L’intelligence artificielle, une géopolitique des fantasmes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 1, n° 5. Religiosité technologique - Auteur : Thibout (Charles)
- Pages : 105 à 115
- Revue : Études digitales
L’intelligence artificielle,
une géopolitique des fantasmes
Au tournant des années 2010, l’accélération des progrès de l’intelligence artificielle (IA) a excité l’intérêt des principales puissances comme jamais auparavant1. Les entreprises, puis les États les plus avancés sur le plan technologique, ont perçu dans ces techniques un moyen extraordinaire d’accroître leur puissance d’agir. Cette intuition a mené certains acteurs à investir des sommes pharamineuses dans le domaine de l’IA, non seulement pour réaliser des gains financiers substantiels ou pour affermir leur pouvoir sur la scène internationale, mais encore pour ne pas courir le risque de voir un concurrent (État ou entreprise) s’emparer le premier de cette technologie, en présupposant que celui qui parviendrait à maîtriser, à un certain stade, le plus haut niveau de sophistication de l’intelligence artificielle devancerait sans doute éternellement ses adversaires. De ces conjectures, aux accents nettement eschatologiques, est née une âpre compétition autour de la suprématie en IA qui, mutatis mutandis, épouse un schéma analogue à la course à l’arme nucléaire ou à l’espace, du temps de la guerre froide, sans toutefois s’identifier à elle. C’est cette rivalité, originale, rugueuse et à l’issue incertaine, qu’il convient d’étudier et de rendre intelligible.
Par sa complexité, la course à l’intelligence artificielle mobilise un spectre disciplinaire extrêmement vaste, qui traverse la sociologie des organisations et l’économie, en passant par les relations internationales, le droit et bien d’autres domaines encore. Mais un aspect est généralement occulté, a fortiori par la géopolitique et les études stratégiques ; or son intégration analytique est fondamentale pour comprendre ce phénomène. L’intelligence 106artificielle a ceci de particulier, sans que cela lui soit spécifique, qu’elle fonde sa puissance d’attrait auprès d’acteurs de nature et d’importance variables, sur un ressort essentiellement fantasmatique, voire fantasmagorique. La conception freudienne du fantasme, que nous privilégierons, réfère à une action imaginaire qui implique le sujet, et figure, au travers de processus défensifs, l’accomplissement d’un désir2. Il caractérise l’opposition ou l’écart entre imagination et réalité perceptuelle, de sorte que le fantasme traduit l’aspiration d’un individu ou d’un collectif qui s’émancipe des données épistémiques (au sens de l’épistémè foucaldienne), soit l’ensemble des connaissances réglées propres à un groupe social et à une époque.
Comme tel, le terme d’intelligence artificielle est en soi le produit d’un fantasme, puisqu’il suppose stricto sensu la production technique – donc non naturelle – d’une intelligence, sans que les conditions matérielles de sa réalisation soient réunies. Lorsque le mathématicien John McCarthy inventa cette notion en 1955-1956, ses intentions techniques frappèrent plus que de raison l’imaginaire de l’individu ordinaire. En cela, le terme d’intelligence artificielle a créé ab initio un décalage entre le projet technique qu’il définit et les possibilités bien plus larges qu’il laisse entendre ou espérer. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à la définition de l’intelligence proposée par Bergson : « […] l’intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer suivant n’importe quel système3. » L’intelligence, ici comprise comme l’ensemble des fonctions mentales qui ont pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle, n’a rien de comparable avec le projet des mathématiciens du milieu du xxe siècle. Or, par déformation sémantique, l’intelligence artificielle a ouvert la voie à des aspirations proprement fantastiques, autrement dit, des « fantasmes ».
Le passage de l’échelle individuelle à l’échelle stato-nationale et internationale n’atténue en rien la puissance d’évocation de l’intelligence artificielle : les fantasmes sont simplement combinés aux intérêts collectifs portés par les structures étatiques à travers leurs représentants (personnel administratif et politique), qui les traduisent en termes de politiques technologiques. Les différentes stratégies de développement de l’intelligence artificielle, qu’elles soient le fait d’États ou d’entreprises 107privées, reposent toujours sur une « vision » (phantasma) des opportunités ouvertes par cet ensemble de techniques, par-delà le principe de réalité. Xi Jinping, Bob Work, Larry Page ou Robin Li4, quel que soit leur niveau (inégal) de compréhension du sujet, conçoivent tous à leur manière l’intelligence artificielle comme un vecteur de puissance susceptible de réorganiser en profondeur l’économie et la grammaire politiques dans lesquelles s’inscrit l’État ou l’organisation auxquels ils appartiennent. De la sorte, ces techniques se voient dotées imaginairement d’un pouvoir surdimensionné qui dépasse de loin leurs capacités réelles. Dans le même temps, elles exercent une influence sur l’esprit de ces décideurs et, ce faisant, elles ont un effet mesurable sur l’orientation des choix stratégiques des États et des entreprises concernés.
L’homme, l’État et la machine
L’intelligence artificielle, du moins ce que l’on réunit communément sous ce terme, se réduit en dernière analyse à un répertoire perfectionné de procédures algorithmiques, de fonctions statistiques alliées à de puissantes capacités de calcul, qui donne l’illusion de la reproduction de la réflexivité humaine par une machine. Ce n’est pas anodin, car cette illusion charrie derrière elle une chaîne mythologique considérable de représentations, remontant aux fondements grecs et bibliques des cultures occidentales, qui mettent en scène la geste démiurgique du ou des dieux que l’homme parviendrait à singer pour surmonter son incomplétude, abolir la distance entre la créature et son créateur et, par suite, réaliser la synthèse primordiale et finale entre le créant et le créé. Bref, hisser l’homme à la place de Dieu : tuer le père et s’en approprier les attributs. Mais comme dans le schéma œdipien, le fantasme parricide a un double effet : celui de porter le fils au niveau du père, et de faire de ce fils devenu père la proie d’un nouveau fils, qui cherchera à le tuer et 108à s’y substituer. D’où, également, cette peur enracinée dans la culture populaire occidentale de la créature échappant à son créateur, depuis le monstre de Frankenstein jusqu’à iRobot, en passant par HAL de 2001 : l’Odyssée de l’espace et Skynet de Terminator. L’accumulation pluriséculaire de ces récits a structuré nos schèmes culturels et cognitifs qui, par défaut, classent la créature artificielle parmi les menaces : le lancement, en 2013, de la campagne internationale contre les robots tueurs par Human Rights Watch, qui regroupe plus de soixante-dix ONG dont Amnesty International, n’est que l’une des dernières manifestations de cette crainte que suscitent a priori les golems et leurs avatars modernes. Non sans ambiguïté d’ailleurs, puisque, concomitamment, ces créatures émerveillent, tant par leurs qualités exceptionnelles que par l’image narcissique qu’elles renvoient aux êtres humains, leurs créateurs.
Ce détour liminaire pourrait sembler éloigné de l’apparente rationalité qui entoure la compétition entre États pour préempter cette technologie et ses applications, mais il n’en est rien. Au-delà du répertoire de techniques, noué autour de l’apprentissage profond, des mégadonnées (big data) ou encore des processeurs graphiques, si l’intelligence artificielle attise tant les convoitises de tous bords, c’est que sa désirabilité s’affranchit, pour une large part, de la raison rationnelle, et qu’elle se déploie bien plus fondamentalement sur un registre passionnel et affectuel extrêmement primitif.
Pour le comprendre, il faut voir que la date de naissance des prétentions chinoises à obtenir la maîtrise et la prépondérance en intelligence artificielle a toute l’apparence diégétique d’un mythe des origines : en mars 2016, AlphaGo, le programme informatique développé par Google Deepmind, triomphe du Coréen Lee Sedol, l’un des meilleurs joueurs de go au monde. Jusqu’alors les responsables chinois s’intéressaient, certes, à ces questions, portées notamment par les géants technologiques nationaux que sont Baidu, Alibaba ou Tencent. Néanmoins, c’est précisément à partir de cette confrontation, à la fois fabuleuse et sacrilège, que le temps s’est accéléré pour le développement de l’IA en Chine. C’est d’ailleurs à dessein qu’il est parfois qualifié de « moment Sputnik » : l’armée multiplia dès lors les séminaires et les colloques sur le sujet, Google revint en partie dans les bonnes grâces de Pékin, et Xi Jinping pouvait fièrement déclarer que son livre de chevet portait sur l’IA et le machine learning. Il se produisit une manière de choc culturel, 109une rencontre traumatique, la survenue du « réel » – au sens (paradoxal) où l’entend Jacques Lacan5 –, c’est-à-dire une rencontre avec le hors-sens, mêlée en l’occurrence à une forme d’horreur sacrée : la religio de la primatie de l’homme venait d’être anéantie par l’œuvre même de l’homme. Et cette béance dans la chaîne signifiante, ce trou dans le symbolique, pour être comblés, exigeaient la construction de cette fiction particulière qu’est le fantasme. C’est ainsi que, par contrecoup immédiat, l’IA fut parée des atours d’une espérance prométhéenne, très propre d’ailleurs à la Chine contemporaine, qui assimile la modernité occidentale – en particulier américaine et sur son versant principalement technologique – à un horizon d’attente nécessaire pour redonner à la Chine éternelle la place politique, sinon cosmique, censée lui revenir de droit, comme un retour à l’ordre naturel des choses.
À ce fantasme chinois répond ce que le politiste Stanley Hoffman appelait la « pensée experte » américaine6, qui considère que tout problème politique lato sensu est résoluble par la technique. L’appétence profonde et sincère de la sphère économique et politique américaine pour l’IA ressortit spécifiquement à une logique de puissance (potentia) : l’IA est perçue et conçue comme un agent multiplicateur des possibilités humaines et, dans le domaine des relations internationales, comme un instrument de puissance destiné à accroître la suprématie des États-Unis sur le reste du monde. À l’instar des technologies passées, les stratèges américains ont une immense confiance dans la capacité de l’IA à résoudre les problèmes d’ordre géopolitique, comme si l’avance technologique en elle-même, par son pouvoir de dissuasion fondé sur des données scientifiques, formait la loi naturelle, universelle et éternelle de la prépondérance dans les relations internationales.
Pris sous un autre angle, plus psychanalytique, l’emballement pour l’IA outre-Atlantique constitue une manifestation novatrice du « style paranoïaque » américain, au sens où l’entend l’historien Richard Hofstadter7, soit un délire de persécution collectif, un sentiment de peur obsidionale à l’égard d’un environnement international considéré comme hostile, auquel doit répondre la force pour assurer sa survie. Passé le moment 110de stupeur, le traumatisme chinois de la victoire d’AlphaGo a très vite laissé place à l’accélération des investissements dans le secteur de l’IA et de la robotique, si bien d’ailleurs que la torpeur a brusquement changé de camp : les responsables du Pentagone n’ont cessé et continuent, depuis le milieu de l’année 2017, d’alerter leurs compatriotes – et en particulier la Maison-Blanche – sur la menace que représenterait l’essor de la Chine dans ce domaine, après force références à la rhétorique classique du « péril jaune »… Il est de fait qu’au-delà de la réalité des avancées chinoises, difficilement mesurables, la stratégie de Pékin a de quoi effrayer les États-Unis, car elle s’inspire de ce qui leur a permis de jouer un rôle prééminent dans les relations internationales depuis 1945, à savoir la domination technologique.
Du fantasme au réel :
les stratégies américaine et chinoise en IA
Une fois ce cadre posé, il nous appartient encore de dépeindre les stratégies de ces pays en matière d’intelligence artificielle. Au préalable, rappelons que l’analyse fonctionnelle de l’IA au sein des relations internationales est devenue signifiante dès lors que les « grands » de ce monde ont estimé qu’elle pourrait affecter profondément et durablement l’ordre mondial tel que nous le connaissons. Lorsque Vladimir Poutine déclare que celui qui détiendra le leadership en IA se rendra maître du monde, il nous renseigne à tout le moins sur un état d’esprit que partagent les dirigeants des principales puissances. Et l’on sait qu’en politique étrangère comme ailleurs, le processus décisionnel mêle toujours le rationnel aux représentations imaginaires.
Le style néolibéral américain
De toute évidence, les puissances sont désormais lancées dans une course à l’IA, bien que deux pays seulement semblent capables de la remporter dans un proche avenir : les États-Unis et la Chine. L’intérêt porté à l’IA par les Américains est assez ancien. On pourrait sans doute le faire remonter aux origines même du terme, dans les années 111cinquante, voire durant la décennie précédente, au moment des premiers développements théoriques de la cybernétique et des réseaux de neurones artificiels, autour du mathématicien Nobert Wiener, du neurophysiologiste Warren McCulloch et du logicien Walter Pitts. Toutefois, c’est depuis 2014, et la formulation de la Third Offset Strategy8, que les États-Unis ont officialisé la prise en compte de l’IA dans le développement de leur puissance militaire. Cette stratégie repose sur une prise d’avantage technologique, notamment sur la Chine et la Russie, dans le domaine de la robotique, des nanotechnologies ou encore du Big Data et du cloud computing, à laquelle les entreprises innovantes du secteur privé sont censées être étroitement associées. C’est ainsi dans le droit fil de cette stratégie que Google a été intégré au projet Maven pour équiper les drones de l’armée américaine de logiciels de traitement automatisé de flux vidéo, basés sur les technologies d’apprentissage automatique (machine learning), afin d’améliorer leur capacité de renseignement, de surveillance (ISR)9 et, finalement, de détection de cibles.
Plusieurs agences et organismes du Pentagone sont chargés de collaborer avec les entreprises privées pour en extraire les technologies les plus avancées et les transposer au domaine militaire. Historiquement, la Defense Research Projets Agency (DARPA) joue un rôle fondamental dans ce cadre, même si elle n’est pas seule : on pourrait mentionner une kyrielle d’agences qui se partagent le travail de coopération avec le secteur privé, souvent d’ailleurs par l’intermédiaire de personnalités qui multiplient les allées et venues entre le Pentagone et les firmes technologiques. De façon topique, Eric Schmidt, l’ancien patron de Google et d’Alphabet, fait partie de ces « go-between ». Depuis mars 2016, il dirige le Defense Innovation Advisory Board – organe du département de la Défense chargé de transférer les technologies innovantes et les pratiques de la Silicon Valley vers l’armée américaine –, où il milite pour une intégration plus poussée des entreprises technologiques à la 112stratégie du Pentagone, tout en demeurant au conseil d’administration d’Alphabet10. Au total, le modèle américain participe d’une stratégie néolibérale de transfert des technologies à l’appareil militaire, en tant que Département de la Défense déploie tout un arsenal de mesures incitatives en direction du secteur privé pour l’amener à partager ses innovations.
Le mode dirigiste chinois
Le modèle chinois, quant à lui, est beaucoup plus dirigiste. Si les grandes firmes technologiques comme Baidu, Alibaba, Tencent ou Xiaomi (les « BATX ») jouent un rôle moteur dans l’intégration de l’IA à l’Armée populaire de libération, c’est l’administration centrale, et plus précisément le Parti communiste, qui contrôle la sphère économique, tout en entretenant par ailleurs des rapports d’étroite interdépendance avec elle. À tel point que s’est constitué ce que nous appelons un « complexe techno-partidaire » : les autorités chinoises parlent d’ailleurs de stratégie de « fusion civilo-militaire11 ». Le parti et ses organismes affiliés financent les projets innovants de certaines entreprises, afin qu’en retour ces firmes et ces start-up développent des technologies duales susceptibles d’être appliquées tant au domaine civil que militaire. C’est ainsi que Baidu, surtout connu pour son moteur de recherche, est chargé par le gouvernement chinois de coordonner des plateformes d’innovation dans le domaine des véhicules autonomes et de la reconnaissance vocale12, des secteurs qui intéressent autant la sphère commerciale que l’armée.
La perspective chinoise est relativement claire. Selon Pékin, les avancées des dernières années en IA sont sur le point de transformer radicalement la nature même de la guerre. Nous nous situerions à un point de bascule entre la guerre de l’information, aujourd’hui dominée 113par les États-Unis sous la forme de cyberguerres et de guerres informationnelles, et ce que les militaires chinois appellent la « guerre intelligenciée13 ». Soit une guerre où l’IA sera la pierre d’angle de tout conflit, en permettant à celui qui en maîtrise les propriétés les plus avancées, d’une part, d’améliorer et d’accélérer considérablement les capacités de prise de décision et, d’autre part, de déléguer à des machines autonomes (physiques et cybernétiques) les tâches que l’homme est pour lors le seul à pouvoir accomplir, avec davantage d’efficacité et de rapidité.
Si l’on peut admettre que les États-Unis sont pour le moment les mieux placés pour remporter cette course à la suprématie en IA, grâce à leur impressionnant réservoir d’ingénieurs hautement qualifiés, leurs firmes innovantes particulièrement dynamiques, et leur armée qui commence déjà à en intégrer certaines applications technologiques, la Chine semble en position de les surpasser. Cette ambition transparaît nettement à travers le « Plan de développement de la nouvelle génération d’IA », dévoilé par le gouvernement chinois en juillet 2017. Il prévoit que la Chine se hissera au premier rang des puissances en IA dès 2025, et s’imposera comme le premier centre d’innovation mondial à l’horizon 2030. Pour ce faire, Pékin lui a annexé un budget annuel de 22 milliards de dollars, qui devrait s’élever à 59 milliards d’ici 2025. Son but est de mettre sur pied dans les dix prochaines années une industrie de l’IA d’une valeur de 150 milliards de dollars. D’aucuns estiment même que cette stratégie pourrait permettre au PIB chinois de croître de 26 % sur la même période14. À titre de comparaison, le budget 2017 du Département de la défense américain dédié à l’IA est évalué à 3 milliards de dollars. La stratégie française, quant à elle, table sur un financement public d’1,5 milliard d’euros sur quatre ans.
Les échelles de valeur sont incommensurables. Encore faudrait-il tenir compte des investissements du secteur privé américain dans la recherche et le développement, estimés à 60 milliards de dollars par an15 ; et 114ceux des BATX chinois, dont le niveau est sans doute un peu moindre mais reste comparable. En outre, au-delà de leur poids économique, ces grandes firmes technologiques exercent une influence diplomatique et politique de plus en plus remarquable. C’est tout particulièrement vrai des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et les autres16), ce qui questionne leur aptitude et leur désir, à terme, de poursuivre leur collaboration avec l’État américain. À mesure que s’intensifie leur puissance économique, ils semblent dessiner une stratégie qui, si elle était avérée, en viendrait in fine à déconstruire les États-nations et à réorganiser la distribution des populations à travers le monde, au sein de communautés virtuelles, transnationales et post-politiques. La valeur qu’accordent leurs dirigeants à l’objectivisme d’une Ayn Rand, suivant lequel le capitalisme est le meilleur système moral et politique, ou au programme politique que portent certains mouvements antidémocratiques comme Technocracy Incorporated, laisse entrapercevoir la vision du monde qu’ils partagent, la « science du gouvernement » (kubernêtikê, cybernétique) dont ils s’estiment les dépositaires, par-delà les seuls intérêts financiers de leurs entreprises17.
Conclusion
L’étude des stratégies d’IA de la Russie, de l’Europe, de l’Inde, d’Israël ou encore de la Corée du Sud, loin d’être insignifiantes, nous permettrait de confirmer l’émergence d’une dyade sino-américaine dans de nombreux domaines, et dont la compétition en IA fait figure de puissant révélateur. Elle viendrait sans nul doute mettre davantage encore en lumière le ressort psychologique qui sous-tend et alimente ce phénomène, en ce sens que la rivalité technologique entre États se fonde d’abord sur des projections inter-fantasmatiques. Les possibilités formidables que semble offrir l’intelligence artificielle paraissent si folles, 115capables de conférer à celui qui les maîtrise, à celui qui les réalise, un pouvoir si démentiel, qu’elles nourrissent d’elles-mêmes une dynamique autonome où chacun essaie de surpasser les avancées prêtées à l’autre camp. En témoigne l’intense propagande technologique à laquelle les États se livrent à propos de leurs avancées en IA – dernièrement la Chine à propos de ses progrès dans le domaine des drones sous-marins autonomes18 –, cela dans une stratégie de dissuasion dirigée vers le camp adverse. On objectera peut-être que le même phénomène s’est déjà produit pendant la guerre froide, avec la course à l’arme nucléaire ou à l’espace, à cette différence près néanmoins que l’IA, en lien avec le transhumanisme d’ailleurs, ouvre l’espoir fou à celui (individu, État ou entreprise) qui la contrôle, non seulement de dominer le reste du monde – assertion que l’on recense fréquemment –, mais encore de se rendre maître et possesseur de la nature. C’est-à-dire de vaincre sa propre finitude humaine, terrestre, matérielle… de là à se prendre pour Dieu, il n’y a qu’un pas. Ne méprisons pas les fantasmes, leurs effets sont parfois bien plus réels que leurs causes.
Charles Thibout
Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)
Enseignant à l’Université Paris-Diderot
1 Le soutien public à la recherche dans les différents domaines de l’intelligence artificielle est ancien, concomitant avec l’invention de ce domaine scientifique. Mais, au tournant des années 2000 et 2010, les avancées majeures dans le domaine du deep learning (apprentissage profond), une sous-catégorie du machine learning (apprentissage automatique) que l’on englobe sous le terme d’intelligence artificielle, ont considérablement accru les investissements publics et privés dans le développement de ces techniques.
2 Voir Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967 ; 1973.
3 Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, P.U.F., 1947 [1907], p. 158.
4 Xi Jinping est le président de la République populaire de Chine depuis 2013 ; Robert O. Work, secrétaire adjoint à la Défense sous Barack Obama et Donald Trump (2014-2017), est un fervent défenseur du développement de l’IA militaire par les États-Unis ; Larry Page est le cofondateur de Google et le PDG d’Alphabet ; Robin Li est le cofondateur et le PDG de Baidu.
5 Jacques Lacan, Séminaire « Les non-dupes errent », séance du 19 février 1974.
6 Stanley Hoffmann, Gulliver’s Troubles : or, the Setting of American Foreign Policy, New York, McGraw-Hill, 1968.
7 Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, Cambridge, Harvard University Press, 1996.
8 Voir Robert O. Work, « Remarks by Deputy Secretary Work on Third Offset Strategy. As Delivered by Deputy Secretary of Defense Bob Work », Bruxelles, 28 avril 2016. En ligne. URL : https://dod.defense.gov/News/Speeches/Speech-View/Article/753482/remarks-by-d%20eputy-secretary-work-on-third-offset-strategy/
9 Intelligence, Surveillance and Reconnaissance est une expression générique qui désigne l’activité de collecte et d’exploitation d’informations à des fins tactiques, opérationnelles et stratégiques.
10 Eric Schmidt a quitté son poste de PDG d’Alphabet en janvier 2018, près de deux ans après sa prise de fonction au Defense Innovation Advisory Board.
11 « Xi Jinping : Accélérer la mise en place d’un système d’intégration militaire et civile d’innovation pour fournir un soutien scientifique et technologique solide à la construction de notre armée » [习近平:加快建立军民融合创新体系 为我军建设提供强大科技支撑], Xinhua, 12 mars 2017. En ligne. URL : http://www.xinhuanet.com/politics/2017-03/12/c_1120613988.htm
12 M. Jing et S. Dai, « China recruits Baidu, Alibaba, and Tencent to AI “national team” », South China Morning Post, 21 novembre 2017. En ligne. URL : https://www.scmp.com/tech/china-tech/article/2120913/china-recruits-baidu-alibaba-and-tencent-ai-national-team
13 Voir Département éditorial des sciences militaires [中国军事科学 编辑部], « Un sommaire de l’atelier sur le match entre AlphaGo et Lee Sedol et l’intelligenciation du commandement et de la prise de décision militaires » [围棋人机大战与军事指挥决策智能化研讨会观点综述], Science militaire chinoise, 2 avril 2016.
14 Rapport de PricewaterhouseCoopers, Sizing the prize, 2017.
15 Entre octobre 2016 et octobre 2017, Amazon, Alphabet, Microsoft, Apple et Facebook ont investi 61,8 milliards de dollars en R&D, dont une large part dans l’IA et ses technologies associées.
16 D’autres, comme Oracle, IBM, Cisco ou Uber, exercent également une influence majeure.
17 Voir notamment la lettre de Mark Zuckerberg, « Building Global Community », 16 février 2017. En ligne. URL : https://www.recode.net/2017/2/16/14640460/mark-zuckerberg-facebook-manifesto-letter
18 Andrew Tate, « China developing large autonomous underwater vehicles », Jane’s 360, 24 juillet 2018. En ligne. URL : https://www.janes.com/article/81960/china-developing
-large-autonomous-underwater-vehicles
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- ISBN : 978-2-406-09290-2
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- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/08/2019
- Périodicité : Semestrielle
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- Mots-clés : Intelligence artificielle, Chine, États-Unis, religion, mythologie, fantasmes, géopolitique, psychanalyse