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Classiques Garnier

Organisation plateformisée en contexte de transition écologique dans le secteur industriel de l'énergie

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2019 – 2, n° 8
    . Les plateformes
  • Auteur : Henry (Antoine)
  • Résumé : Dans l’optique d’approfondir les connaissances et la compréhension des plateformes, nous présentons un cas décrivant le passage vers l’organisation plateformisée opérée au sein d’une grande organisation du secteur de l’énergie par une communauté virtuelle de pratique. Cette auto-organisation se présente alors comme une réponse opérationnelle aux transformations du secteur.
  • Pages : 121 à 134
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406104971
  • ISBN : 978-2-406-10497-1
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0121
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/06/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Organisation plateformisée, communauté virtuelle de pratique, cas d’étude, connaissances glocales
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Organisation plateformisée
en contexte de transition écologique dans le secteur industriel de lénergie

Introduction

La question des plateformes numériques suscite depuis quelques années un nombre croissant de publications de toutes natures, investissant par ailleurs une diversité de domaines scientifiques (informatique, économie, gestion, droit, sociologie, sciences de linformation et de la communication, géographie, etc.). Cette forme dorganisation génère interrogations, inquiétudes1 et perspectives de mutation de notre société2.

Lorganisation – quelle soit entreprise privée, entité étatique, associative, etc. – évoluant dans la « société de linformation3 » est affectée par les transformations liées à la numérisation du monde4. La part croissante des technologies de linformation et de la communication (TIC) dans les entreprises et administrations5 participe à les faire évoluer vers « lorganisation digitale ». Ce mouvement de « digitalisation » modifie, par laction médiatrice des technologies, les activités du travail et cela dans un contexte de concurrence croissante, notamment internationale. 122Si certaines sont nativement digitales car issues de ces technologies, nombreuses sont les organisations à être encore éloignées de cette conception, bien quelles soient incitées, par le marché ou par lÉtat (ex. : le plan France Numérique 2012-2020), à se digitaliser.

Nourrie par les TIC qui fondent sa légitimité technique, cette forme dorganisation est alors acceptée comme étant le « produit dun système sociotechnique6 » qui est à la fois un mode dorganisation et une structure technique. Les deux auteurs identifient trois attributs à lorganisation : 1) une plasticité favorisant lentrée de nouveaux acteurs ou contenus, 2) un effacement des barrières géographiques, politiques, économiques et sociales et 3) la capacité des acteurs de choisir leurs canaux de circulation/communication.

Le réseau, au cœur de cette organisation spécifique, propose un modèle mêlant cybernétique et informatique au sein duquel le besoin en technologie pour supporter et exploiter cette conception organisationnelle a été identifié précocement7. Lorganisation, ainsi outillée, sappréhende comme une interface de contact, via ses systèmes dinformation, des salariés nonobstant leur localisation géographique. Cest ainsi que la pensée actuelle se développe autour de lorganisation plateforme et laspect qui nous intéressera plus particulièrement, lorganisation plateformisée, cest-à-dire une organisation préexistante (ici une entreprise industrielle) et qui tend à se transformer en plateforme8.

Cadre théorique de cette recherche

Si la première publication à citer explicitement lorganisation plateforme est celle de Ciborra9, le sujet est à rapprocher des travaux sur les réseaux 123de Musso10, les recherches de Kerckhove11 sur lintelligence en réseau ou encore des publications déconomistes12. La plateforme a évolué progressivement pour désigner une infrastructure numérique permettant à deux ou plusieurs acteurs dinteragir. Le modèle économique de la plateforme repose alors sur son positionnement dintermédiaire (two-sided markets ou multi-sided platforms) entre ses différents utilisateurs à limage des grandes plateformes actuelles13. Son lien avec le marché, en tant que médiateur entre producteur et consommateur, autorise à inscrire ce concept dans la logique du Capitalocène14. Ce concept est ici accepté en tant quère géologique caractérisée par linfluence du capitalisme « fossile » reposant sur une organisation de la nature15 fortement marquée par lextractivisme16 et la consommation des ressources naturelles dans une perspective de création de valeur. Dans le même esprit, Morozov17 défend lidée selon laquelle, la Silicon Valley, berceau de nombreuses plates-formes, est une nouvelle émanation du capitalisme destinée à assurer sa pérennité.

La montée de l« organisation plateformisée » est corrélée avec le développement des TIC. En effet, elles favorisent lémergence dorganisations virtuelles en tant que « groupe de systèmes en réseau qui peuvent simuler la structure et le comportement des organisations réelles du domaine et exploiter rapidement et activement des opportunités commerciales18 » et dont les caractéristiques sont les suivantes :

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Gestion autonome, lorganisation est en capacité de fonctionner à partir de tâches ou de règles de gestion prédéfinies ;

Comportement actif19 des membres qui sont en capacité daccomplir leur tâche librement ;

Intuitivité de lorganisation virtuelle et de son fonctionnement ;

Adaptabilité et agilité de lorganisation pour accompagner rapidement les changements de lécosystème.

Ces considérations font écho aux caractéristiques de lIntelligence Collective proposées par Maleszka et Nguyen20 ou Lykourentzou et al21.. Ainsi, ces auteurs considèrent lorganisation comme un lieu dexpression et de construction de lIntelligence Collective entendue, dans une logique pragmatique, comme étant la « capacité à faire converger intelligence et connaissances dans un but commun22 ». Les chercheurs sinscrivent dans un questionnement sur la manière dont elle peut se mettre en place, sur les outils qui participent à sa constitution ou même sur lapport de lIntelligence Collective à lorganisation. La plupart des travaux se pensent en perspective avec linformatique même si « le monde virtuel est certes le médium de lintelligence collective, il nen est ni le lieu exclusif, ni la source, ni le but23 ».

Cadre de la réflexion

Officialisés en janvier 2008 pour répondre aux directives de lUnion européenne de libéraliser le marché de lénergie, les distributeurs en 125France24 sont devenus des entités économiques hybrides (privées mais avec un actionnaire unique propriété de lÉtat). Leur fonctionnement a été proposé par la France et lAllemagne en tant que troisième voie possible à louverture du monopole de distribution. Ces organisations se positionnent alors à la frontière entre secteur public et privé. Dans le même temps, Enedis et GRDF sont des organisations duales où, a minima, cohabitent à la fois lapproche centralisée, incarnée par le « national » cest-à-dire le siège social de lentreprise, et lapproche en réseau à travers les régions. En effet, leur siège concentre le choix des décisions stratégiques qui sont ensuite mises en application localement. Cest un modèle qui était en adéquation avec le fonctionnement du système énergétique centralisé au niveau de lÉtat par lintermédiaire dÉlectricité de France – Gaz de France (EDF-GDF) après la Seconde Guerre Mondiale mais qui ne répond plus aux nouveaux enjeux de repositionnement énergétique (énergies renouvelables, compteurs communicants, etc.) et notamment à la production locale dénergie non issue de combustibles fossiles ou du nucléaire.

Cette réflexion se doit de prendre en compte lévolution du secteur énergétique, contraint par la transition écologique ainsi que les ambitions européennes25 et françaises en matière dénergies dites renouvelables (biométhane, éolien, etc.). Parallèlement, linfluence de la « société de linformation » se matérialise par plusieurs textes de loi obligeant les gestionnaires de réseaux à publier leurs données en libre accès26 et à numériser leur activité. Dans le même temps, le déploiement des réseaux énergétiques dits « intelligents » (smart grids)27 se traduit par la mise en place de compteurs ou de capteurs (comme les thermostats connectés) générant des données et des traces numériques quil est alors envisageable dexploiter dans une logique doptimisation et dun gain financier28.

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Méthodologie

Nous nous appliquerons à montrer à travers une recherche qualitative, menée pendant 3 ans dans le cadre dun doctorat en Sciences de lInformation et de la Communication qui a fait lobjet dune CIFRE, la contribution à la construction de lorganisation plateformisée par des salariés de lentreprise. Et cela, en dehors dune planification hiérarchique par les instances décisionnaires de lentreprise mais dans loptique daccomplir des missions plus en phase avec les attentes de la transition énergétique à un niveau local.

Les données que nous avons collectées et qui nous ont permis de travailler sur la question du passage vers lorganisation plateformisée proviennent dune observation participante de trois ans29. Parmi les données récoltées sont présents les contenus générés au cours de deux ateliers30 visant à faire émerger plus précisément des acteurs de la communauté et des entretiens ont été réalisés31. Cette recherche qualitative sinscrit dans une logique interprétative et analytique.

Le cas étudié est représentatif dentités dont les caractéristiques sont les suivantes :

Anciens services publics privatisés ou en cours de privatisation ;

Décentralisation importante inhérente à la mission couvrant lensemble du territoire national ;

Montée de la concurrence dacteurs privés du secteur ou dacteurs des technologies de linformation.

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Construction de lorganisation plateformisée
et Intelligence Collective

Avec les TIC, la technique nest plus seulement dans le contrôle ou la structuration mais elle accompagne la construction sociale de la société en lui donnant une base technique comme le soulignait Castells32 : « certes lorganisation sociale en réseau a existé à dautres époques et en dautres lieux ; ce qui est nouveau aujourdhui, cest que le nouveau paradigme des technologies de linformation fournit les bases matérielles de son extension à la structure sociale tout entière ». Au sein des organisations, cette tendance se traduit parallèlement par le développement de « macros-acteurs » organisationnels : les communautés de pratique33 dont une déclinaison originale caractérisée par les TIC existe sous lappellation de communauté de pratique virtuelle34. Théorisée par Wenger en 1998, la communauté de pratique sinscrit dans le fait que le travail est une activité collective et organisée comprenant des routines, des non-sens et des échanges35. Cette idée est en phase avec la considération qui veut que « la compétence collective des acteurs repose sur lexistence de réseaux qui assurent la mise en commun des savoirs36 ». Les communautés de pratique, comme Hudon et El Hadi37 ont pu le mettre en avant, jouent ainsi un rôle essentiel dans la production, le partage et la patrimonialisation des connaissances en étant des « espaces dans lesquels émergent les connaissances38 » et cela en phase avec le capitalisme de la connaissance. À partir de cette approche de 128communautés de pratique virtuelles, nous pouvons les assimiler à des organisations virtuelles39 en acceptant le fait quelles puissent alors être appréhendées comme un collectif construit sur un système en réseau reproduisant une organisation tout en offrant la capacité à sadapter rapidement aux opportunités. Ce type dorganisation favorise la mise en place dentités autonomes pour partager des ressources et répondre à un besoin40, vision partagée par Squicciarini et al41.. Les dispositifs techniques, comme les TIC, sur lesquels sappuie cette logique, concourent à une transformation de lactivité travail et par là même contribuent à générer une Intelligence Collective42 qui affecte aussi bien le travail que lorganisation au point quaujourdhui elle soit acceptée comme un facteur de compétitivité pour les entreprises43. Cest dans ce contexte qua émergé spontanément – dans lorganisation étudiée – une communauté dentraide des développeurs (une communauté de pratique virtuelle) qui répond aux quatre critères identifiés par Zhuge et al. présentés précédemment. Pour fonctionner, elle mobilise les ressources suivantes : les TIC pour organiser le fonctionnement de ses membres, lautocontrôle, lauto-organisation et la motivation non financière des salariés.

En mobilisant les travaux traitant des communautés de pratique et communauté de pratique virtuelle, il est envisageable danalyser les éléments unitaires constituant une plateforme du fait de sa nature même dintermédiaire entre des acteurs par la médiation quelle opère. Ainsi, la plateforme en tant que système est segmentée entre des composants « centraux » de faible variété et un ensemble de composants « périphériques » de grande variété44. Ces dispositifs centraux établissent donc 129implicitement ou explicitement les interfaces du système, les règles régissant les interactions entre les différentes parties. Dans le cas étudié, une communauté de pratique virtuelle dédiée au développement informatique sest constituée en tant que plateforme. Nativement virtuelle, elle a été créée en 2015 par un salarié de la direction des systèmes dinformation (DSI) (en charge des chantiers transverses de la DSI) et deux salariés réalisant des développements informatiques (un à Paris et lautre à Lyon). Le but de cette communauté est alors de favoriser lentraide entre les salariés faisant du développement informatique dans le cadre de leur mission mais qui ne sont pas rattachés à la DSI. Ces personnes répondent à des besoins opérationnels, non pris en charge par la DSI, en développant des dispositifs sociotechniques à partir de leurs connaissances en programmation (HTML/CSS, PHP pour le web) et de leurs connaissances « métiers ». Non-informaticiens, lobjectif des membres de cette communauté virtuelle est de favoriser lentraide autour du code informatique. Les développeurs en région ont alors décidé de se mettre en contact pour sentraider à travers un espace en ligne basé sur la solution SharePoint, qui fait office de base de connaissances, complétée par le réseau social Yammer en tant que forum de discussions. Cest cette dimension qui représente les composants centraux de la plateforme et qui opère en ligne sur Yammer. La périphérie est composée de la somme des initiatives individuelles en lien avec la communauté de pratique ou des actions interindividuelles45. Cette configuration est favorisée par lautonomie et la décentralisation inhérentes aux TIC. Elle autorise à considérer la communauté dentraide comme contribuant à une plateforme globale, les développeurs détournant le socle technologique mis à disposition par lentreprise afin de réaliser ses objectifs. En effet, la plateforme se base sur un substrat technologique (ici les Application Program Interface ou API internes à lentreprise, le réseau social numérique Yammer, données internes, etc.) qui supporte les interactions entre les membres et rend accessible les ressources nécessaires pour la réalisation de leurs actions grâce à des systèmes de gestion de connaissances et répondant aux acteurs internes en demande de connaissances.

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Organisation plateformisée
et transition écologique,
vers une approche « glocale »

Cette volonté de se « plateformiser » – qui se traduit en particulier par la mise en place dinterfaces agrégeant les API internes chez les distributeurs dénergie couplés avec les réseaux sociaux numériques dans lentreprise – est renforcée par les évolutions de la production dénergie décentralisée, expérimentée comme le Microgrid46 ou lors de limplantation dune unité de production de biométhane. Le distributeur est alors confronté à un besoin de mise en place de réponses « glocales », cest-à-dire pilotées au niveau de lentreprise (le siège avec la vision consolidée au niveau national du besoin en énergie global) mais adaptées au contexte local (ex. : la volatilité de la production électrique ou la prise en compte de la consommation minimale de gaz sur le réseau).

À laune de ces considérations, nous retrouvons le paradoxe où « lhypergrand des réseaux ramène paradoxalement le petit47 » dans le prolongement dEscarpit48 sur le sujet. Cest dans cet interstice quopèrent les développeurs de la communauté étudiée qui jouent un rôle localement et complémentaire de la DSI nationale. En effet, dans le cas de développements locaux réalisés par des membres de la communauté, les dispositifs ont trois fonctions49. La première est organisante : ils sappliquent à des connaissances situées ; elles sont corrélées avec le contexte de leur utilisation, ce sont des connaissances « glocales ». La deuxième est informationnelle : les outils sont la source des médiations entre les connaissances et les pratiques. La troisième est de structurer les deux premières. À celles-ci, Agostinelli ajoute une fonction du renforcement du sentiment dappartenance à la communauté par le développement et lutilisation doutils spécifiques répondant à leurs besoins.

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Les dispositifs sociotechniques développés à un niveau national, sont nourris par la vision des experts nationaux que nous pouvons assimiler aux « concepteurs pour lusage50 », les développements locaux sont assimilés à la « conception dans lusage ». Situés au siège social de lentreprise, loin des situations daction, ces « planneurs » tels quils sont présentés par Dujarier51 transposent des objectifs financiers, organisationnels ou fonctionnels, au risque de concevoir un dispositif non adapté aux besoins terrain. Cet état de fait engendre, selon Dujarier, quatre tensions entre la vision portée par le dispositif et la réalité : 1) la divergence entre la situation initialement prévue et la réalité qui entraîne un usage inadéquat du dispositif ; 2) si loutil se concentre sur la réalisation dune tâche, celle-ci sinscrit dans un contexte plus global quil faut prendre en compte (temps de préparation, déplacements, etc.) ; 3) pour chaque tâche, une fin est programmée indépendamment des évolutions rencontrées lors de sa réalisation ; 4) enfin lutilisateur doit atteindre un objectif chiffré qui est parfois décorrélé de la réalité.

Étant donné leur présence au sein des entités régionales, les développeurs sont au plus près de la réalité opérationnelle, quils comprennent et dont ils partagent le système de représentation. Les réalisations sont le plus souvent appréciées par leurs utilisateurs qui souhaitent faire intégrer au patrimoine applicatif national le dispositif sociotechnique réalisé localement. Le constat fait par Canet52 concernant les acteurs sociaux et politiques peut se transcrire au niveau de lorganisation où une action « glocale » tend alors à faire converger à la fois la vision nationale et la vision locale. Avec lexemple de la communauté dentraide, nous sommes bien dans une situation où lacteur légitime (la DSI) a la possibilité de partager le pouvoir décisionnel avec dautres acteurs locaux qui laident à mener à bien sa mission.

Cest alors un terreau qui semble favorable à la genèse dune Intelligence Collective marquée par sa dimension locale et « des modes de production de lénergie relocalisés, plus en lien avec les territoires vécus, ce qui suppose dans le même temps de réfléchir à de nouveaux 132modèles daménagement du territoire53 ». Ce changement de perspective demande des connaissances locales et une intelligence territoriale54. Les connaissances produites et utilisées sont alors fortement marquées par la culture de la région et mêlées avec la culture centrale, il est possible de le considérer comme des connaissances dites « glocales55 » avec lesquelles « il sagit en réalité de recréer, pour chaque niveau, une vision qui soit en cohérence avec la vision globale [] Cela revient à faire du local en cohérence avec le global (“le locbal”) et à faire remonter au niveau global ce qui émerge du local (“le glocal)56 ». De plus, les connaissances produites sont contextualisées par lenvironnement dans lequel évolue lentité concernée, ce qui autorise une prise de décision plus en phase avec son écosystème. Ainsi, pour décider des investissements (extensions de réseau, implantation dune unité de production dénergie renouvelable, etc.), ce qui prime est la connaissance du contexte dans lequel le territoire évolue et de réussir à se projeter sur plusieurs années.

Ouverture

Lémergence des communautés de pratique virtuelles considérées en tant quIntelligence Collective contribuant à latteinte des objectifs de lorganisation place alors lentité étudiée dans une perspective 133dorganisation plateformisée par la pression de communautés, dont certaines ont émergé dans un contexte local. Ces communautés sappuient sur les dispositifs techniques internes quelles peuvent détourner et utiliser en fonction de leurs besoins.

La constitution de la communauté dentraide renforce lémergence de connaissances « glocales » en adéquation avec la transition écologique et la production décentralisée dénergie. Les développeurs sont matures, en tant que communauté virtuelle, sur le numérique et avancés dans leur démarche dIntelligence Collective. La spécificité du terrain détude – hybridité, contexte de la transition écologique – compose un environnement spécifique et favorable aux travaux sur lIntelligence Collective, leur lien avec la médiation technique réalisée par la plateforme et en particulier la question de la « glocalité » de la connaissance de lentreprise. En effet, la décentralisation de la production énergétique dans le cadre de la transition écologique engendre de nouvelles actions situées qui nécessitent une prise en compte du contexte local tout en bénéficiant de la vision densemble portée par lentreprise.

Les membres du collectif de développeurs préfigurent alors dun fonctionnement potentiel à un horizon entre cinq et dix ans pour lentreprise étudiée en phase avec la pensée de lorganisation digitale et sa déclinaison sous forme de plateforme. Par leurs actions (construction dans lusage de dispositifs sociotechniques, entraide, production de connaissances, etc.) et leurs connaissances, ils ancrent au sein des dispositifs le fonctionnement des opérationnels et les inscrivent dans lorganisation. Lappropriation des outils par les utilisateurs en est facilitée (logique dans lusage) contrairement aux dispositifs réalisés par des prestataires mais bénéficiant dune légitimité institutionnelle (logique pour lusage).

Les outils de communication numérique, ici plus particulièrement ceux mis à disposition par lorganisation étudiée, jouent un rôle important pour la motivation et la coordination des participants à laction collective57 même si les modalités ne dépendent pas exclusivement de la technologie. Toutefois, comme le rappellent Flanagin et al58., les outils tendent à rendre les frontières plus perméables dans lorganisation et 134à autoriser dautres formes de regroupement. Ainsi la communauté observée aurait difficilement pu voir le jour sans les TIC et la baisse des coûts de coordination ou de participation à laction collective induite par leur utilisation59. Cependant, la technologie peut être source de difficultés puisque les individus sont « prisonniers des moyens quils ont utilisés pour régler leurs coopérations et qui circonscrivent jusquà leurs capacités de se définir de nouvelles finalités60 ».

Nonobstant ces considérations, il nous semble essentiel douvrir dans cet article sur une dimension paradoxale où les acteurs associent lusage des TIC à leur mission de transition énergétique (dans une vision techniciste en phase avec la mise en place de plateforme) contrairement à lapproche intégrée quest la transition écologique (vision holistique) qui va sincarner dans une approche aussi décentralisée mais moins technocentrée. Ces technologies font alors figure de pharmakon, au sens de Stiegler61, avec un paradoxe sous-jacent à cette mise en mouvement des organisations vers toujours plus de numérique, en lien avec la préservation du capitalisme comme le souligne Morozov62 ou Srnicek63. Ces considérations, absentes des discours des acteurs de lénergie, renforcent alors le positionnement de la plateforme dans la logique du Capitalocène faisant abstraction de la finitude des ressources et sinscrivent dans une optimisation à court terme corrélée avec linnovation technologique et lextractivisme de la donnée considérée comme l« or noir » du xxie siècle.

Antoine Henry

Université de Lille

1 Alex Rosenblat, Uberland : How Algorithms Are Rewriting the Rules of Work, University of California Press, Oakland, 2018. – Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : lhégémonie de léconomie numérique, Lux, Montréal, 2018.

2 Andrew McAfee, Erik Brynjolfsson, Machine, platform, crowd : Harnessing our digital future, W. W. Norton, New York, 2017. Geoffrey G. Parker, Marshall W. Van Alstyne, Sangeet P. Choudary, Platform revolution : How networked markets are transforming the economy and how to make them work for you, W. W. Norton, New York, 2016.

3 Armand Mattelart, Histoire de la société de linformation, La Découverte, Paris, 2009.

4 Gérard Berry, Pourquoi et comment le monde devient numérique, Fayard, Paris, 2008. – Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique, Seuil, Paris, 2008.

5 Pierre-Jean Benghozi, Le développement des NTIC dans les entreprises françaises. Premiers constats, vol. 104, Réseaux, 2000, p. 31-57.

6 Michel Ferrary, Yvon Pesqueux, Lorganisation en réseau, mythes et réalités, Presses Universitaires de France, Paris, 2004, p. 8.

7 Françoise Bernard, Trente ans de recherches en communication des organisations : voies, paradoxes, imaginaires et questions vives, vol. 9, Revue française des sciences de linformation et de la communication, 2016.

8 Florian Vörös, Antonio Casilli, De la firme à la plateforme : penser le digital labour, Poli - Politique de lImage, vol. 13, Poli éditions, 2017, p. 42-51.

9 Claudia U. Ciborra, The Platform Organization : Recombining Strategies, Structures, and Surprises, vol. 7, Organization Science, 1996, p. 103-118.

10 Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux : La postérité paradoxale de Saint-Simon, Presses Universitaires de France, Paris, 1998.

11 Derrick de Kerckhove, Lintelligence des Réseaux, Éditions Odile Jacob, Paris, 2000.

12 Mark Armstrong, Competition in Two-Sided Markets, vol. 37, The Rand Journal of Economics, 2006, p. 668-691. – Jean-Charles Rochet, Jean Tirole, Platform Competition in Two Sided Markets, vol. 1, Journal of the European Economic Association, 2003, p. 990-1029.

13 Les plateformes les plus citées sont : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft avec lacronyme GAFAM ou les BATX chinois pour Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

14 Jason W. Moore, Capitalism in the web of life : Ecology and the Accumulation of Capital, Verso, Londres, 2015.

15 Jason W. Moore, Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, PM Press, Oakland, 2016.

16 Extraction du charbon, du pétrole, du gaz comme lillustre Christophe Bonneuil, Capitalocène : réflexions sur léchange écologique inégal et le crime climatique à lâge de lAnthropocène, vol. 44, EcoRev, 2017, p. 52-60.

17 Evgeny Morozov, Le mirage du numérique : Pour une politique du Big Data, Les prairies ordinaires, Paris, 2015.

18 Hai Zhuge, Jian Chen, Yulin Feng, Xiaoqing Shi, A federation-agent-workflow simulation framework for virtual organisation development, vol. 39, Information and Management, 2002, p. 325.

19 Marijn Janssen, Elsa Estevez, Lean government and platform-based governance-Doing more with less, vol. 30, Government Information Quarterly, 2013, p. 1-8.

20 Marcin Maleszka, Ngoc Thanh Nguyen, Integration computing and collective intelligence, vol. 42, Expert Systems with Applications, 2015, p. 332-340.

21 Ioanna Lykourentzou, Katerina Papadaki, Dimitrios J. Vergados, Despina Polemi, Vassili Loumos, CorpWiki : A self-regulating wiki to promote corporate collective intelligence through expert peer matching, vol. 180, Information Sciences, 2010, p. 18-38.

22 Olivier Zara, Le management de lintelligence collective : Vers une nouvelle gouvernance, M21 Éditions, Paris, 2008.

23 Pierre Lévy, Lintelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte, Paris, 1997, p. 115.

24 Les deux principaux sont : Enedis pour la distribution de lélectricité et Gaz Réseau Distribution France (GRDF) pour la distribution du gaz naturel.

25 Lambition européenne « Horizon 2020 » est de produire 20 % dénergie renouvelable dici 2020 https://ec.europa.eu/programmes/horizon2020/

26 Loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte et loi no 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

27 Nele Friedrichsen, Governing smart grids : the case for an independent system operator, vol. 39, European Journal of Law and Economics, 2015, p. 553-572. – Pedro Moura, Gregorio López, José Moreno, Anibal T. de Almeida, The role of Smart Grids to foster energy efficiency, vol. 6, Energy Efficiency, 2013, p. 621-639.

28 Michel Derdevet, Énergie, lEurope en réseaux, vol. 74, Géoéconomie, 2015, 137-150.

29 Bastien Soulé, Observation participante ou participation observante ? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales, vol. 27, Recherches Qualitatives, 2007, p. 127-140. Georges Lapassade, Lobservation participante, dans Remi Hess et Gabriele Weigand (Éds.), Lobservation participante dans les situations interculturelles, Economica, Paris, 2006, p. 13-32.

30 Regroupant vingt participants à Paris pour le premier atelier didéation et dix membres du collectif pour le deuxième atelier à Nancy.

31 Huit par un questionnaire en ligne auto-administré et un entretien semi-directif avec lun des créateurs de la communauté.

32 Manuel Castells, La société en réseau, Fayard, Paris, 1998, p. 525.

33 Etienne Wenger, Communities of practice, Cambridge University Press, Cambridge, 1998.

34 Nathalie Tessier, Isabelle Bourdon, Chris Kimble, Participer à une communauté de pratique virtuelle : retours dexpériences dans une multinationale de lingénierie, vol. 100, Recherches en Sciences de Gestion, 2014, p. 121-140.

35 Pierre Delcambre, Pour une théorie de la communication en contexte de travail appuyée sur des théories de laction et de lexpression, vol. 31, Communication et organisation, 2007, p. 44.

36 Norbert Alter, Linnovation ordinaire, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 267.

37 Michelle Hudon, Widad Mustafa el Hadi, Organisation des connaissances et des ressources documentaires : de lorganisation hiérarchique centralisée à lorganisation sociale distribuée, vol. 6, Les cahiers du numérique, 2010, p. 9-38.

38 Thomas Martine, Les défis de la gestion des connaissances : une étude de cas, 7e Colloque du chapitre français de lISKO, Intelligence collective et organisation des connaissances, Université Jean Moulin Lyon 3, Lyon, 2009, p. 153.

39 Seung Kyoon Shin, Woong Kook, Can knowledge be more accessible in a virtual network ? : Collective dynamics of knowledge transfer in a virtual knowledge organization network, vol. 59, Decision Support Systems, 2014, p. 180-189. – Manju Ahuja, Kathleen Carley, Network Structure in Virtual Organizations, vol. 10, Organization Science, 1999, p. 741-757.

40 Thien Van Do, Modeling a resource contention in the management of virtual organizations, vol. 180, Information Sciences, 2010, p. 3108-3116.

41 Anna C. Squicciarini, Federica Paci, Elisa Bertino, Trust establishment in the formation of Virtual Organizations, vol. 33, Computer Standards and Interfaces, 2011, p. 13-23.

42 Jérôme Laniau, Vers une nouvelle forme dintelligence collective ?, vol. 76, Empan, 2009, p. 83-91. Pierre Lévy, Lintelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte, Paris, 1997.

43 Pierre Lévy, From social computing to reflexive collective intelligence : The IEML research program, vol. 180, Information Sciences, 2010, p. 71-94.

44 Michael L. Tushman, Johann Peter Murmann, Dominant Designs, Technology Cycles, and Organization Outcomes, vol. 1, Academy of Management Proceedings, 1998, p. 1-33.

45 À limage des journées régionales développeurs organisées à Nancy, Nantes et Lyon en 2017-2018.

46 Chenghua Zhang, Jianzhong Wu, Yue Zhou, Meng Cheng, Chao Long, Peer-to-Peer energy trading in a Microgrid, vol. 220, Applied Energy, 2018, p. 1-12.

47 Franck Cormerais, Lhyperville : Éléments pour un design territorial contributif et digital, Traces numériques et territoires, 2015, p. 161-165.

48 Robert Escarpit, Théorie de linformation et pratique politique, Seuil, Paris, 1981.

49 Serge Agostinelli, Comment penser la médiation inscrite dans les outils et leurs dispositifs, vol. 7, Distances et savoirs, 2009, p. 355-376.

50 Viviane Folcher, Conception pour et dans lusage : la maîtrise dusage en conduite de projet, vol. 16, Revue des Interactions Humaines Médiatisées, 2015, p. 42.

51 Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné : enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, Paris, 2017.

52 Raphaël Canet, Lintelligence en essaim. Stratégie dinternationalisation des forums sociaux et régionalisation de la contestation mondiale, vol. 70, Cultures & conflits, 2008, p. 33-56.

53 Marie-Christine Zelem, Les énergies renouvelables en transition : de leur acceptabilité sociale à leur faisabilité sociotechnique, vol. 610, Revue de lÉnergie, 2012, p. 7.

54 Stéphane Goria, Vers une typologie des dispositifs dIntelligence Territoriale dédiés aux PME, fondée sur la complémentarité des approches dIE et de KM, vol. 1, Revue internationale dintelligence économique, 2009, p. 39-53. Nicolas Moinet, Lintelligence territoriale entre communication et communauté stratégique de connaissance : lexemple du dispositif régional de Poitou-Charentes, vol. 1, Revue internationale dintelligence économique, 2009, p. 30-38.

55 Bharat Mehra, Dean Papajohn, “Glocal” patterns of communication-information convergences in Internet use : Cross-cultural behavior of international teaching assistants in a culturally alien information environment, vol. 39, International Information and Library Review, 2007, p. 12-30. Claudine Batazzi-Alexis, Les technologies de linformation et de la communication (TIC) dans un processus dapprentissage organisationnel : pour une coordination émergente entre le local et le global, vol. 22, Communication et organisation, 2002, p. 1-12. Barry Wellman, Little Boxes, Glocalization, and Networked Individualism, Digital Cities, 2002, p. 10-25.

56 Vincent Lenhardt, Philippe Bernard, Lintelligence collective en action, Pearson Education France, Paris, 2005, p. 82.

57 Javier Borge-Holthoefer, Alejandro Rivero, Yamir Moreno, Locating privileged spreaders on an online social network, vol. 85, Physical Review E - Statistical, Nonlinear, and Soft Matter Physics, 2012, p. 1-7.

58 Andrew Flanagin, Cynthia Stohl, Bruce Bimber, Modeling the structure of collective action, vol. 73. Communication Monographs, 2006, p. 29-54.

59 Arthur Lupia, Gisela Sin, Which Public Goods are Endangered ? : How Evolving Communication Technologies Affect The Logic of Collective Action, vol. 117, Public Choice, 2003, p. 315-331.

60 Michel Crozier, Erhard Friedberg, Lacteur et le système, Seuil, Paris, 1977, p. 17.

61 Bernard Stiegler, Questions de pharmacologie générale. Il ny a pas de simple pharmakon, vol. 13, Psychotropes, 2007, p. 27-54.

62 Evgeny Morozov, Le mirage du numérique : Pour une politique du Big Data, Les prairies ordinaires, Paris, 2015.

63 Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : lhégémonie de léconomie numérique, Lux, Montréal, 2018.