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Classiques Garnier

L’intelligence artificielle, une géopolitique des fantasmes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2018 – 1, n° 5
    . Religiosité technologique
  • Auteur : Thibout (Charles)
  • Résumé : La compétition internationale autour de l’intelligence artificielle repose sur une vision fantasmée des possibilités offertes par la technique. Les mythes et les imaginaires nationaux nourrissent d’espérances religieuses ces technologies prométhéennes et les traduisent en termes politiques, jusqu’à la confrontation, promesse apothéotique pour certains, salvatrice pour les autres.
  • Pages : 105 à 115
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092902
  • ISBN : 978-2-406-09290-2
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0105
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Intelligence artificielle, Chine, États-Unis, religion, mythologie, fantasmes, géopolitique, psychanalyse
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Lintelligence artificielle,
une géopolitique des fantasmes

Au tournant des années 2010, laccélération des progrès de lintelligence artificielle (IA) a excité lintérêt des principales puissances comme jamais auparavant1. Les entreprises, puis les États les plus avancés sur le plan technologique, ont perçu dans ces techniques un moyen extraordinaire daccroître leur puissance dagir. Cette intuition a mené certains acteurs à investir des sommes pharamineuses dans le domaine de lIA, non seulement pour réaliser des gains financiers substantiels ou pour affermir leur pouvoir sur la scène internationale, mais encore pour ne pas courir le risque de voir un concurrent (État ou entreprise) semparer le premier de cette technologie, en présupposant que celui qui parviendrait à maîtriser, à un certain stade, le plus haut niveau de sophistication de lintelligence artificielle devancerait sans doute éternellement ses adversaires. De ces conjectures, aux accents nettement eschatologiques, est née une âpre compétition autour de la suprématie en IA qui, mutatis mutandis, épouse un schéma analogue à la course à larme nucléaire ou à lespace, du temps de la guerre froide, sans toutefois sidentifier à elle. Cest cette rivalité, originale, rugueuse et à lissue incertaine, quil convient détudier et de rendre intelligible.

Par sa complexité, la course à lintelligence artificielle mobilise un spectre disciplinaire extrêmement vaste, qui traverse la sociologie des organisations et léconomie, en passant par les relations internationales, le droit et bien dautres domaines encore. Mais un aspect est généralement occulté, a fortiori par la géopolitique et les études stratégiques ; or son intégration analytique est fondamentale pour comprendre ce phénomène. Lintelligence 106artificielle a ceci de particulier, sans que cela lui soit spécifique, quelle fonde sa puissance dattrait auprès dacteurs de nature et dimportance variables, sur un ressort essentiellement fantasmatique, voire fantasmagorique. La conception freudienne du fantasme, que nous privilégierons, réfère à une action imaginaire qui implique le sujet, et figure, au travers de processus défensifs, laccomplissement dun désir2. Il caractérise lopposition ou lécart entre imagination et réalité perceptuelle, de sorte que le fantasme traduit laspiration dun individu ou dun collectif qui sémancipe des données épistémiques (au sens de lépistémè foucaldienne), soit lensemble des connaissances réglées propres à un groupe social et à une époque.

Comme tel, le terme dintelligence artificielle est en soi le produit dun fantasme, puisquil suppose stricto sensu la production technique – donc non naturelle – dune intelligence, sans que les conditions matérielles de sa réalisation soient réunies. Lorsque le mathématicien John McCarthy inventa cette notion en 1955-1956, ses intentions techniques frappèrent plus que de raison limaginaire de lindividu ordinaire. En cela, le terme dintelligence artificielle a créé ab initio un décalage entre le projet technique quil définit et les possibilités bien plus larges quil laisse entendre ou espérer. Pour sen convaincre, il suffit de se référer à la définition de lintelligence proposée par Bergson : « [] lintelligence est caractérisée par la puissance indéfinie de décomposer selon nimporte quelle loi et de recomposer suivant nimporte quel système3. » Lintelligence, ici comprise comme lensemble des fonctions mentales qui ont pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle, na rien de comparable avec le projet des mathématiciens du milieu du xxe siècle. Or, par déformation sémantique, lintelligence artificielle a ouvert la voie à des aspirations proprement fantastiques, autrement dit, des « fantasmes ».

Le passage de léchelle individuelle à léchelle stato-nationale et internationale natténue en rien la puissance dévocation de lintelligence artificielle : les fantasmes sont simplement combinés aux intérêts collectifs portés par les structures étatiques à travers leurs représentants (personnel administratif et politique), qui les traduisent en termes de politiques technologiques. Les différentes stratégies de développement de lintelligence artificielle, quelles soient le fait dÉtats ou dentreprises 107privées, reposent toujours sur une « vision » (phantasma) des opportunités ouvertes par cet ensemble de techniques, par-delà le principe de réalité. Xi Jinping, Bob Work, Larry Page ou Robin Li4, quel que soit leur niveau (inégal) de compréhension du sujet, conçoivent tous à leur manière lintelligence artificielle comme un vecteur de puissance susceptible de réorganiser en profondeur léconomie et la grammaire politiques dans lesquelles sinscrit lÉtat ou lorganisation auxquels ils appartiennent. De la sorte, ces techniques se voient dotées imaginairement dun pouvoir surdimensionné qui dépasse de loin leurs capacités réelles. Dans le même temps, elles exercent une influence sur lesprit de ces décideurs et, ce faisant, elles ont un effet mesurable sur lorientation des choix stratégiques des États et des entreprises concernés.

Lhomme, lÉtat et la machine

Lintelligence artificielle, du moins ce que lon réunit communément sous ce terme, se réduit en dernière analyse à un répertoire perfectionné de procédures algorithmiques, de fonctions statistiques alliées à de puissantes capacités de calcul, qui donne lillusion de la reproduction de la réflexivité humaine par une machine. Ce nest pas anodin, car cette illusion charrie derrière elle une chaîne mythologique considérable de représentations, remontant aux fondements grecs et bibliques des cultures occidentales, qui mettent en scène la geste démiurgique du ou des dieux que lhomme parviendrait à singer pour surmonter son incomplétude, abolir la distance entre la créature et son créateur et, par suite, réaliser la synthèse primordiale et finale entre le créant et le créé. Bref, hisser lhomme à la place de Dieu : tuer le père et sen approprier les attributs. Mais comme dans le schéma œdipien, le fantasme parricide a un double effet : celui de porter le fils au niveau du père, et de faire de ce fils devenu père la proie dun nouveau fils, qui cherchera à le tuer et 108à sy substituer. Doù, également, cette peur enracinée dans la culture populaire occidentale de la créature échappant à son créateur, depuis le monstre de Frankenstein jusquà iRobot, en passant par HAL de 2001 : lOdyssée de lespace et Skynet de Terminator. Laccumulation pluriséculaire de ces récits a structuré nos schèmes culturels et cognitifs qui, par défaut, classent la créature artificielle parmi les menaces : le lancement, en 2013, de la campagne internationale contre les robots tueurs par Human Rights Watch, qui regroupe plus de soixante-dix ONG dont Amnesty International, nest que lune des dernières manifestations de cette crainte que suscitent a priori les golems et leurs avatars modernes. Non sans ambiguïté dailleurs, puisque, concomitamment, ces créatures émerveillent, tant par leurs qualités exceptionnelles que par limage narcissique quelles renvoient aux êtres humains, leurs créateurs.

Ce détour liminaire pourrait sembler éloigné de lapparente rationalité qui entoure la compétition entre États pour préempter cette technologie et ses applications, mais il nen est rien. Au-delà du répertoire de techniques, noué autour de lapprentissage profond, des mégadonnées (big data) ou encore des processeurs graphiques, si lintelligence artificielle attise tant les convoitises de tous bords, cest que sa désirabilité saffranchit, pour une large part, de la raison rationnelle, et quelle se déploie bien plus fondamentalement sur un registre passionnel et affectuel extrêmement primitif.

Pour le comprendre, il faut voir que la date de naissance des prétentions chinoises à obtenir la maîtrise et la prépondérance en intelligence artificielle a toute lapparence diégétique dun mythe des origines : en mars 2016, AlphaGo, le programme informatique développé par Google Deepmind, triomphe du Coréen Lee Sedol, lun des meilleurs joueurs de go au monde. Jusqualors les responsables chinois sintéressaient, certes, à ces questions, portées notamment par les géants technologiques nationaux que sont Baidu, Alibaba ou Tencent. Néanmoins, cest précisément à partir de cette confrontation, à la fois fabuleuse et sacrilège, que le temps sest accéléré pour le développement de lIA en Chine. Cest dailleurs à dessein quil est parfois qualifié de « moment Sputnik » : larmée multiplia dès lors les séminaires et les colloques sur le sujet, Google revint en partie dans les bonnes grâces de Pékin, et Xi Jinping pouvait fièrement déclarer que son livre de chevet portait sur lIA et le machine learning. Il se produisit une manière de choc culturel, 109une rencontre traumatique, la survenue du « réel » – au sens (paradoxal) où lentend Jacques Lacan5 –, cest-à-dire une rencontre avec le hors-sens, mêlée en loccurrence à une forme dhorreur sacrée : la religio de la primatie de lhomme venait dêtre anéantie par lœuvre même de lhomme. Et cette béance dans la chaîne signifiante, ce trou dans le symbolique, pour être comblés, exigeaient la construction de cette fiction particulière quest le fantasme. Cest ainsi que, par contrecoup immédiat, lIA fut parée des atours dune espérance prométhéenne, très propre dailleurs à la Chine contemporaine, qui assimile la modernité occidentale – en particulier américaine et sur son versant principalement technologique – à un horizon dattente nécessaire pour redonner à la Chine éternelle la place politique, sinon cosmique, censée lui revenir de droit, comme un retour à lordre naturel des choses.

À ce fantasme chinois répond ce que le politiste Stanley Hoffman appelait la « pensée experte » américaine6, qui considère que tout problème politique lato sensu est résoluble par la technique. Lappétence profonde et sincère de la sphère économique et politique américaine pour lIA ressortit spécifiquement à une logique de puissance (potentia) : lIA est perçue et conçue comme un agent multiplicateur des possibilités humaines et, dans le domaine des relations internationales, comme un instrument de puissance destiné à accroître la suprématie des États-Unis sur le reste du monde. À linstar des technologies passées, les stratèges américains ont une immense confiance dans la capacité de lIA à résoudre les problèmes dordre géopolitique, comme si lavance technologique en elle-même, par son pouvoir de dissuasion fondé sur des données scientifiques, formait la loi naturelle, universelle et éternelle de la prépondérance dans les relations internationales.

Pris sous un autre angle, plus psychanalytique, lemballement pour lIA outre-Atlantique constitue une manifestation novatrice du « style paranoïaque » américain, au sens où lentend lhistorien Richard Hofstadter7, soit un délire de persécution collectif, un sentiment de peur obsidionale à légard dun environnement international considéré comme hostile, auquel doit répondre la force pour assurer sa survie. Passé le moment 110de stupeur, le traumatisme chinois de la victoire dAlphaGo a très vite laissé place à laccélération des investissements dans le secteur de lIA et de la robotique, si bien dailleurs que la torpeur a brusquement changé de camp : les responsables du Pentagone nont cessé et continuent, depuis le milieu de lannée 2017, dalerter leurs compatriotes – et en particulier la Maison-Blanche – sur la menace que représenterait lessor de la Chine dans ce domaine, après force références à la rhétorique classique du « péril jaune »… Il est de fait quau-delà de la réalité des avancées chinoises, difficilement mesurables, la stratégie de Pékin a de quoi effrayer les États-Unis, car elle sinspire de ce qui leur a permis de jouer un rôle prééminent dans les relations internationales depuis 1945, à savoir la domination technologique.

Du fantasme au réel :
les stratégies américaine et chinoise en IA

Une fois ce cadre posé, il nous appartient encore de dépeindre les stratégies de ces pays en matière dintelligence artificielle. Au préalable, rappelons que lanalyse fonctionnelle de lIA au sein des relations internationales est devenue signifiante dès lors que les « grands » de ce monde ont estimé quelle pourrait affecter profondément et durablement lordre mondial tel que nous le connaissons. Lorsque Vladimir Poutine déclare que celui qui détiendra le leadership en IA se rendra maître du monde, il nous renseigne à tout le moins sur un état desprit que partagent les dirigeants des principales puissances. Et lon sait quen politique étrangère comme ailleurs, le processus décisionnel mêle toujours le rationnel aux représentations imaginaires.

Le style néolibéral américain

De toute évidence, les puissances sont désormais lancées dans une course à lIA, bien que deux pays seulement semblent capables de la remporter dans un proche avenir : les États-Unis et la Chine. Lintérêt porté à lIA par les Américains est assez ancien. On pourrait sans doute le faire remonter aux origines même du terme, dans les années 111cinquante, voire durant la décennie précédente, au moment des premiers développements théoriques de la cybernétique et des réseaux de neurones artificiels, autour du mathématicien Nobert Wiener, du neurophysiologiste Warren McCulloch et du logicien Walter Pitts. Toutefois, cest depuis 2014, et la formulation de la Third Offset Strategy8, que les États-Unis ont officialisé la prise en compte de lIA dans le développement de leur puissance militaire. Cette stratégie repose sur une prise davantage technologique, notamment sur la Chine et la Russie, dans le domaine de la robotique, des nanotechnologies ou encore du Big Data et du cloud computing, à laquelle les entreprises innovantes du secteur privé sont censées être étroitement associées. Cest ainsi dans le droit fil de cette stratégie que Google a été intégré au projet Maven pour équiper les drones de larmée américaine de logiciels de traitement automatisé de flux vidéo, basés sur les technologies dapprentissage automatique (machine learning), afin daméliorer leur capacité de renseignement, de surveillance (ISR)9 et, finalement, de détection de cibles.

Plusieurs agences et organismes du Pentagone sont chargés de collaborer avec les entreprises privées pour en extraire les technologies les plus avancées et les transposer au domaine militaire. Historiquement, la Defense Research Projets Agency (DARPA) joue un rôle fondamental dans ce cadre, même si elle nest pas seule : on pourrait mentionner une kyrielle dagences qui se partagent le travail de coopération avec le secteur privé, souvent dailleurs par lintermédiaire de personnalités qui multiplient les allées et venues entre le Pentagone et les firmes technologiques. De façon topique, Eric Schmidt, lancien patron de Google et dAlphabet, fait partie de ces « go-between ». Depuis mars 2016, il dirige le Defense Innovation Advisory Board – organe du département de la Défense chargé de transférer les technologies innovantes et les pratiques de la Silicon Valley vers larmée américaine –, où il milite pour une intégration plus poussée des entreprises technologiques à la 112stratégie du Pentagone, tout en demeurant au conseil dadministration dAlphabet10. Au total, le modèle américain participe dune stratégie néolibérale de transfert des technologies à lappareil militaire, en tant que Département de la Défense déploie tout un arsenal de mesures incitatives en direction du secteur privé pour lamener à partager ses innovations.

Le mode dirigiste chinois

Le modèle chinois, quant à lui, est beaucoup plus dirigiste. Si les grandes firmes technologiques comme Baidu, Alibaba, Tencent ou Xiaomi (les « BATX ») jouent un rôle moteur dans lintégration de lIA à lArmée populaire de libération, cest ladministration centrale, et plus précisément le Parti communiste, qui contrôle la sphère économique, tout en entretenant par ailleurs des rapports détroite interdépendance avec elle. À tel point que sest constitué ce que nous appelons un « complexe techno-partidaire » : les autorités chinoises parlent dailleurs de stratégie de « fusion civilo-militaire11 ». Le parti et ses organismes affiliés financent les projets innovants de certaines entreprises, afin quen retour ces firmes et ces start-up développent des technologies duales susceptibles dêtre appliquées tant au domaine civil que militaire. Cest ainsi que Baidu, surtout connu pour son moteur de recherche, est chargé par le gouvernement chinois de coordonner des plateformes dinnovation dans le domaine des véhicules autonomes et de la reconnaissance vocale12, des secteurs qui intéressent autant la sphère commerciale que larmée.

La perspective chinoise est relativement claire. Selon Pékin, les avancées des dernières années en IA sont sur le point de transformer radicalement la nature même de la guerre. Nous nous situerions à un point de bascule entre la guerre de linformation, aujourdhui dominée 113par les États-Unis sous la forme de cyberguerres et de guerres informationnelles, et ce que les militaires chinois appellent la « guerre intelligenciée13 ». Soit une guerre où lIA sera la pierre dangle de tout conflit, en permettant à celui qui en maîtrise les propriétés les plus avancées, dune part, daméliorer et daccélérer considérablement les capacités de prise de décision et, dautre part, de déléguer à des machines autonomes (physiques et cybernétiques) les tâches que lhomme est pour lors le seul à pouvoir accomplir, avec davantage defficacité et de rapidité.

Si lon peut admettre que les États-Unis sont pour le moment les mieux placés pour remporter cette course à la suprématie en IA, grâce à leur impressionnant réservoir dingénieurs hautement qualifiés, leurs firmes innovantes particulièrement dynamiques, et leur armée qui commence déjà à en intégrer certaines applications technologiques, la Chine semble en position de les surpasser. Cette ambition transparaît nettement à travers le « Plan de développement de la nouvelle génération dIA », dévoilé par le gouvernement chinois en juillet 2017. Il prévoit que la Chine se hissera au premier rang des puissances en IA dès 2025, et simposera comme le premier centre dinnovation mondial à lhorizon 2030. Pour ce faire, Pékin lui a annexé un budget annuel de 22 milliards de dollars, qui devrait sélever à 59 milliards dici 2025. Son but est de mettre sur pied dans les dix prochaines années une industrie de lIA dune valeur de 150 milliards de dollars. Daucuns estiment même que cette stratégie pourrait permettre au PIB chinois de croître de 26 % sur la même période14. À titre de comparaison, le budget 2017 du Département de la défense américain dédié à lIA est évalué à 3 milliards de dollars. La stratégie française, quant à elle, table sur un financement public d1,5 milliard deuros sur quatre ans.

Les échelles de valeur sont incommensurables. Encore faudrait-il tenir compte des investissements du secteur privé américain dans la recherche et le développement, estimés à 60 milliards de dollars par an15 ; et 114ceux des BATX chinois, dont le niveau est sans doute un peu moindre mais reste comparable. En outre, au-delà de leur poids économique, ces grandes firmes technologiques exercent une influence diplomatique et politique de plus en plus remarquable. Cest tout particulièrement vrai des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et les autres16), ce qui questionne leur aptitude et leur désir, à terme, de poursuivre leur collaboration avec lÉtat américain. À mesure que sintensifie leur puissance économique, ils semblent dessiner une stratégie qui, si elle était avérée, en viendrait in fine à déconstruire les États-nations et à réorganiser la distribution des populations à travers le monde, au sein de communautés virtuelles, transnationales et post-politiques. La valeur quaccordent leurs dirigeants à lobjectivisme dune Ayn Rand, suivant lequel le capitalisme est le meilleur système moral et politique, ou au programme politique que portent certains mouvements antidémocratiques comme Technocracy Incorporated, laisse entrapercevoir la vision du monde quils partagent, la « science du gouvernement » (kubernêtikê, cybernétique) dont ils sestiment les dépositaires, par-delà les seuls intérêts financiers de leurs entreprises17.

Conclusion

Létude des stratégies dIA de la Russie, de lEurope, de lInde, dIsraël ou encore de la Corée du Sud, loin dêtre insignifiantes, nous permettrait de confirmer lémergence dune dyade sino-américaine dans de nombreux domaines, et dont la compétition en IA fait figure de puissant révélateur. Elle viendrait sans nul doute mettre davantage encore en lumière le ressort psychologique qui sous-tend et alimente ce phénomène, en ce sens que la rivalité technologique entre États se fonde dabord sur des projections inter-fantasmatiques. Les possibilités formidables que semble offrir lintelligence artificielle paraissent si folles, 115capables de conférer à celui qui les maîtrise, à celui qui les réalise, un pouvoir si démentiel, quelles nourrissent delles-mêmes une dynamique autonome où chacun essaie de surpasser les avancées prêtées à lautre camp. En témoigne lintense propagande technologique à laquelle les États se livrent à propos de leurs avancées en IA – dernièrement la Chine à propos de ses progrès dans le domaine des drones sous-marins autonomes18 –, cela dans une stratégie de dissuasion dirigée vers le camp adverse. On objectera peut-être que le même phénomène sest déjà produit pendant la guerre froide, avec la course à larme nucléaire ou à lespace, à cette différence près néanmoins que lIA, en lien avec le transhumanisme dailleurs, ouvre lespoir fou à celui (individu, État ou entreprise) qui la contrôle, non seulement de dominer le reste du monde – assertion que lon recense fréquemment –, mais encore de se rendre maître et possesseur de la nature. Cest-à-dire de vaincre sa propre finitude humaine, terrestre, matérielle… de là à se prendre pour Dieu, il ny a quun pas. Ne méprisons pas les fantasmes, leurs effets sont parfois bien plus réels que leurs causes.

Charles Thibout

Chercheur à lInstitut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Enseignant à lUniversité Paris-Diderot

1 Le soutien public à la recherche dans les différents domaines de lintelligence artificielle est ancien, concomitant avec linvention de ce domaine scientifique. Mais, au tournant des années 2000 et 2010, les avancées majeures dans le domaine du deep learning (apprentissage profond), une sous-catégorie du machine learning (apprentissage automatique) que lon englobe sous le terme dintelligence artificielle, ont considérablement accru les investissements publics et privés dans le développement de ces techniques.

2 Voir Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967 ; 1973.

3 Henri Bergson, LÉvolution créatrice, Paris, P.U.F., 1947 [1907], p. 158.

4 Xi Jinping est le président de la République populaire de Chine depuis 2013 ; Robert O. Work, secrétaire adjoint à la Défense sous Barack Obama et Donald Trump (2014-2017), est un fervent défenseur du développement de lIA militaire par les États-Unis ; Larry Page est le cofondateur de Google et le PDG dAlphabet ; Robin Li est le cofondateur et le PDG de Baidu.

5 Jacques Lacan, Séminaire « Les non-dupes errent », séance du 19 février 1974.

6 Stanley Hoffmann, Gullivers Troubles : or, the Setting of American Foreign Policy, New York, McGraw-Hill, 1968.

7 Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, Cambridge, Harvard University Press, 1996.

8 Voir Robert O. Work, « Remarks by Deputy Secretary Work on Third Offset Strategy. As Delivered by Deputy Secretary of Defense Bob Work », Bruxelles, 28 avril 2016. En ligne. URL : https://dod.defense.gov/News/Speeches/Speech-View/Article/753482/remarks-by-d%20eputy-secretary-work-on-third-offset-strategy/

9 Intelligence, Surveillance and Reconnaissance est une expression générique qui désigne lactivité de collecte et dexploitation dinformations à des fins tactiques, opérationnelles et stratégiques.

10 Eric Schmidt a quitté son poste de PDG dAlphabet en janvier 2018, près de deux ans après sa prise de fonction au Defense Innovation Advisory Board.

11 « Xi Jinping : Accélérer la mise en place dun système dintégration militaire et civile dinnovation pour fournir un soutien scientifique et technologique solide à la construction de notre armée » [习近平:加快建立军民融合创新体系 为我军建设提供强大科技支撑], Xinhua, 12 mars 2017. En ligne. URL : http://www.xinhuanet.com/politics/2017-03/12/c_1120613988.htm

12 M. Jing et S. Dai, « China recruits Baidu, Alibaba, and Tencent to AI “national team” », South China Morning Post, 21 novembre 2017. En ligne. URL : https://www.scmp.com/tech/china-tech/article/2120913/china-recruits-baidu-alibaba-and-tencent-ai-national-team

13 Voir Département éditorial des sciences militaires [中国军事科学 编辑部], « Un sommaire de latelier sur le match entre AlphaGo et Lee Sedol et lintelligenciation du commandement et de la prise de décision militaires » [围棋人机大战与军事指挥决策智能化研讨会观点综述], Science militaire chinoise, 2 avril 2016.

14 Rapport de PricewaterhouseCoopers, Sizing the prize, 2017.

15 Entre octobre 2016 et octobre 2017, Amazon, Alphabet, Microsoft, Apple et Facebook ont investi 61,8 milliards de dollars en R&D, dont une large part dans lIA et ses technologies associées.

16 Dautres, comme Oracle, IBM, Cisco ou Uber, exercent également une influence majeure.

17 Voir notamment la lettre de Mark Zuckerberg, « Building Global Community », 16 février 2017. En ligne. URL : https://www.recode.net/2017/2/16/14640460/mark-zuckerberg-facebook-manifesto-letter

18 Andrew Tate, « China developing large autonomous underwater vehicles », Janes 360, 24 juillet 2018. En ligne. URL : https://www.janes.com/article/81960/china-developing
-large-autonomous-underwater-vehicles