateforme a évolué progressivement pour désigner une infrastructure numérique permettant à deux ou plusieurs acteurs d’interagir. Le modèle économique de la plateforme repose alors sur son positionnement d’intermédiaire (two-sided markets ou multi-sided platforms) entre ses différents utilisateurs à l’image des grandes plateformes actuelles13. Son lien avec le marché, en tant que médiateur entre producteur et consommateur, autorise à inscrire ce concept dans la logique du Capitalocène14. Ce concept est ici accepté en tant qu’ère géologique caractérisée par l’influence du capitalisme « fossile » reposant sur une organisation de la nature15 fortement marquée par l’extractivisme16 et la consommation des ressources naturelles dans une perspective de création de valeur. Dans le même esprit, Morozov17 défend l’idée selon laquelle, la Silicon Valley, berceau de nombreuses plates-formes, est une nouvelle émanation du capitalisme destinée à assurer sa pérennité.
La montée de l’« organisation plateformisée » est corrélée avec le développement des TIC. En effet, elles favorisent l’émergence d’organisations virtuelles en tant que « groupe de systèmes en réseau qui peuvent simuler la structure et le comportement des organisations réelles du domaine et exploiter rapidement et activement des opportunités commerciales18 » et dont les caractéristiques sont les suivantes :
124–Gestion autonome, l’organisation est en capacité de fonctionner à partir de tâches ou de règles de gestion prédéfinies ;
–Comportement actif19 des membres qui sont en capacité d’accomplir leur tâche librement ;
–Intuitivité de l’organisation virtuelle et de son fonctionnement ;
–Adaptabilité et agilité de l’organisation pour accompagner rapidement les changements de l’écosystème.
Ces considérations font écho aux caractéristiques de l’Intelligence Collective proposées par Maleszka et Nguyen20 ou Lykourentzou et al21.. Ainsi, ces auteurs considèrent l’organisation comme un lieu d’expression et de construction de l’Intelligence Collective entendue, dans une logique pragmatique, comme étant la « capacité à faire converger intelligence et connaissances dans un but commun22 ». Les chercheurs s’inscrivent dans un questionnement sur la manière dont elle peut se mettre en place, sur les outils qui participent à sa constitution ou même sur l’apport de l’Intelligence Collective à l’organisation. La plupart des travaux se pensent en perspective avec l’informatique même si « le monde virtuel est certes le médium de l’intelligence collective, il n’en est ni le lieu exclusif, ni la source, ni le but23 ».
Cadre de la réflexion
Officialisés en janvier 2008 pour répondre aux directives de l’Union européenne de libéraliser le marché de l’énergie, les distributeurs en 125France24 sont devenus des entités économiques hybrides (privées mais avec un actionnaire unique propriété de l’État). Leur fonctionnement a été proposé par la France et l’Allemagne en tant que troisième voie possible à l’ouverture du monopole de distribution. Ces organisations se positionnent alors à la frontière entre secteur public et privé. Dans le même temps, Enedis et GRDF sont des organisations duales où, a minima, cohabitent à la fois l’approche centralisée, incarnée par le « national » c’est-à-dire le siège social de l’entreprise, et l’approche en réseau à travers les régions. En effet, leur siège concentre le choix des décisions stratégiques qui sont ensuite mises en application localement. C’est un modèle qui était en adéquation avec le fonctionnement du système énergétique centralisé au niveau de l’État par l’intermédiaire d’Électricité de France – Gaz de France (EDF-GDF) après la Seconde Guerre Mondiale mais qui ne répond plus aux nouveaux enjeux de repositionnement énergétique (énergies renouvelables, compteurs communicants, etc.) et notamment à la production locale d’énergie non issue de combustibles fossiles ou du nucléaire.
Cette réflexion se doit de prendre en compte l’évolution du secteur énergétique, contraint par la transition écologique ainsi que les ambitions européennes25 et françaises en matière d’énergies dites renouvelables (biométhane, éolien, etc.). Parallèlement, l’influence de la « société de l’information » se matérialise par plusieurs textes de loi obligeant les gestionnaires de réseaux à publier leurs données en libre accès26 et à numériser leur activité. Dans le même temps, le déploiement des réseaux énergétiques dits « intelligents » (smart grids)27 se traduit par la mise en place de compteurs ou de capteurs (comme les thermostats connectés) générant des données et des traces numériques qu’il est alors envisageable d’exploiter dans une logique d’optimisation et d’un gain financier28.
126Méthodologie
Nous nous appliquerons à montrer à travers une recherche qualitative, menée pendant 3 ans dans le cadre d’un doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication qui a fait l’objet d’une CIFRE, la contribution à la construction de l’organisation plateformisée par des salariés de l’entreprise. Et cela, en dehors d’une planification hiérarchique par les instances décisionnaires de l’entreprise mais dans l’optique d’accomplir des missions plus en phase avec les attentes de la transition énergétique à un niveau local.
Les données que nous avons collectées et qui nous ont permis de travailler sur la question du passage vers l’organisation plateformisée proviennent d’une observation participante de trois ans29. Parmi les données récoltées sont présents les contenus générés au cours de deux ateliers30 visant à faire émerger plus précisément des acteurs de la communauté et des entretiens ont été réalisés31. Cette recherche qualitative s’inscrit dans une logique interprétative et analytique.
Le cas étudié est représentatif d’entités dont les caractéristiques sont les suivantes :
–Anciens services publics privatisés ou en cours de privatisation ;
–Décentralisation importante inhérente à la mission couvrant l’ensemble du territoire national ;
–Montée de la concurrence d’acteurs privés du secteur ou d’acteurs des technologies de l’information.
127Construction de l’organisation plateformisée
et Intelligence Collective
Avec les TIC, la technique n’est plus seulement dans le contrôle ou la structuration mais elle accompagne la construction sociale de la société en lui donnant une base technique comme le soulignait Castells32 : « certes l’organisation sociale en réseau a existé à d’autres époques et en d’autres lieux ; ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que le nouveau paradigme des technologies de l’information fournit les bases matérielles de son extension à la structure sociale tout entière ». Au sein des organisations, cette tendance se traduit parallèlement par le développement de « macros-acteurs » organisationnels : les communautés de pratique33 dont une déclinaison originale caractérisée par les TIC existe sous l’appellation de communauté de pratique virtuelle34. Théorisée par Wenger en 1998, la communauté de pratique s’inscrit dans le fait que le travail est une activité collective et organisée comprenant des routines, des non-sens et des échanges35. Cette idée est en phase avec la considération qui veut que « la compétence collective des acteurs repose sur l’existence de réseaux qui assurent la mise en commun des savoirs36 ». Les communautés de pratique, comme Hudon et El Hadi37 ont pu le mettre en avant, jouent ainsi un rôle essentiel dans la production, le partage et la patrimonialisation des connaissances en étant des « espaces dans lesquels émergent les connaissances38 » et cela en phase avec le capitalisme de la connaissance. À partir de cette approche de 128communautés de pratique virtuelles, nous pouvons les assimiler à des organisations virtuelles39 en acceptant le fait qu’elles puissent alors être appréhendées comme un collectif construit sur un système en réseau reproduisant une organisation tout en offrant la capacité à s’adapter rapidement aux opportunités. Ce type d’organisation favorise la mise en place d’entités autonomes pour partager des ressources et répondre à un besoin40, vision partagée par Squicciarini et al41.. Les dispositifs techniques, comme les TIC, sur lesquels s’appuie cette logique, concourent à une transformation de l’activité travail et par là même contribuent à générer une Intelligence Collective42 qui affecte aussi bien le travail que l’organisation au point qu’aujourd’hui elle soit acceptée comme un facteur de compétitivité pour les entreprises43. C’est dans ce contexte qu’a émergé spontanément – dans l’organisation étudiée – une communauté d’entraide des développeurs (une communauté de pratique virtuelle) qui répond aux quatre critères identifiés par Zhuge et al. présentés précédemment. Pour fonctionner, elle mobilise les ressources suivantes : les TIC pour organiser le fonctionnement de ses membres, l’autocontrôle, l’auto-organisation et la motivation non financière des salariés.
En mobilisant les travaux traitant des communautés de pratique et communauté de pratique virtuelle, il est envisageable d’analyser les éléments unitaires constituant une plateforme du fait de sa nature même d’intermédiaire entre des acteurs par la médiation qu’elle opère. Ainsi, la plateforme en tant que système est segmentée entre des composants « centraux » de faible variété et un ensemble de composants « périphériques » de grande variété44. Ces dispositifs centraux établissent donc 129implicitement ou explicitement les interfaces du système, les règles régissant les interactions entre les différentes parties. Dans le cas étudié, une communauté de pratique virtuelle dédiée au développement informatique s’est constituée en tant que plateforme. Nativement virtuelle, elle a été créée en 2015 par un salarié de la direction des systèmes d’information (DSI) (en charge des chantiers transverses de la DSI) et deux salariés réalisant des développements informatiques (un à Paris et l’autre à Lyon). Le but de cette communauté est alors de favoriser l’entraide entre les salariés faisant du développement informatique dans le cadre de leur mission mais qui ne sont pas rattachés à la DSI. Ces personnes répondent à des besoins opérationnels, non pris en charge par la DSI, en développant des dispositifs sociotechniques à partir de leurs connaissances en programmation (HTML/CSS, PHP pour le web) et de leurs connaissances « métiers ». Non-informaticiens, l’objectif des membres de cette communauté virtuelle est de favoriser l’entraide autour du code informatique. Les développeurs en région ont alors décidé de se mettre en contact pour s’entraider à travers un espace en ligne basé sur la solution SharePoint, qui fait office de base de connaissances, complétée par le réseau social Yammer en tant que forum de discussions. C’est cette dimension qui représente les composants centraux de la plateforme et qui opère en ligne sur Yammer. La périphérie est composée de la somme des initiatives individuelles en lien avec la communauté de pratique ou des actions interindividuelles45. Cette configuration est favorisée par l’autonomie et la décentralisation inhérentes aux TIC. Elle autorise à considérer la communauté d’entraide comme contribuant à une plateforme globale, les développeurs détournant le socle technologique mis à disposition par l’entreprise afin de réaliser ses objectifs. En effet, la plateforme se base sur un substrat technologique (ici les Application Program Interface ou API internes à l’entreprise, le réseau social numérique Yammer, données internes, etc.) qui supporte les interactions entre les membres et rend accessible les ressources nécessaires pour la réalisation de leurs actions grâce à des systèmes de gestion de connaissances et répondant aux acteurs internes en demande de connaissances.
130Organisation plateformisée
et transition écologique,
vers une approche « glocale »
Cette volonté de se « plateformiser » – qui se traduit en particulier par la mise en place d’interfaces agrégeant les API internes chez les distributeurs d’énergie couplés avec les réseaux sociaux numériques dans l’entreprise – est renforcée par les évolutions de la production d’énergie décentralisée, expérimentée comme le Microgrid46 ou lors de l’implantation d’une unité de production de biométhane. Le distributeur est alors confronté à un besoin de mise en place de réponses « glocales », c’est-à-dire pilotées au niveau de l’entreprise (le siège avec la vision consolidée au niveau national du besoin en énergie global) mais adaptées au contexte local (ex. : la volatilité de la production électrique ou la prise en compte de la consommation minimale de gaz sur le réseau).
À l’aune de ces considérations, nous retrouvons le paradoxe où « l’hypergrand des réseaux ramène paradoxalement le petit47 » dans le prolongement d’Escarpit48 sur le sujet. C’est dans cet interstice qu‘opèrent les développeurs de la communauté étudiée qui jouent un rôle localement et complémentaire de la DSI nationale. En effet, dans le cas de développements locaux réalisés par des membres de la communauté, les dispositifs ont trois fonctions49. La première est organisante : ils s’appliquent à des connaissances situées ; elles sont corrélées avec le contexte de leur utilisation, ce sont des connaissances « glocales ». La deuxième est informationnelle : les outils sont la source des médiations entre les connaissances et les pratiques. La troisième est de structurer les deux premières. À celles-ci, Agostinelli ajoute une fonction du renforcement du sentiment d’appartenance à la communauté par le développement et l’utilisation d’outils spécifiques répondant à leurs besoins.
131Les dispositifs sociotechniques développés à un niveau national, sont nourris par la vision des experts nationaux que nous pouvons assimiler aux « concepteurs pour l’usage50 », les développements locaux sont assimilés à la « conception dans l’usage ». Situés au siège social de l’entreprise, loin des situations d’action, ces « planneurs » tels qu’ils sont présentés par Dujarier51 transposent des objectifs financiers, organisationnels ou fonctionnels, au risque de concevoir un dispositif non adapté aux besoins terrain. Cet état de fait engendre, selon Dujarier, quatre tensions entre la vision portée par le dispositif et la réalité : 1) la divergence entre la situation initialement prévue et la réalité qui entraîne un usage inadéquat du dispositif ; 2) si l’outil se concentre sur la réalisation d’une tâche, celle-ci s’inscrit dans un contexte plus global qu’il faut prendre en compte (temps de préparation, déplacements, etc.) ; 3) pour chaque tâche, une fin est programmée indépendamment des évolutions rencontrées lors de sa réalisation ; 4) enfin l’utilisateur doit atteindre un objectif chiffré qui est parfois décorrélé de la réalité.
Étant donné leur présence au sein des entités régionales, les développeurs sont au plus près de la réalité opérationnelle, qu’ils comprennent et dont ils partagent le système de représentation. Les réalisations sont le plus souvent appréciées par leurs utilisateurs qui souhaitent faire intégrer au patrimoine applicatif national le dispositif sociotechnique réalisé localement. Le constat fait par Canet52 concernant les acteurs sociaux et politiques peut se transcrire au niveau de l’organisation où une action « glocale » tend alors à faire converger à la fois la vision nationale et la vision locale. Avec l’exemple de la communauté d’entraide, nous sommes bien dans une situation où l’acteur légitime (la DSI) a la possibilité de partager le pouvoir décisionnel avec d’autres acteurs locaux qui l’aident à mener à bien sa mission.
C’est alors un terreau qui semble favorable à la genèse d’une Intelligence Collective marquée par sa dimension locale et « des modes de production de l’énergie relocalisés, plus en lien avec les territoires vécus, ce qui suppose dans le même temps de réfléchir à de nouveaux 132modèles d’aménagement du territoire53 ». Ce changement de perspective demande des connaissances locales et une intelligence territoriale54. Les connaissances produites et utilisées sont alors fortement marquées par la culture de la région et mêlées avec la culture centrale, il est possible de le considérer comme des connaissances dites « glocales55 » avec lesquelles « il s’agit en réalité de recréer, pour chaque niveau, une vision qui soit en cohérence avec la vision globale […] Cela revient à faire du local en cohérence avec le global (“le locbal”) et à faire remonter au niveau global ce qui émerge du local (“le glocal”)56 ». De plus, les connaissances produites sont contextualisées par l’environnement dans lequel évolue l’entité concernée, ce qui autorise une prise de décision plus en phase avec son écosystème. Ainsi, pour décider des investissements (extensions de réseau, implantation d’une unité de production d’énergie renouvelable, etc.), ce qui prime est la connaissance du contexte dans lequel le territoire évolue et de réussir à se projeter sur plusieurs années.
Ouverture
L’émergence des communautés de pratique virtuelles considérées en tant qu’Intelligence Collective contribuant à l’atteinte des objectifs de l’organisation place alors l’entité étudiée dans une perspective 133d’organisation plateformisée par la pression de communautés, dont certaines ont émergé dans un contexte local. Ces communautés s’appuient sur les dispositifs techniques internes qu’elles peuvent détourner et utiliser en fonction de leurs besoins.
La constitution de la communauté d’entraide renforce l’émergence de connaissances « glocales » en adéquation avec la transition écologique et la production décentralisée d’énergie. Les développeurs sont matures, en tant que communauté virtuelle, sur le numérique et avancés dans leur démarche d’Intelligence Collective. La spécificité du terrain d’étude – hybridité, contexte de la transition écologique – compose un environnement spécifique et favorable aux travaux sur l’Intelligence Collective, leur lien avec la médiation technique réalisée par la plateforme et en particulier la question de la « glocalité » de la connaissance de l’entreprise. En effet, la décentralisation de la production énergétique dans le cadre de la transition écologique engendre de nouvelles actions situées qui nécessitent une prise en compte du contexte local tout en bénéficiant de la vision d’ensemble portée par l’entreprise.
Les membres du collectif de développeurs préfigurent alors d’un fonctionnement potentiel à un horizon entre cinq et dix ans pour l’entreprise étudiée en phase avec la pensée de l’organisation digitale et sa déclinaison sous forme de plateforme. Par leurs actions (construction dans l’usage de dispositifs sociotechniques, entraide, production de connaissances, etc.) et leurs connaissances, ils ancrent au sein des dispositifs le fonctionnement des opérationnels et les inscrivent dans l’organisation. L’appropriation des outils par les utilisateurs en est facilitée (logique dans l’usage) contrairement aux dispositifs réalisés par des prestataires mais bénéficiant d’une légitimité institutionnelle (logique pour l’usage).
Les outils de communication numérique, ici plus particulièrement ceux mis à disposition par l’organisation étudiée, jouent un rôle important pour la motivation et la coordination des participants à l’action collective57 même si les modalités ne dépendent pas exclusivement de la technologie. Toutefois, comme le rappellent Flanagin et al58., les outils tendent à rendre les frontières plus perméables dans l’organisation et 134à autoriser d’autres formes de regroupement. Ainsi la communauté observée aurait difficilement pu voir le jour sans les TIC et la baisse des coûts de coordination ou de participation à l’action collective induite par leur utilisation59. Cependant, la technologie peut être source de difficultés puisque les individus sont « prisonniers des moyens qu’ils ont utilisés pour régler leurs coopérations et qui circonscrivent jusqu’à leurs capacités de se définir de nouvelles finalités60 ».
Nonobstant ces considérations, il nous semble essentiel d’ouvrir dans cet article sur une dimension paradoxale où les acteurs associent l’usage des TIC à leur mission de transition énergétique (dans une vision techniciste en phase avec la mise en place de plateforme) contrairement à l’approche intégrée qu’est la transition écologique (vision holistique) qui va s’incarner dans une approche aussi décentralisée mais moins technocentrée. Ces technologies font alors figure de pharmakon, au sens de Stiegler61, avec un paradoxe sous-jacent à cette mise en mouvement des organisations vers toujours plus de numérique, en lien avec la préservation du capitalisme comme le souligne Morozov62 ou Srnicek63. Ces considérations, absentes des discours des acteurs de l’énergie, renforcent alors le positionnement de la plateforme dans la logique du Capitalocène faisant abstraction de la finitude des ressources et s’inscrivent dans une optimisation à court terme corrélée avec l’innovation technologique et l’extractivisme de la donnée considérée comme l’« or noir » du xxie siècle.
Antoine Henry
Université de Lille
1 Alex Rosenblat, Uberland : How Algorithms Are Rewriting the Rules of Work, University of California Press, Oakland, 2018. – Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Lux, Montréal, 2018.
2 Andrew McAfee, Erik Brynjolfsson, Machine, platform, crowd : Harnessing our digital future, W. W. Norton, New York, 2017. Geoffrey G. Parker, Marshall W. Van Alstyne, Sangeet P. Choudary, Platform revolution : How networked markets are transforming the economy and how to make them work for you, W. W. Norton, New York, 2016.
3 Armand Mattelart, Histoire de la société de l’information, La Découverte, Paris, 2009.
4 Gérard Berry, Pourquoi et comment le monde devient numérique, Fayard, Paris, 2008. – Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique, Seuil, Paris, 2008.
5 Pierre-Jean Benghozi, Le développement des NTIC dans les entreprises françaises. Premiers constats, vol. 104, Réseaux, 2000, p. 31-57.
6 Michel Ferrary, Yvon Pesqueux, L’organisation en réseau, mythes et réalités, Presses Universitaires de France, Paris, 2004, p. 8.
7 Françoise Bernard, Trente ans de recherches en communication des organisations : voies, paradoxes, imaginaires et questions vives, vol. 9, Revue française des sciences de l’information et de la communication, 2016.
8 Florian Vörös, Antonio Casilli, De la firme à la plateforme : penser le digital labour, Poli - Politique de l’Image, vol. 13, Poli éditions, 2017, p. 42-51.
9 Claudia U. Ciborra, The Platform Organization : Recombining Strategies, Structures, and Surprises, vol. 7, Organization Science, 1996, p. 103-118.
10 Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux : La postérité paradoxale de Saint-Simon, Presses Universitaires de France, Paris, 1998.
11 Derrick de Kerckhove, L’intelligence des Réseaux, Éditions Odile Jacob, Paris, 2000.
12 Mark Armstrong, Competition in Two-Sided Markets, vol. 37, The Rand Journal of Economics, 2006, p. 668-691. – Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, Platform Competition in Two Sided Markets, vol. 1, Journal of the European Economic Association, 2003, p. 990-1029.
13 Les plateformes les plus citées sont : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft avec l’acronyme GAFAM ou les BATX chinois pour Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
14 Jason W. Moore, Capitalism in the web of life : Ecology and the Accumulation of Capital, Verso, Londres, 2015.
15 Jason W. Moore, Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, PM Press, Oakland, 2016.
16 Extraction du charbon, du pétrole, du gaz comme l’illustre Christophe Bonneuil, Capitalocène : réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène, vol. 44, EcoRev’, 2017, p. 52-60.
17 Evgeny Morozov, Le mirage du numérique : Pour une politique du Big Data, Les prairies ordinaires, Paris, 2015.
18 Hai Zhuge, Jian Chen, Yulin Feng, Xiaoqing Shi, A federation-agent-workflow simulation framework for virtual organisation development, vol. 39, Information and Management, 2002, p. 325.
19 Marijn Janssen, Elsa Estevez, Lean government and platform-based governance-Doing more with less, vol. 30, Government Information Quarterly, 2013, p. 1-8.
20 Marcin Maleszka, Ngoc Thanh Nguyen, Integration computing and collective intelligence, vol. 42, Expert Systems with Applications, 2015, p. 332-340.
21 Ioanna Lykourentzou, Katerina Papadaki, Dimitrios J. Vergados, Despina Polemi, Vassili Loumos, CorpWiki : A self-regulating wiki to promote corporate collective intelligence through expert peer matching, vol. 180, Information Sciences, 2010, p. 18-38.
22 Olivier Zara, Le management de l’intelligence collective : Vers une nouvelle gouvernance, M21 Éditions, Paris, 2008.
23 Pierre Lévy, L’intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte, Paris, 1997, p. 115.
24 Les deux principaux sont : Enedis pour la distribution de l’électricité et Gaz Réseau Distribution France (GRDF) pour la distribution du gaz naturel.
25 L’ambition européenne « Horizon 2020 » est de produire 20 % d’énergie renouvelable d’ici 2020 https://ec.europa.eu/programmes/horizon2020/
26 Loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte et loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.
27 Nele Friedrichsen, Governing smart grids : the case for an independent system operator, vol. 39, European Journal of Law and Economics, 2015, p. 553-572. – Pedro Moura, Gregorio López, José Moreno, Anibal T. de Almeida, The role of Smart Grids to foster energy efficiency, vol. 6, Energy Efficiency, 2013, p. 621-639.
28 Michel Derdevet, Énergie, l’Europe en réseaux, vol. 74, Géoéconomie, 2015, 137-150.
29 Bastien Soulé, Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales, vol. 27, Recherches Qualitatives, 2007, p. 127-140. Georges Lapassade, L’observation participante, dans Remi Hess et Gabriele Weigand (Éds.), L’observation participante dans les situations interculturelles, Economica, Paris, 2006, p. 13-32.
30 Regroupant vingt participants à Paris pour le premier atelier d’idéation et dix membres du collectif pour le deuxième atelier à Nancy.
31 Huit par un questionnaire en ligne auto-administré et un entretien semi-directif avec l’un des créateurs de la communauté.
32 Manuel Castells, La société en réseau, Fayard, Paris, 1998, p. 525.
33 Etienne Wenger, Communities of practice, Cambridge University Press, Cambridge, 1998.
34 Nathalie Tessier, Isabelle Bourdon, Chris Kimble, Participer à une communauté de pratique virtuelle : retours d’expériences dans une multinationale de l’ingénierie, vol. 100, Recherches en Sciences de Gestion, 2014, p. 121-140.
35 Pierre Delcambre, Pour une théorie de la communication en contexte de travail appuyée sur des théories de l’action et de l’expression, vol. 31, Communication et organisation, 2007, p. 44.
36 Norbert Alter, L’innovation ordinaire, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 267.
37 Michelle Hudon, Widad Mustafa el Hadi, Organisation des connaissances et des ressources documentaires : de l’organisation hiérarchique centralisée à l’organisation sociale distribuée, vol. 6, Les cahiers du numérique, 2010, p. 9-38.
38 Thomas Martine, Les défis de la gestion des connaissances : une étude de cas, 7e Colloque du chapitre français de l’ISKO, Intelligence collective et organisation des connaissances, Université Jean Moulin Lyon 3, Lyon, 2009, p. 153.
39 Seung Kyoon Shin, Woong Kook, Can knowledge be more accessible in a virtual network ? : Collective dynamics of knowledge transfer in a virtual knowledge organization network, vol. 59, Decision Support Systems, 2014, p. 180-189. – Manju Ahuja, Kathleen Carley, Network Structure in Virtual Organizations, vol. 10, Organization Science, 1999, p. 741-757.
40 Thien Van Do, Modeling a resource contention in the management of virtual organizations, vol. 180, Information Sciences, 2010, p. 3108-3116.
41 Anna C. Squicciarini, Federica Paci, Elisa Bertino, Trust establishment in the formation of Virtual Organizations, vol. 33, Computer Standards and Interfaces, 2011, p. 13-23.
42 Jérôme Laniau, Vers une nouvelle forme d’intelligence collective ?, vol. 76, Empan, 2009, p. 83-91. Pierre Lévy, L’intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte, Paris, 1997.
43 Pierre Lévy, From social computing to reflexive collective intelligence : The IEML research program, vol. 180, Information Sciences, 2010, p. 71-94.
44 Michael L. Tushman, Johann Peter Murmann, Dominant Designs, Technology Cycles, and Organization Outcomes, vol. 1, Academy of Management Proceedings, 1998, p. 1-33.
45 À l’image des journées régionales développeurs organisées à Nancy, Nantes et Lyon en 2017-2018.
46 Chenghua Zhang, Jianzhong Wu, Yue Zhou, Meng Cheng, Chao Long, Peer-to-Peer energy trading in a Microgrid, vol. 220, Applied Energy, 2018, p. 1-12.
47 Franck Cormerais, L’hyperville : Éléments pour un design territorial contributif et digital, Traces numériques et territoires, 2015, p. 161-165.
48 Robert Escarpit, Théorie de l’information et pratique politique, Seuil, Paris, 1981.
49 Serge Agostinelli, Comment penser la médiation inscrite dans les outils et leurs dispositifs, vol. 7, Distances et savoirs, 2009, p. 355-376.
50 Viviane Folcher, Conception pour et dans l’usage : la maîtrise d’usage en conduite de projet, vol. 16, Revue des Interactions Humaines Médiatisées, 2015, p. 42.
51 Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné : enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, Paris, 2017.
52 Raphaël Canet, L’intelligence en essaim. Stratégie d’internationalisation des forums sociaux et régionalisation de la contestation mondiale, vol. 70, Cultures & conflits, 2008, p. 33-56.
53 Marie-Christine Zelem, Les énergies renouvelables en transition : de leur acceptabilité sociale à leur faisabilité sociotechnique, vol. 610, Revue de l’Énergie, 2012, p. 7.
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63 Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Lux, Montréal, 2018.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-10497-1
- EAN: 9782406104971
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0121
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-15-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Platform-based organization, virtual community of practice, case study, glocal knowledge