Homo novus La figure de l’homme nouveau et la sacralisation de l’œuvre d’art technologique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 2, n° 6. Religiosité technologique, II - Auteur : Prunet (Camille)
- Pages : 137 à 151
- Revue : Études digitales
Homo novus
La figure de l’homme nouveau
et la sacralisation de l’œuvre d’art technologique
Dans une contribution au catalogue d’exposition Traces du sacré (2008), intitulée « Homo novus1 », Alessandra Sandrolini relève la substitution de la religion chrétienne par « une mythologie de l’homme nouveau2 » au début du xxe siècle. Ce renouveau va de pair avec le développement sans précédent d’une science qui est alors investie d’une spiritualité ouverte. De nombreux artistes de cette période s’inspirent de la théosophie ou encore de l’anthroposophie de Rudolf Steiner. L’homme nouveau est souvent représenté bras ouvert, en référence au Christ rédempteur, comme dans Meditationszeichnung aus dem Konvolut « Archai » (vers 1913) d’André Bély ou Homo novus de Paul Klee (1913). L’auteur suggère que la progressive abstraction des figures humaines, en ce début de xxe siècle, pourrait être assimilée à un « parcours de purification intérieure, parcours qui le transfigurerait jusqu’à la perte de son identité humaine3 ». Elle conclut finalement : « La Seconde Guerre mondiale mettra fin à cette utopie messianique4 ». Mais si la Seconde Guerre mondiale suspend temporairement cette utopie – la figure du surhomme découlant de la recherche d’un nouvel absolu ayant été détournée au profit des dictatures, elle n’y met pas un terme. Dans la période s’ouvrant après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement hippie réactive l’utopie moderne de l’homo novus que l’on retrouve à la fois dans les représentations artistiques et dans la conception d’internet. Jean-Marie Schaeffer cite Paul Valéry qui relève déjà à la fin du xixe siècle une « créativité presque religieuse » (Valéry, Nécessité de 138la poésie)5. La question de la sacralisation de l’art que Schaeffer soulève dans son article « La religion de l’art : un paradigme philosophique de la modernité » ne semble toujours pas résolu. Même reproche est fait à l’objet technique par Gilbert Simondon en 1958 (Du mode d’existence des objets techniques), pour des raisons bien différentes. Selon cet auteur, les connaisseurs des objets techniques vont naturellement chercher à les rapprocher des objets sacrés dont le statut est déjà validé. Mais que se passe-t-il lorsque l’objet esthétique met l’objet technique au cœur de son fonctionnement ? La sacralisation de l’objet technique se transfère-t-elle alors dans ces œuvres ? Quels rôles y ont alors la figure de l’homo novus et celle, rémanente, du Christ ?
En partant d’œuvres d’art figurant ou renvoyant à la figure christique et à la figure humaine, cette relation complexe entre objet esthétique, objet technique et objet sacré sera analysée. Comment les représentations numériques des figures humaine et christique dans des œuvres permettent-elles de saisir la réticulation des rapports entre objet esthétique, objet sacré et objet technique ? Depuis le xxe siècle, la figure humaine tend paradoxalement vers une figure christique (l’homo novus, nous y reviendrons), bien qu’aussi fragilisée qu’elle. La tentation de la transfiguration est visible dans la démarche d’après-guerre de Joseph Beuys, qui ne se préoccupe pas de l’objet technique. Mais bientôt s’observe une dissolution des figures humaine et christique dans les représentations artistiques qui semble avoir pour corollaire une présence accrue de l’objet technique. L’œuvre de Theresa Reimann-Dubers intitulée A(.I.) Messianic Window (2017) envisage de façon critique notre rapport à l’informatique au xxie siècle, soulignant un déplacement des enjeux de l’objet esthétique, pris dans un échange intensifié avec le milieu social hyper technologique. L’objet esthétique prétend alors s’emparer de l’objet technique afin d’en questionner une sacralité qui la concurrence, à travers une représentation déléguée à la machine de la figure du Christ.
139Homo novus :
la tentation de la transfiguration6
Schaeffer prolonge la problématique proximité entre art et religion au-delà de la première moitié du xxe siècle :
Récemment encore le regretté Joseph Beuys — un des grands ancêtres de la génération artistique actuelle — a repris les théories anthroposophiques (qui elles-mêmes plongent leurs racines dans la tradition romantique) pour soutenir que l’art a une fonction religieuse et qu’il est la « production originaire », « la production de tout le reste7 ».
Les liens entre Beuys et Steiner, fondateur en 1913 de la Société anthroposophique, sont connus ; en 1973, Beuys a d’ailleurs rejoint cette société quelque temps. Selon Steiner, l’humain est composé d’un corps physique, d’un corps « éthérique » ou vital, d’un corps astral, et d’un corps ego. Le corps vital et le corps astral sont des dimensions que l’humain partage avec les plantes et les animaux. En prenant conscience que le corps n’est pas seulement une interface physique au monde, et en cultivant sa dimension spirituelle et énergétique, l’humain peut, selon cette philosophie, se connecter aux autres êtres vivants pour favoriser l’amour et la paix. Dans la même période au début des années 1970, Beuys était très engagé politiquement. En 1972, il fait imprimer des multiples d’un poster intitulé La Rivoluzione Siamo Noi, produit lors d’une exposition en Italie8 (Domizio Durini, 2011, p. 126-127). Cette image, quasiment à l’échelle humaine, le montre dans son ensemble vestimentaire habituel (chapeau, gilet de pêcheur, bottes en cuir) en train de marcher d’un pas décidé vers l’objectif, comme s’il allait sortir de l’image. Il s’y présente frontalement au public, donnant une image forte de lui, se montrant prêt pour l’action et nous encourageant à le rejoindre dans son militantisme. C’est pourquoi, à l’occasion du vernissage, l’artiste avait expliqué 140les intentions révolutionnaires de l’Organisation pour une démocratie directe par le référendum qu’il avait cofondé à Düsselforf. Il apparaît ainsi sur cette image comme un leader charismatique, en position de chaman (prêtre-sorcier des sociétés dites primitives) ancrant sa posture dans l’héritage anthroposophique. Les racines chrétiennes de son art sont également relevées par Hans Belting :
Dans l’époque d’après-guerre, Joseph Beuys […] transposa les thèmes chrétiens de son maître Ewald Mataré en un mythe artistique d’inspiration religieuse9.
La figure humaine est ici paradoxalement représentée, en gloire et évanescente dans le même temps. La surexposition rend flous les contours de la silhouette de Beuys dont les traits du visage apparaissent esquissés, comme transfigurés. Les propos de Sandrolini sur la représentation moderne évanescente de l’humain, évoquant le « parcours de purification intérieure, parcours qui le transfigurerait jusqu’à la perte de son identité humaine10 », se retrouve donc cette œuvre héritière de la vision moderne de l’homo novus. Cet artiste développe une pensée esthétique empreinte de mysticisme, sans que ne se pose la question de l’objet technique. Cependant, dans la même période, d’autres artistes comme Peter Campus, comme nous allons le voir plus après, commencent à mettre les techniques vidéographiques et informatiques au cœur de leur pratique, amenant à s’interroger sur le caractère sacré de l’objet technique fondu dans l’objet d’art.
En 1958, Simondon vient compléter la pensée philosophique d’un impensé. Il souligne l’absence de statut de l’objet technique, relégué « dans le monde sans structure de ce qui ne possède pas de significations, mais seulement un usage, une fonction utile11 ». Seuls deux types d’objets sont pris en compte : l’objet esthétique et l’objet sacré. Selon Simondon, l’art réconcilierait, en quelque sorte, deux « phases fondamentales du mode d’existence de l’ensemble constitué par l’homme et le monde12 », que sont la technicité et la religion. L’art ou ce qu’il appelle « la pensée esthétique » serait « un rappel permanent de la rupture de 141l’unité du mode d’être magique, et une recherche d’unité future13 ». Il faut préciser ce que Simondon entend par « mode d’être magique » : c’est « celui qui est prétechnique et préreligieux, immédiatement au-dessus d’une relation qui serait simplement celle du vivant à son milieu14 ». Si l’endroit où Simondon positionne l’art dans cette cosmologie phasée peut être discuté, il est cependant intéressant de relever ces interactions fortes entre technicité, religion et art. Pour lui, « la pensée esthétique est donc une médiation entre les techniques et la religion […]15 ». La pensée esthétique n’est assujettie ni à l’un ni à l’autre selon Simondon. L’activité esthétique recrée un monde « qui est à la fois technique et religieux16 ».
L’unité recrée par l’art résonne avec une sacralisation de l’art telle que la décrit Schaeffer dans l’héritage de la théorie spéculative de l’Art. Schaeffer souligne ainsi que, dans cette tradition philosophique allemande, « […] l’art est un savoir extatique, c’est-à-dire qu’il révèle des vérités transcendantales, inaccessibles aux activités cognitives profanes. La thèse implique une sacralisation de l’art qui, de ce fait, se trouve opposé aux autres activités humaines considérées comme intrinsèquement aliénées17 ». L’auteur montre l’impact encore visible aujourd’hui, plus encore à l’époque de Simondon, d’une certaine vision de l’Art qui verse dans un « messianisme utopique [qui] est en effet indissociable des variantes les plus radicales de la théorie spéculative de l’Art18 ». Pour Schaeffer, « lorsqu’elle naît à la fin du xviiie siècle, la théorie spéculative de l’Art est d’abord et avant tout la réponse à une double crise spirituelle, celle des fondements religieux de la réalité humaine et celle des fondements transcendants de la philosophie19 ». La sacralisation de l’Art est donc une réponse à cette crise. Il est alors possible de comprendre la sacralisation de l’objet technique comme la réponse à une autre crise, celle du statut de la technique qui ne trouve pas sa place. Une phrase de Schaeffer montre bien en ce sens la volonté de la philosophie de ne 142pas laisser les sciences prendre le pas sur une transcendance portée par la philosophie, la religion ou l’esthétique :
Ainsi l’art sera toujours censé contrebalancer l’invasion de la culture moderne par les savoirs scientifiques […]20
Dans cette perspective, art et science s’opposent donc et cela explique que la « religion de l’art », évoquée par Schaeffer, perdure avec la difficulté à considérer, jusque très récemment, la technique dans la pensée esthétique.
La présence des technologies de la communication dans les œuvres s’impose progressivement après-guerre. Ainsi le travail vidéographique de Peter Campus réalisé dans les années 1970 articule-t-il à la fois la présence centrale de l’objet technique et de la figure humaine. Il interroge le miroir que constitue la captation vidéographique, en s’intéressant à sa capacité à doubler le réel et à créer un espace-temps parallèle. L’humain devient producteur de sa réalité, il se réincarne et se multiplie à l’envi. Dans Interface (1972), Peter Campus place le spectateur simultanément devant son reflet et son image vidéographique. L’image vidéographique est inversée et projetée sur le mur à travers la vitre qui reflète le spectateur en premier plan. Les deux reflets du spectateur sont de même taille mais ne coïncident pas, d’autant que lorsque le spectateur bouge les images s’écartent ou se rapprochent. Ici, l’effet fait apparaître une image flottante et laiteuse, aux contours flous. La transfiguration du spectateur intervient puisque ce dernier devient constitutif de l’œuvre et est transfiguré par elle. Cet acte « magique » est réglé par la technique qui la rend possible. L’analogie avec la figure christique est visible à travers l’action de transfiguration qui modifie le réel et en propose une alternative. L’objet technique génère un artefact qui est analogue à un acte créateur d’essence divine. L’introduction d’une dimension technique importante renforce la perte d’identité humaine, ce que révèle la difficulté à se percevoir dans le dispositif de Campus.
La croyance en un objet technique aux pouvoirs incontrôlables fait peur, en même temps que les possibilités offertes par les machines fascinent, sans que ne soit résolu le rapport au sacré. La révolution informatique est le résultat de la confluence d’anciens hippies, d’expérimentateurs 143de drogues et de jeunes chercheurs ayant trouvé dans la Californie des années 1960 le dynamisme, les compétences, et le matériel nécessaire :
Non seulement personne ne niera que la contre-culture californienne des années 60 constitue l’origine principale de l’idéologie du New Age, mais certains, très tôt, font aussi dériver de l’expérimentation spirituelle et sociale du psychédélisme la révolution informatique dont la Silicon Valley est l’emblème21 ».
Les termes de « réseau » et de « village global » sont notamment utilisés par le sociologue Marshall McLuhan dans son ouvrage The Gutenberg Galaxy22. L’idée d’une science inspirée par une spiritualité ouverte, au début du xxe siècle, déjà évoquée, se retrouve donc après la Seconde Guerre mondiale. La théorie des médias de McLuhan conjugue son intérêt pour les approches cybernétiques de Norbert Wiener, et les formes tribales d’organisation sociale. Dans cette approche, le « village global » rassemblerait l’humanité entière grâce au média télévisuel (puis électronique, dans un second temps). Cet espace est un monde créé par l’humain dans lequel celui-ci s’identifie à la fois à Dieu par sa capacité créatrice, et à Jésus-Christ par sa capacité à sauver le monde de l’après-Seconde Guerre mondiale. L’humain apparaît alors comme transfiguré via l’écran de télévision puis celui de l’ordinateur qui lui renvoie une image rayonnante, empreinte de lumière – que l’on songe notamment au film Videodrome de David Cronenberg (1983). À la suite, l’informatique devient un royaume des possibles avec la multiplicité des identités virtuelles qu’il autorise. Dans cette approche empreinte de cybernétique et de spiritualisme, les rapports de l’humain et du monde sont représentés liés par un même système nerveux qui est un réseau de signaux électroniques. L’homo novus est ainsi transposé dans les utopies d’internet sans questionner ni le modèle romantique de la théorie spéculative de l’Art –, donnant à l’art le rôle de penser les rapports entre l’Homme et le Monde –, ni le refus de penser l’objet technique.
144Représentation numérique
de la figure christique :
quel rapport à la sacralité ?
En rapprochant technique et mystique, Simondon pense que les personnes font naître « un technicisme intempérant qui n’est qu’une idolâtrie de la machine, et à travers cette idolâtrie, par le moyen d’une identification, une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel23 ». En 1964, le mathématicien et inventeur de la cybernétique, Norbert Wiener consacre un ouvrage intitulé God & Golem Inc. sur les rapports entre la science et la religion. Dans la préface de la traduction française du livre, Charles Mopsik relève le rôle structurant et émancipateur donné à la technique par Wiener :
Les thèmes de la « société de la communication » et du « village planétaire » sont directement issus de la pensée sociale de Norbert Wiener. Le mathématicien voyait dans l’usage intensif des médias et des réseaux de communication le moyen pour les sociétés modernes d’échapper à la fois au désordre et au totalitarisme24.
Wiener refuse de sacraliser la technique, averti qu’il est des dangers qu’elle peut représenter, comme de l’inconscience de l’« adorateur de gadget25 » :
Les châtiments réservés aux erreurs de prévision, aussi sévères soient-ils aujourd’hui, seront plus impitoyables encore lorsque l’automatisation sera appliquée à grande échelle26.
De son expérience, il tire la conclusion que la machine est révélatrice du fonctionnement humain et montre seulement, en cas de défaillance, le manque de précision des intentions initiales qui l’ont fait naître. Ainsi évoque-t-il le Golem échappant à son maître. Si la machine est infaillible, 145elle l’est uniquement dans la mesure où ses tâches ne l’amènent pas à mettre en lumière une imprécision programmatique – au sens d’une imprécision intrinsèquement humaine et visible dans le programme. C’est d’ailleurs souvent dans cette ligne de pensée que s’inscrivent les artistes qui s’emparent de la technique de façon critique dans leurs œuvres. Comme le rappelle Simondon :
Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, un geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent27.
Plutôt qu’envisager une critique directe de l’outil, il s’agirait alors de se positionner dans la critique de ce qu’on attend de l’outil.
Avec l’émergence au cours du xxe siècle d’un ensemble de technologies qui influence et modèle nos gestes quotidiens et interroge les capacités intellectuelles humaines, la technicisation du monde se traduit-elle dans les œuvres par un renversement paradigmatique ? La technique serait-elle devenue pour les œuvres qui s’en emparent, un paradigme ? Bien entendu, cette hypothèse existe dans la mesure où l’on retient l’hypothèse que l’homme appréhende le monde à travers les objets religieux, esthétiques et techniques (et bien que ces derniers ne soient pas pensés comme une catégorie en tant que telle). De son côté, Schaeffer fait le constat de « la lente agonie de ce paradigme spéculatif de l’Art28 ». Cela suppose que la technique aurait alors insidieusement trouvé une place aux côtés des objets esthétiques et religieux. En effet, selon Edmond Couchot, « la technologie ne fait pas disparaître le sacré, elle le déplace, elle le vide partiellement de son contenu religieux ou divin, elle le banalise et le dissimule sous le vernis de la raison, mais elle en reprend la fonction immémoriale : fonder le principe d’une transcendance en quoi le sens s’origine. L’axis mundi qui séparait le profane du sacré passe désormais par l’interface29 ». L’objet esthétique s’identifierait-il alors, dans un glissement de la pensée, non plus à l’objet sacré en premier lieu, mais à l’objet technique, non débarrassé de son assimilation à l’objet sacré ? Hans Belting, dans un ouvrage sur La vraie image, affirme à propos d’une analyse sur le statut contemporain du Saint-Suaire :
146Dans notre monde contemporain, nous sommes si saturés d’images que nous n’avons pas besoin du Saint Suaire comme image, mais comme preuve. Et sur ce point, c’est la science qui est appelée à trancher, puisque c’est en elle que réside désormais l’essentiel de nos croyances30.
La science déplace l’endroit de la croyance et Hans Belting explique, citant une phrase d’Éric Marty dans la revue Daedalus (été 2003), que ce dernier « soutient que “nous avons besoin d’un nouveau modèle pour décrire le monde dans lequel nous vivons”, car il n’est plus possible de l’appréhender dans l’opposition du séculier au religieux, à considérer les formes hybrides qu’il a développées depuis longtemps31 ». Il s’agit dès lors de se demander si le nouveau modèle recherché arrivera à s’émanciper de son rapport au sacré ou si, comme le dit Edmond Couchot, il ne se contentera pas d’un déplacement de l’axis mundi sur une interface informatique.
Dans une œuvre intitulée A(.I.) Messianic Window (2017), l’artiste Theresa Reimann-Dubbers s’interroge sur le comportement d’une intelligence artificielle à qui on voudrait donner la capacité de gérer des concepts aussi complexes que la religion. Son travail se présente sous forme de fragments d’images du Christ insérés dans un vitrail, résultat d’une interprétation par une intelligence artificielle du terme « Messie » [« Messiah »]. Ce terme est un choix de l’artiste afin de souligner l’extrême simplification du concept de religion opérée par une intelligence artificielle, à qui on aurait délégué cette capacité. En effet, dans la mesure où la recherche en matière d’intelligence artificielle est menée principalement aux États-Unis, pays dans lequel 70 % de la population est chrétienne, l’artiste est partie du présupposé qu’une intelligence artificielle puisant ses sources dans ce milieu en déduirait que la religion principale est le christianisme. Cette intelligence artificielle utiliserait alors fort probablement le terme « Messie » pour donner à voir un aperçu de cette religion à travers la représentation du Christ. Selon l’artiste, l’idée que la religion puisse être comprise et exercée différemment apparaîtra sous des formes trop mineures pour ressortir face à l’importante base de données d’images chrétiennes existantes. L’artiste fait ce choix de nourrir l’intelligence artificielle avec une banque de données prédéfinie, n’ayant pas la possibilité de construire une intelligence artificielle à un tel niveau de sophistication.
147Son scénario s’inspire d’une tendance actuelle : pensons au chatbot de Windows, Tay, qui en mars 2016 a été mis en ligne puis retiré dans les vingt-quatre heures qui suivirent pour avoir émis des propos racistes. Ce chatbot avait été mis en ligne pour divertir une population de 18-24 ans mais l’expérience a mal tourné car des utilisateurs ont réussi à lui faire tenir des propos racistes sur la plateforme Twitter. Cela n’a pas freiné les ardeurs puisque la firme américaine IBM a dévoilé en juin 2018 une intelligence artificielle capable de débattre et de répondre à des questions complexes. Pour cela, le programme se nourrit d’un corpus immense de documents mis en ligne qu’il scanne pour en extraire des points de vue. Si la source de cette intelligence artificielle est encore basée sur des propos humains, la tentative souligne le rôle d’aide à la décision qui est déléguée à l’informatique. Les intelligences artificielles sont configurées par les informations transmises par des humains qui orientent leur fonctionnement et leur façon de représenter le monde. Pour son œuvre, Theresa Reimann-Dubbers a construit une intelligence artificielle qui est un réseau spécifique complexe (Deep Convolutional Generative Adversarial Network (DCGAN)). Elle a utilisé quinze mille images d’œuvres existantes, marquées avec le terme « Christ » sur le site Internet Wikigallery pour nourrir les algorithmes. Ce réseau fonctionne en éduquant deux réseaux neuronaux, appelés le « discriminateur » et le « générateur ». Le « discriminateur » utilise les images préexistantes du Christ comme référence, tandis que le « générateur » produit des images à partir du bruit32. Ces images générées alimentent le « discriminateur » qui doit les différencier des images de WikiGallery. Le « générateur » essaie de tromper le « discriminateur », et pour cela il s’entraîne à générer des images qui soient les plus proches possible de celles provenant de WikiGallery. Les images qui sont placées sur les vitraux montrent les différentes étapes du processus d’apprentissage de l’intelligence artificielle. Celle-ci produit des images du Christ se rapprochant de plus en plus précisément des créations humaines. L’artiste s’interroge sur la façon dont « les éléments non physiques, non matérialisés, pourraient être interprétés à l’époque actuelle des machines capables d’apprendre33 ». Dans A(.I.) Messianic Window, les images du Christ proposées par la 148machine sont volontairement fragmentaires, ce qui permet à l’artiste de souligner l’incapacité de la machine à envisager des concepts aussi complexes que la religion.
L’ensemble du travail de Theresa Reimann-Dubbers est axé sur la volonté de révéler ce que Marshall McLuhan appelle l’environnement technologique et qui influence notre compréhension du monde. Dans cette optique, l’artiste met en place ce qu’elle appelle des « anti-environnements », c’est-à-dire des environnements référant volontairement à des espaces non technologiques dans lesquels ses productions numériques sont présentées. Les images produites par l’intelligence artificielle ont été insérées, à cette fin, dans un vitrail. La signification de ces représentations algorithmique du Christ dans un environnement déconnecté de toute technologie numérique crée un décalage qui ouvre à un regard critique. L’idée est que cette décontextualisation amène une lecture renouvelée des outils numériques utilisés et interroge notre conditionnement, selon l’artiste. Le déplacement de la sphère technologique vers une sphère non technologique opère surtout un déplacement vers la sphère sacrée. Si le vitrail n’est pas d’usage strictement religieux, l’apposition d’images du Christ sur du vitrail ne peut manquer d’être interprétée comme un objet d’église. La composition supposée objective, puisque mathématique, des images du Christ par l’intelligence artificielle se retrouve basculée dans la sphère traditionnelle du sacré. Ce faisant l’artiste rappelle que l’image a certes été construite par l’intelligence artificielle mais en puisant dans une iconographie faite de main d’homme et fondée sur des sources religieuses. S’il y a recomposition, il n’y a pas invention de la part de la machine. Le cadre du vitrail est le cadre programmatique de la machine. Cette dernière ne prend pas pour autant une dimension sacrée, mais, a contrario, elle est mise en défaut d’être capable de concevoir et d’inventer un rapport unitaire entre l’homme et le monde. Si l’artiste déjoue le rapprochement entre art et technique, elle ne réussit pas pour autant à s’émanciper d’une religiosité de l’art et l’on pourrait même comprendre que l’art retrouve finalement son essence dans un retour à la sphère sacrée, seulement concevable par l’humain.
D’un autre côté, le rapprochement de l’image de Jésus-Christ vers ses origines religieuses s’explique et la fragmentation systématique des images du Christ, censée représenter le concept de religion, indique aussi une dissolution de sa réalité. La religion apparaît dans une position 149fragilisée par une logique non humaine et systématique, tout comme l’art. Le Christ s’incarne dans des images parcellaires. Les images visibles sont de couleurs rosées, avec des formes très organiques. La figure du Christ n’est donc pas épargnée par la purification opérée par la logique informatique dominante :
Le mythe caché sous la surface des interfaces est celui de la purification du réel par la formalisation logico-mathématique34.
La religion chrétienne qu’incarne le Christ est mise à mal par la logique informatique qui ne peut la concevoir à cause de sa complexité. L’homo novus de la seconde moitié du xxe siècle est profondément marqué par une logique mathématique non dénuée de spiritualité luttant contre les sentiments humains, trop dangereux, trop fluctuants, trop difficiles à maîtriser. Se met alors en place la croyance en une intelligence artificielle supérieure, capable de soulager l’humain de ses maux, oubliant que cette machine se nourrit des démons de son maître comme le prévient Wiener. Simondon, enthousiaste face à la cybernétique, écrivait :
La Cybernétique, théorie de l’information et par conséquent aussi théorie des structures et des dynamismes finalisés, libère l’homme de la fermeture contraignante de l’organisation en le rendant capable de juger cette organisation, au lieu de la subir en la vénérant et en la respectant parce qu’il n’est pas capable de la penser ou de la constituer35.
La prise de recul qu’opère la cybernétique envers l’objet technique individualisé aurait effectivement pu amener à une gestion libératrice de l’action technique afin d’éviter ce que dénonce Simondon dans un passage précédent :
Un machinisme qui devient un nouveau rattachement de l’individu à un monde industriel qui dépasse la dimension et la possibilité de penser de l’individu36.
La démarche de Theresa Reimann-Dubbers illustre un courant artistique qui se développe depuis la fin des années 1960 et qui tente de penser l’objet technique par le filtre de l’art pour révéler ce que la technique fait à notre conception du monde, butant encore et toujours sur une 150religiosité héritée d’une certaine pensée philosophique, additionnée de celle de l’objet technique n’arrivant pas à trouver de statut véritable.
La difficulté à échapper à la sacralisation de l’art comme à celle de la technique se lit particulièrement dans les représentations artistiques de l’homo novus. La tentation de la transfiguration existe depuis le début du xxe siècle dans les œuvres d’art et se prolonge avec internet, ayant pour conséquence une dissolution de la figure. L’humain disparaît derrière l’objet numérique, quittant « la dimension de l’individu37 » pour rejoindre une vision éthérée de l’homo novus. Cela se voit dans une démarche artistique contemporaine comme celle de Reimann-Dubbers qui met en lumière la croyance en une logique mathématique suprême, guidant le peuple, tout en impliquant une perte graduelle d’identité humaine. Toute spiritualité n’a donc paradoxalement pas disparu, la tendance globale à favoriser un « parcours de purification intérieure38 » semble avoir amené l’humain à préférer se diluer dans un cocktail technoreligieux. Si l’art s’extrait difficilement de ces schèmes, du moins tente-t-il de les penser en favorisant des « formes hybrides39 », c’est-à-dire des formes reconnaissant la complexité d’un monde occidental non réductible à l’opposition entre religieux et séculier.
Camille Prunet
LARA-SEPPIA
Université Toulouse Jean Jaurès
151BIBLIOGRAPHIE
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Wiener, Norbert, God & Golem Inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion [1964], Paris, Éditions de l’éclat, 2000.
1 Le titre du présent article y réfère explicitement.
2 Alessandra Sandrolini, « Homo novus », Trace du sacré, Catalogue de l’exposition au Centre-Pompidou, mai-août 2008, page 161.
3 Ibid., page 182.
4 Ibid.
5 Jean-Marie Schaeffer, 1994, « La religion de l’art : un paradigme philosophique de la modernité », Revue germanique internationale, no 2, page 195.
6 La Transfiguration de Jésus est relaté dans le Nouveau Testament, Évangile de Jésus-Christ selon Matthieu (Matthieu 17,1-13). Le verset 2 décrit ainsi la Transfiguration : « Il [Jésus] fut transfiguré devant eux ; son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. »
7 Jean-Marie Schaeffer, op. cit., page 194.
8 Exposition à la Modern Art Agency de Naples en 1971.
9 Hans Belting, La vraie image. Croire aux images ?, Paris, Gallimard, 2007, pages 59-60.
10 Alessandra Sandrolini, op. cit., page 162.
11 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012, page 10.
12 Ibid., page 221.
13 Ibid., page 222.
14 Ibid., page 216.
15 Ibid., page 222.
16 Ibid., page 251.
17 Jean-Marie Schaeffer, « La religion de l’art : un paradigme philosophique de la modernité », Revue germanique internationale, no 2, 1994, page 197.
18 Ibid., page 206.
19 Ibid., page 198.
20 Ibid., page 202.
21 Frédéric Monneyron et Martine Xiberras, Le monde hippie. De l’imaginaire psychédélique à la révolution informatique, Paris, Imago, 2008, page 133.
22 Marshall McLuhan, The Gutenberg Galaxy : The Making of Typographic Man, Toronto, University of Toronto Press, 1962.
23 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012, page 10.
24 Charles Mopsik, « Préface » in Norbert Wiener, God & Golem Inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion [1964], Paris, Éditions de l’éclat, 2000, page 8.
25 Ibid., page 76.
26 Ibid., page 84.
27 Gilbert Simondon, op. cit., page 13.
28 Jean-Marie Schaeffer, op. cit., page 207.
29 Edmond Couchot, La technologie dans l’art, De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1998, page 248.
30 Hans Belting, op. cit., page 96.
31 Ibid., page 54.
32 C’est-à-dire à partir des pixels parasites existants dans les images de WikiGallery.
33 Email à l’artiste du 21/02/2018. Objet : « Questions for A. (I.) Messianic Window », [Ma traduction].
34 Edmond Couchot, op. cit., page 247.
35 Gilbert Simondon, op. cit., page 146.
36 Ibid., page 145.
37 Ibid.
38 Alessandra Sandrolini, op. cit., page 162.
39 Hans Belting, op. cit., page 54.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-09563-7
- EAN : 9782406095637
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0137
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/10/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Technologie, œuvre d’art, sacré, technique, objet esthétique