Shamanism, avatars, and immersion Processes and relations
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2017 – 2, n° 4. Immersion - Author: Dubos (Anne)
- Pages: 115 to 135
- Journal: Digital Studies
Chamanisme, avatars et immersion
Des processus et des relations
Dans le Phédon (109 c-e), Platon compare notre condition à celle des poissons de la mer. Ils glissent en silence dans les profondeurs glauques et le ciel n’est pour eux que cette surface luminescente indistincte qu’ils aperçoivent d’en bas. Certains, pourtant, à la faveur d’un bref vol plané au-dessus des flots, auront la chance d’entrevoir la terre, l’air et les astres dans tout leur éclat. Mais que pourraient-ils bien retenir d’une vision aussi fugitive ? Imaginant que nous habitons en fait, sans le savoir, non pas la surface du globe terrestre, mais une sorte de cavité creusée en elle, toute emplie de nuées et de vapeurs, et que nous confondons le vacillant reflet des corps célestes dans cette atmosphère quasi aqueuse avec les « vraies » constellations, Platon assimile le philosophe à une espèce de poisson volant humain qui serait capable, par instants, d’émerger – en pensée – au-dessus de la trouble confusion de notre environnement terrestre et de ramener parmi nous quelques fragments de sa vision des « choses d’en haut1 ».
Un mode d’accès aux mondes invisibles
Si notre présence au monde varie et avec elle notre capacité d’attention à nos activités2, entre électricité, magnétisme, biologie et mécanique des fluides, nombreux sont désormais les modèles qui pourraient exprimer les variations de l’être au monde, mais aussi, des mondes à l’être3. Il semble alors que ce numéro d’Études Digitales consacré à l’immersion nous invite à interroger, au-delà des seuls dispositifs techniques et 116technologiques de réalité virtuelle, le phénomène de présence en tant que tel. Si cette présence peut être définie comme l’existence d’un être à un lieu donné – « La présence des autres me sera bientôt insupportable ; je finirai en ours, je crois. », écrivait Gide, en 1891, dans son Journal – les enjeux qu’elle porte se trouvent désormais renouvelés au regard de la capacité contemporaine à s’immerger au sein de mondes numériques. Celle-ci permet notamment à toute une frange de la population, en particulier aux gamers, de « vivre collectivement, mais à distance » et ce, « plus de huit heures par jour ». Entre érémitisme et no-life4, l’interface sociale que constitue le jeu en ligne structure et donne un sens à la vie de certains, qui semblent ne trouver par ailleurs aucune ancre sociale, politique ou éthique au sein de nos sociétés contemporaines.
La thématique du jeu est bien connue de l’anthropologie. Elle a été problématisée de nombreuses fois dans de fameux essais qui fondèrent les bases d’une ethnographie des identités et des espaces de constitution du moi traversés par les joueurs. Je pense notamment à l’essai de Caillois5 ou aux travaux de Winnicott6. Plus récemment, l’analyse de la brillante Roberte Hamayon7 a permis de renouveler l’intérêt de la notion de jeu à partir de l’étude d’exemples sibériens, au premier rang desquels figure la pratique chamanique. Les éléments d’analyse développés seront ici convoqués au cœur des problématiques relatives aux mondes virtuels8. En effet, la notion de jeu est assez plastique pour désigner tant un exercice de pensée, que l’immersion au sein d’univers digitaux.
Si l’on prend la problématique à rebours, il est également possible de s’interroger sur ce que peuvent avoir de commun un chamane et un joueur en ligne. Comment mettre en relief les ressemblances et les différences de ces processus de changement d’état qui ne cessent de négocier les frontières entre l’ici et l’ailleurs, du moi et de l’autre ? Une telle démarche permet de formaliser les multiples mises en présence 117de l’au-delà. Présence qui côtoie et surpasse l’existence d’un être en un lieu donné9.
À travers plusieurs exemples relevant de l’ethnographie, je proposerai ici, un exercice de fiction10 où le chamanisme sera présenté comme processus miroir de l’avatarisation. Ceci dans le but de comparer les modèles, invitant par là à approfondir un débat éminemment contemporain entre usages des technologies numériques et aspiration à une spiritualité au-delà de la pratique du jeu.
Des mondes doubles et des voyages
entre les mondes
J’ai choisi les termes avatarisation et chamanisme car ils semblent s’inscrire aux extrêmes des humanités : d’un côté, les sociétés traditionnelles continuent de nourrir le chamanisme depuis la nuit des temps11 ; de l’autre, les sociétés contemporaines convoquent des « néo-chamanes », afin de les aider à conquérir les dernières parts de mystère sociales, politiques ou psychologiques qui les inquiètent. Pris dans cette urgence, les processus d’identification contemporains des mondes dits « complexes », induisent désormais l’émergence d’avatars tous azimuts, sans véritable distinction ontologique de l’homme à l’animal et de l’animal à l’objet. Depuis Second Life jusqu’à Pokemon Go, nombreux sont les joueurs en ligne qui alimentent un double d’eux-mêmes, au sein d’un monde fantoche.
Il n’est toutefois pas nécessaire d’être gamer pour faire la rencontre d’un avatar. La sortie en salle du film au titre éponyme12 : Avatar, en est l’exemple ultime. Les non-joueurs auront par ailleurs l’occasion de découvrir des personnages virtuels au sein d’installations d’arts 118numériques. Rappelons à ce titre, le travail mené13 par Philippe Parreno et Pierre Huygues intitulé No ghost, just a shell. Le projet consistait à mettre en scène un personnage de fiction sans histoire : Ann-Lee. Conçue par une agence de manga japonaise, Ann-Lee fut achetée pour la modique somme de 428 dollars, et parvint aux artistes sous forme de fichier informatique. L’avatar une fois libérée du monde de la production et des réseaux de diffusion put encore acquérir plusieurs identités. Elle fut même dotée de plusieurs voix. Mais dans ce cas, de quoi l’avatar était-il le fantôme ou l’enveloppe ?
Pour tenter de répondre à cette question de la transformation d’états comme des identités, j’envisagerai la comparaison des phénomènes d’avatarisation et de chamanisme en ce que tous deux nécessitent un objet de transfert. La thèse est la suivante : les phénomènes d’immersion auquel nous assistons au sein des dispositifs de réalité virtuelle sont issus de pratiques anciennes. Ils font usage des mêmes ressources sensori-motrices que les traditionnelles techniques du corps, liées aux cultes de possession ou de chamanisme. Seule change aujourd’hui la technique d’entrée ou de sortie de corps, et par extension, d’univers intégrés14. Je tâcherai, en fin d’article, d’amener le lecteur à s’interroger sur les conditions de ce qui semble fonder les principes d’un nécessaire passage entre les mondes.
Pour commencer par le chamanisme
Nombreux sont les ouvrages anthropologiques qui tentent de saisir ce phénomène passionnant de la mystique extra-occidentale. Dans son dernier ouvrage, Michel Perrin définit ainsi le chamanisme : « L’un des grands systèmes imaginés par l’esprit humain dans diverses régions du 119monde pour donner sens aux événements et pour agir sur eux15 ». Ainsi et d’après lui, le chamanisme implique une représentation dualiste de la personne et du monde. Dans ce système de représentation l’être humain se trouve défini comme constitué d’un corps et d’une (ou plusieurs) composantes invisibles — souvent qualifiées d’« âmes » — qui survivent au corps après sa mort.
La représentation chamanique alimente également une image bi-modale du monde : il y a ce monde-ci, visible et quotidien, et un monde-autre, celui des dieux et de leurs émissaires, mais aussi des esprits, des animaux, des végétaux, des ancêtres, des héros et des morts. C’est d’ailleurs ce monde-là que s’appliquent à décrire les mythologies. Et c’est également ce monde-là que mettent en scène les théâtres traditionnels ; le monde des premiers avatars. J’y reviendrai.
Il est important de préciser que le pouvoir du chamane dépasse celui du simple oracle. Le chamane peut en effet littéralement voyager à travers « d’autres mondes ». Et s’il voyage, c’est dans le but de soigner les âmes malades, d’apaiser les âmes des morts, de domestiquer les esprits animaux. L’efficacité chamanique tient à sa capacité de circulation entre les mondes. Et sa preuve repose sur le fait que les actions du chamane sont rendues visibles à ses contemporains par le biais de manipulations spécifiques.
En 1951, le chamanisme apparaissait chez Mircea Eliade comme une constante anthropologique ou, je cite : « un ensemble de pratiques et de doctrines religieuses qui permettaient à certaines personnes, identifiables sur le plan social, d’entrer en relation avec les entités spirituelles pour le compte de leur communauté16 ». Le chamane acquiert dès lors, valeur de thérapeute au sein d’une communauté qui le reconnaît comme tel, tandis qu’il pratique des rites de soin ou de divination.
Si le mot Chamane se rapporte aux sociétés sibériennes — plus précisément Saman est un terme de la langue Evenki qui signifie danser, bondir, remuer, s’agiter — la pratique du chamanisme dépasse cependant les frontières Mongoles. Claude-Levi Strauss l’employa ainsi pour qualifier des rites qu’il observait sur la côte Pacifique tels que :
L’ars magna de certaines écoles chamaniques de la côte du nord-ouest Pacifique, c’est-à-dire l’usage d’une petite touffe de duvet que le praticien dissimule 120dans un coin de sa bouche pour l’expectorer tout ensanglantée au moment opportun, après s’être mordu la langue ou avoir fait sourdre le sang de ses gencives, et la présenter solennellement au malade et à l’assistance, comme le corps pathologique expulsé à la suite de ses succions et manipulations. (Claude Lévi-Strauss, 1958, p. 201)17
Cette dernière lecture nous porte à saisir combien l’art de la manipulation — le jeu — permet, entre les mains du chamane, la circulation mais plus encore la mise en présence des mondes.
Roberte Hamayon18 met d’ailleurs en perspective cette dynamique intermodale : qui du chamane ou de l’esprit est-il l’acteur ? Le chamane est-il joué ou joueur ? L’auteure tient d’ailleurs là l’essentielle distinction entre chamanisme et possession : Joué des esprits ou conteur des univers parallèles ? Dans le cas de la possession, l’esprit représenté pénètre le corps du possédé et se dissocie de celui du chamane :
Le chamane est dans la position du joueur, et les esprits sont « joués ». Dans la possession, le verbe « jouer » à la forme active s’applique non au possédé, mais à l’esprit qui le possède. C’est à l’esprit que revient le rôle actif, au demeurant conçu comme un rôle masculin, et le possédé, en quelque sorte « joué », est généralement pensé comme féminin même s’il s’agit d’un homme19.
Du chamanisme aux cultes de possessions, les rôles sont alors inversés. L’anthropologie classique propose des couches d’interprétations singulières qui varient selon les cultures étudiées20. Or, c’est à présent et à travers la mise en fiction des jeux de doubles, que je vais questionner la figure de l’avatar.
121Des Avatars
D’origine sanskrite, le terme avatar désigne l’une des incarnations du dieu Vishnou, l’un des dieux du Panthéon Hindou. L’étymologie d’avatar renvoie à une action : celle de descendre (sur terre), de prendre forme, mais également à un phénomène, celui de se manifester. Elle indique là une relation intermédiaire, une incarnation plus qu’une représentation figurée.
La tradition iconographique hindoue prodigue d’ailleurs au dieu vénéré quatre bras et quatre mains pour symboliser la vitalité de son action. Dans la première se trouve la conque (shanka), dans laquelle il souffle pour vaincre les démons. Sur l’index de la seconde, il fait tourner sudhdarshan chakra : le disque qui décapite les forces du mal — dit aussi « disque de l’éveil ». Dans sa troisième main, Vishnou brandit une masse d’or (gadha), qui symbolise le pouvoir de son action. Enfin la quatrième main est ornée d’une fleur de lotus qui figure la grâce du dieu bien aimé.
Vishnou est le dieu qui incarne la préservation. Et dans l’histoire du monde il serait déjà intervenu neuf fois21 pour rétablir la loi du dharma. Les avatars de Vishnou sont, dans l’ordre, Matsya, le poisson, Kurma, la tortue, Varaha, le sanglier, Narasimha, l’homme-lion, Vamana, le nain, Parashurama, le brahmane guerrier, Rama, le prince d’Ayodhya, Balarama, Krishna et Kalki. Alain Daniélou nous rapporte ici l’histoire de la « descente du poisson » (Matsya Avatara) :
L’histoire du poisson est celle du déluge duquel le poisson sauva le septième législateur (Manu), […] fondateur de l’humanité […]. Manu trouva dans l’eau qui lui était apportée pour ses ablutions un tout petit poisson qui se glissa dans sa main et lui demanda sa protection. Le poisson dit : « Je te sauverai d’un déluge qui balayera toutes les créatures de la terre. » Ce poisson grandit et dut être mis dans des récipients de plus en plus grands jusqu’à ce que rien d’autre que l’Océan ne soit assez vaste pour le contenir. C’est alors que Manu le reconnut pour une incarnation de Vishnu. Le dieu informa Manu du déluge imminent et lui ordonna de s’y préparer. Il lui fit bâtir un navire et quand les pluies arrivèrent, lui ordonna de s’embarquer avec les sages, les plantes et les animaux. Le poisson, qui était de dimensions prodigieuses, 122nagea vers Manu qui attacha le navire à sa corne, utilisant comme corde le serpent Vestige. Lorsque les eaux baissèrent, le serpent le mena en lieu sûr. Le Bhagavata Purana (8,24) nous conte que le poisson combattit sous les eaux du démon Hayagriva qui avait volé les Vedas à Brahma endormi. Il remit les Vedas à des vœux de vérité, et leur enseigna les principes qui doivent guider l’humanité pendant le cycle présent, ainsi que « la vraie doctrine du Soi et de l’Immensité ». (Danielou, 1992)22
L’histoire de ce dieu poisson et ses multiples variantes sont ainsi rapportées par les Puranas — le Matsya Purana (chapitre vii), le Bhagavata Purana (8,24), l’Agni Purana (chapitre ii). Les écrits anciens décrivent la manifestation du dieu, son avatar, selon plusieurs identités qui chaque fois incarnent des modes d’existence singuliers.
Au sein de son précieux ouvrage, Many Ramayanas, Paula Richman questionne la capacité de l’historiographie à tracer les multiples ramifications alimentant ses sources. L’ethnographie vernaculaire quant à elle, s’interroge sur les variations locales du rite, qu’il soit donné sous forme de théâtre ou de danse, lors des fêtes de temples dédiées à Vishnou. Il est d’une heureuse évidence que ni l’une ni l’autre n’auront jamais la capacité de tracer la carte complète de la phylogénétique des pratiques qui leur sont associées. Et c’est en cela que demeure puissante, encore aujourd’hui, la figure de l’avatar du dieu. Il est l’incarnation de l’un et du multiple, premier principe de l’hindouisme23. Principe qu’il est si difficile de saisir, lorsqu’on est issu d’un monde cartésien.
Au sein de l’heureuse navigation entre univers cosmiques insaisissables, l’incarnation de l’avatar tient de la représentation en acte : Vishnou est un dieu dont la présence s’exprime toujours en devenir. Devenir animal ou devenir humain, il transcende toutes les formes d’identité. Voilà en quoi se fonde la première étape de comparaison entre les définitions de l’avatarisation, en tant que mise en présence et représentation de l’être, et du chamane. Là où le chamanisme manipule des objets qui lui servent de représentation — le mal sous forme de plume chez Lévi-Strauss24 — pour trouver son efficacité, la représentation permet la mise en présence d’autres mondes possibles.
123Avatars et numérique
D’un point de vue anthropologique, les premiers avatars sont issus de narrations mythologiques incarnées par des jeux performatifs, de théâtres, de danse ou de marionnettes. Certaines mises en acte rituelles apparentent parfois les avatars aux fantômes, aux héros ou à d’autres divinités tutélaires25.
D’un point de vue historique, les avatars numériques sont les descendants des premières tentatives de robots humanoïdes, des automates26. Ne viennent que plus tard, au moment de la popularisation des écrans, les agents de conversation virtuelle. Les interfaces hommes-machines sont alors développées de manière à ce que l’attachement, pour l’utilisateur, soit plus fort que le sentiment d’étrangeté27. L’objectif est de populariser les ordinateurs, les logiciels, les applications et leurs usages, avec comme intention sous-jacente d’en susciter l’achat.
Les avatars qui peuplent aujourd’hui les mondes de ladite réalité « virtuelle » (contresens de la traduction française là où l’anglais littéral assimile le virtuel au factuel) ne sont cependant jamais éloignés de leurs ancêtres mythologiques. Il s’agit toujours de mettre en jeu une histoire, la fiction d’une part de soi, de manière à jouer avec un autre, sans nécessairement souffrir de sa propre identité. Les mondes numériques nous permettent la découverte de territoires où chacun peut s’abstraire de toute pesanteur, qu’elle tienne de la timidité ou du handicap.
Aussi l’avatar vient-il combler plus amplement les silences infinis des espaces numériques du code binaire, en vue de désigner des formes imagées d’humanoïdes. Les mises en présence des mondes virtuels sont ainsi servies par des interfaces anthropomorphes, de façon à assurer la transition d’une affection à une croyance, entre le monde des humains et les métavers.
124De l’immersion
La définition de l’immersion du Larousse se formule comme telle : « fait de se retrouver dans un milieu étranger sans contact direct avec son milieu d’origine ». Notons qu’il s’agit bien de milieu et pas d’environnement. Ainsi l’immersion fait-elle référence à un monde clos, au sein duquel l’ego devra s’aliéner : elle fait appel à un état psychologique où le sujet rompt avec la conscience de son propre état physique. De ce fait, elle est fréquemment accompagnée d’une intense concentration et d’une appréhension perturbée du temps ou de la réalité.
Sans entrer ici dans le détail des divers types d’immersion, qu’il s’agisse d’immersion sensori-motrice, cognitive, émotionnelle, spatiale, psychologique ou sensorielle, le Traité de la Réalité Virtuelle édité par l’École des Mines de Paris, la définit comme telle :
Ensemble des caractéristiques objectives d’un environnement virtuel qui visent à donner à un utilisateur des stimulations sensorielles et des possibilités d’action dans cet environnement […]. La présence est alors définie comme l’ensemble des comportements, allant de rapports verbaux à des comportements complexes, en passant par des réactions physiologiques, observés lorsque l’utilisateur est confronté à cet environnement. La présence est définie par rapport à deux environnements, l’environnement réel et l’environnement virtuel. L’analyse du comportement du sujet permet alors de déterminer si celui-ci agit en accord avec le monde réel ou avec le monde virtuel (Fuchs & al, 2011)28.
Partant du principe que le caractère immersif d’un monde virtuel tient à la description objective de ses propriétés, l’« immersivité » peut être dès lors tenue comme étant le fruit de l’ingéniosité de conception d’un dispositif. En d’autres termes, elle interroge les capacités de l’ingénieur en charge de la génération du métavers. Comment aura-t-il travaillé afin de plonger son public (son visiteur, la personne enquêtée, etc.), dans un nouvel environnement ? Il semble que peu importe la technique car au fond, ce sont les capacités sensorielles et motrices de l’utilisateur qui seront captées au profit de la découverte d’un monde autre.
125En revanche, le concept de présence est non seulement un concept subjectif, et par essence psychologique, mais il a surtout à voir avec la distinction des deux mondes : le monde réel et le monde virtuel. Slater présente l’immersion comme la capacité d’un système à isoler l’utilisateur du monde réel tout en lui délivrant une information riche, multisensorielle et cohérente29. L’immersion serait donc ce que permet la technologie d’un point de vue objectif, le but d’un dispositif immersif étant ainsi d’isoler « sensoriellement » l’utilisateur du monde réel ou, plus exactement, de substituer aux stimulations sensorielles réelles, les stimulations sensorielles générées par l’ordinateur.
Ainsi, il semble que ce qui fait « jouer » l’immersion tient d’abord de la conception d’un système technologique, lequel autorise la variation de ce que l’on nomme présence. Mais comment celui-ci peut-il tromper nos sens ? Pour tenter de répondre à cette question, je vais m’appuyer sur l’analyse d’un dispositif mis au point par une équipe mixte du CNAM Dicen IdF et du Collège de France, composée d’Étienne-Armand Amato, d’Étienne Pereny et de Geoffrey Gorisse30.
Petite ethnographie des mondes numériques
Être un avatar de soi-même
L’étude porte sur la problématique de la présence au sein d’un dispositif de réalité mixte, partant de l’axiome selon lequel l’immersion, à travers la figure de l’avatar, est devenue monnaie courante depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Dans cette perspective, il s’agit pour l’équipe de collecter des témoignages afin d’étudier l’état de « bilocation » par lequel un sujet est à la fois présent devant l’écran et quelque part au-delà de l’écran, dans un univers simulé.
Le protocole est le suivant : positionné face à un rideau vert et muni d’un casque de visualisation, l’utilisateur se voit de dos, au centre de 126l’écran, selon un procédé similaire à celui de Second Life. L’identification du joueur à l’avatar est induite par l’incrustation de l’image de la personne, et par un contrôle aisé puisqu’il dépend de manipulations suffisamment intuitives pour être acquises dès la première utilisation. Elles sont réduites à une commande analogique31 (une kinect) en temps réel. Le dispositif de cette enquête cherche ainsi à identifier la relation entre l’utilisateur et son auto-image interactive et, plus généralement, avec le monde numérique. Les diverses expériences d’immersion que j’ai eu l’opportunité d’observer au salon Laval Virtual, qui s’est tenu du 25 au 27 mars 2016, permettent de poursuivre cette réflexion.
Hypothèses et principes de l’enquête
Du point de vue étique32, le fond vert permet l’incrustation de l’image du visiteur au sein d’un monde de réalité virtuelle, en l’occurrence un canyon. En fonction de ses mouvements qu’un logiciel de reconnaissance de gestes permet de détecter, celui-ci est en mesure de « voler » : il lui suffit pour cela de lever les bras ou de les baisser pour contrôler sa vitesse et sa direction. On lève le bras droit pour tourner à gauche, et inversement.
Mon enquête porte alors sur plusieurs plans : perceptif (ma propre perception du sentiment d’immersion), observatoire (lorsque je prends le recul nécessaire afin d’observer la scène avec distance pour mesurer des interactions) ou sur le mode de l’interview (qui permet en particulier de poser des questions plus intimes ou plus précises aux autres utilisateurs).
127Réalité virtuelle et expérience limite de mort imminente
– « Je suis mort ? »
– « Alors là je me suis dit : je suis mort ! »
– « Je voulais pas mourir ! »
– « C’est la fin ? Est-ce que je suis mort ? »
– « Ha ! Je suis mort ! »
Voici le type de phrases que l’on peut entendre à la sortie de l’expérience immersive proposée par l’équipe d’être un avatar de soi-même. Ces remarques ne vont pas sans manquer d’intérêt. Après l’expérience, lors d’un temps dévolu au feedback, les personnes qui racontent leur « avatarisation » parlent relativement souvent de leur « mort », comme s’il s’agissait d’une expérience de mort imminente.
On peut bien entendu rattacher ce commentaire aux souvenirs de la tradition du jeu vidéo, et plus spécifiquement des jeux de plateforme, au cours desquels les joueurs peuvent disposer de plusieurs vies. Au contraire, dans Second Life, l’enjeu n’est pas de vivre ou de mourir mais bien de construire un monde. Un monde de sens et de perception mais également un monde de partage qui permet de raconter ce que l’on a vécu, mais surtout ressenti.
Or, c’est bien de l’adhérence du public dont il est question. Et la croyance en ce monde nouveau (j’enfile le visiocasque, je me trouve au sein d’un canyon, le mouvement de mes bras contrôle le défilement du paysage et me donne l’impression de voler) qui permet au monde de « tenir ». Alors, pourquoi conserver ce terme de « mort » s’il s’agit de devenir immortel ? Et pourquoi se référer à la finitude lorsqu’il s’agit de proposer l’infini ? Que signifie « mourir » dans le monde de l’avatar ?
L’immersion évoque quelque chose de l’ordre du passage, de la transformation. Il faut aller avec le monde et ses dangers et en sortir « vivant ». L’enjeu est donc celui de la traversée, du retour à soi en toute intégrité. C’est en cela que l’expérience n’est pas tellement éloignée de celle du vol du chamane, que je vais à présent m’efforcer de décrire.
Le vol du chamane
Il est dit du chamane qu’il « vole » d’un monde à l’autre, à travers le monde des esprits, le monde des morts, la conscience. Son vol est un don qui lui permet d’opérer des rites de guérison. Dans les sociétés 128traditionnelles, les personnes atteintes de certains types de maladies vont voir le chamane et lui demandent de procéder à un vol, qui leur permettra de guérir. Ce vol consiste donc en un voyage de l’esprit du chamane dans un autre-monde, que celui-ci peut décrire, tel un rêve. Dans ce cas, le chamane revient avec une part de l’âme perdue du malade et la ramène avec lui.
À la suite du rite, le chamane s’effondre, en général en un lieu réservé. Il est inanimé. C’est un état de transe que la médecine qualifie de cataleptique. Son âme est-elle dans l’au-delà, avec les esprits ? L’angoisse règne au sein de l’assistance. Le chamane va-t-il revenir ? C’est la période de l’extase, que décrit Mircea Eliade, au cours de laquelle s’effectuent les expériences de vol magique, d’ascension au ciel ou de descente aux enfers.
Chamane, le mot de la langue Evenki33 est lié à une certaine attitude, un type de mouvement, à la proprioception ou à la conscience de soi. Or, pour Mircea Eliade, l’incorporation et la possession par des esprits sont des phénomènes universellement répandus qui n’appartiennent pas, stricto sensu, au chamanisme. Selon lui, l’extase est la cause de l’incorporation des esprits, et non son résultat. Cela fonde même, l’élément spécifique du chamanisme.
La capacité du chamane à traverser les mondes l’invite au dédoublement : il est un peu ici et un peu ailleurs. Une partie de son corps reste près de celui du patient là où son âme vole à travers le monde des esprits. Ainsi, le vol magique du chamane est-il largement tributaire de la cosmologie du monde vécu. Et comme le chamane est capable de monter (au ciel) et de descendre (sur terre), les esprits peuvent, eux aussi, s’incorporer au chamane.
L’expérience d’immersion, telle qu’elle était proposée par le dispositif d’être un avatar de soi-même, permet d’identifier des participants qui ont l’air de vouloir jouer avec les éléments du paysage-cosmos offert par le dispositif. L’exploration du milieu semble ainsi relever d’un prétexte à l’expression d’une peur fondamentale : celle qui se rapporte à la perte du contrôle de soi.
Contrairement au chamane qui vole dans le monde des esprits pour établir une relation entre l’âme et le corps du malade dans le but d’obtenir sa guérison, la prise en « main » (la prise en corps) de l’avatar génère une certaine peur : la peur de s’écraser, la peur d’entrer en collision avec 129des objets non identifiés, la peur de « mourir ». La peur incite donc à un genre d’action qui se joue dans la chair : freiner pour ne pas piquer, tourner pour éviter les obstacles, reprendre le contrôle de sa trajectoire. La peur de s’écraser semble d’ailleurs couplée à celle que le jeu s’arrête : « comme dans un rêve », me dit-on.
Le chamane paraît lui bien au contraire, se trouver en contrôle de son vol. Et ce même s’il est en lutte, ou s’il n’en connaît pas l’issue. Le fait qu’il ait un objectif précis, le soin, inscrit son action dans un mode très différent de celui emprunté par les personnes invitées à tester le dispositif. Ceux-ci n’ayant par ailleurs pas été précisément informés de ce à quoi servait ce vol.
S’il y a là différenciation entre avatarisation et chamanisme, il semble qu’elle se joue également entre le comment et le pourquoi de l’immersion. Le chamane part pour sauver une vie. L’avatar répond quant à lui à la question : comment s’éprouver soi-même dans un monde nouveau ? Du point de vue des similitudes cette fois, le chamane est toujours seul à se battre et à savoir passer d’un monde à l’autre. Cette solitude se retrouve également dans l’expérience d’immersion : l’immergé est seul au sein de son expérience. Même s’il est bientôt rejoint par un passant, puis par un autre joueur dans un temps différé, l’expérience n’étant pas « partagée » en temps réel.
Où la double image de soi établit
une instance de dissociation
Au sortir de son expérience, une autre personne dira cette chose qui m’interpelle : « Je sais que c’est moi, mais ce n’est pas moi : c’est une image de moi dans le jeu ». Il y a donc du soi et du non-soi dans la forme d’identification que propose le dispositif. Et c’est bien dans cette incapacité à saisir ce qu’est le mode d’existence « mixte » que réside l’intérêt de l’enquête.
L’ambiguïté permet à chacun l’adaptation, la variation perceptive nécessaire à l’émergence d’un territoire nouveau. L’entre-deux intéresse directement le jeu d’analogie entre chamanisme et avatarisation. L’effet 130de balancement entre monde virtuel et réalité offre un genre de triangulation, une intermédiété, qui permet à soi-même de devenir autre. Ou étrangement, de s’identifier à soi-même comme à un autre. Mais comment ce processus d’identification se cristallise-t-il ?
De l’entrée ou de la sortie d’immersion
Jeu d’interaction entre l’image et le mouvement, la cinétique de l’image couplée à la kinesthésie permet l’appropriation d’un rapport proprioceptif à un monde nouveau, le monde virtuel proposé par le dispositif. Au-delà du « J’y étais ! » traditionnellement promu par les ethnologues34, l’interaction image/mouvement fait dire à certains : « J’étais dedans ! ». Elle permet par-là même de confondre plusieurs niveaux d’existence. Expérience présente du dispositif-souvenir, c’est-à-dire cognition incarnée ou mémoire de certaines techniques du corps, activation de l’imaginaire, tout se trouve là orchestré dans cet espace-temps suspendu qu’est l’expérience immersive.
Là où certains ont plutôt tendance à penser que : « L’on n’arrive pas à se mettre dans les yeux de la personne », l’expérience immersive d’« être un avatar de soi-même » est donc corrélée à une question de point de vue. Il est d’ailleurs amusant de relever le témoignage d’une autre personne relatif à son expérience de décentrage : « Je ne suis pas dans moi ; je suis un point de vue différent ! ». Ici la personne ne se perçoit plus comme une personne mais bien comme un simple lieu de perception visuelle. S’agit-il pour autant d’un esprit qui flotterait sans aucune attache corporelle ?
Le dispositif force à ce double jeu d’être à la fois acteur et spectateur de soi-même. Il ressemble à un exercice de méditation de pleine conscience durant lequel le point de vue sur soi se décentre. La « sortie de corps » autorise chacun à trouver sa place en fonction de sa capacité à l’abstraction. Soit on est dedans, soit on est dehors, mais quoi qu’il en soit, on se trouve bien quelque part. Aussi n’est-on pas « aliéné » au sens où l’entend Sigaut35, mais simplement ailleurs, dans un autre état de conscience ou de présence à soi comme au monde.
131Temps et récit de l’immersion
Je me permettrai alors ce rapprochement avec l’analyse de Paul Ricœur relative à la constitution de l’identité fictionnelle développée par Temps et Récit36 et Soi-même comme un autre37. Il va d’abord sans dire que la multitude d’écrans proposée par le dispositif de l’avatar, cette proposition d’être à la fois soi-même et un autre, permet un certain type de modularité identitaire. Le titre de l’installation-dispositif repose déjà sur une métamorphose ontologique : nous voilà en devenir d’avatars de nous-mêmes. Là où, chez Ricœur, la notion d’ipseité supporte la une narration identitaire d’un soi qui s’exprime tout au long de la vie, d’un soi en perpétuelle évolution, ici, le soi est comme « rompu » ou « brisé » en deux entités dont les états de l’être sont radicalement différents. Si chez Ricœur, « l’autre n’est pas seulement la contrepartie du même, mais appartient à la constitution intime de son sens38 », le « soi » devenu avatar, permet la mise en abîme de la présence au monde. Ainsi les deux processus sont-ils apparentés au sein de la large entreprise qui consiste à questionner les identités.
Cependant, et alors que l’analyse de Ricœur oriente la médiation du soi à travers la reconnaissance de l’autre, et ce, à travers la longueur du temps de la « nécessité fictionnelle », le temps de l’avatarisation est quasiment immédiat. Ce qui permet sans doute l’opération d’un autre type de processus ou de figuration identitaire.
Identité personnelle et identité narrative
Si l’on élargit l’étude de l’ego du temps très court étudié par la philosophie de l’action à la perspective étendue d’une vie entière, telle qu’on la rencontre parfois dans les romans, la question du soi se pose sous la question d’une permanence. Comment le soi se maintient-il et se reconnaît-il à travers l’écoulement du temps ? Chez Ricœur, le soi d’un temps long n’est plus le même (identité-mêmeté) ; Son identité évolue. Cependant, il se reconnaît toujours soi-même comme soi (identité-ipséité). 132Chez Ricœur en effet, l’Autre se manifeste phénoménologiquement à travers un mouvement du Même vers l’Autre, l’Autre étant pensé là comme une seconde chair propre39.
Or, à travers l’expérience de l’avatarisation, pas de visage : nous n’avons jamais affaire qu’à un dos, un dos de nous-même. C’est seulement à la fin de l’expérience que l’usager peut se retourner et se voir « de face », comme pour vérifier de sa présence à ce monde ci. Se voir « comme dans un miroir », mais de dos, « comme un autre », permet peut-être l’accès au monde virtuel. Les dires des usagers semblent d’ailleurs confirmer cette hypothèse : « c’est comme si l’on suivait la personne » ou « comme dans un ULM où on suivrait le guide », là où le guide n’est autre que soi-même.
Avatar et identité morcelée
À la fin des deux journées d’expérience du salon de Laval, une jeune fille dit cette chose étrange qui attire mon attention sur la similarité de certains processus de conscience modifiée : « C’est comme si c’était l’avatar qui me contrôlait ». Son jeune âge aurait-il joué sur sa perception identitaire ? L’encouragerait-il à faire ce que l’on nomme en psychiatrie, de « la dissociation40 » ? Était-elle « aliénée à l’avatar », au lieu de se trouver en simple situation d’immersion ? Alors que se pose la question de savoir qui contrôle qui, les frontières du moi sont brouillées. « Il me contrôle et je le suis » dit encore la jeune fille.
Il semble de première importance de relever la remarque, en ce qu’elle se prête à la puissance du nombre. Que vont devenir tous ces jeunes « immergés » : des désaxés ? D’autant que les journées d’ateliers et de restitution du salon de Laval Virtual ne semblaient jamais s’interroger sur les dangers que représente la pratique de l’immersion au sein des mondes virtuels. Quels sont les effets sur le cerveau ? Mais surtout, sur la conscience ? Le passage dans les mondes virtuels altère-t-il la conscience de soi ? Et ce jusqu’à quel point ? Il est alors intéressant de se demander en quoi la pratique du jeu virtuel, avec un visiocasque, peut simuler des espaces-temps parallèles, dilatés, rhizomatiques… schizophréniques ?
133Où moi c’est l’autre
Enfin une jeune maman décide de pratiquer l’expérience alors qu’elle porte son fils en harnais sur le ventre. L’enfant reste posé sur sa poitrine pendant qu’elle entre en immersion. La jeune mère dit cela : « J’avais l’impression d’être une femme du futur. Je me regardais en train de faire les mouvements. Je trouvais que j’avais de la classe. Pas comme d’habitude. »
On peut se demander si le contexte de la maternité n’a pas, d’avance, fragilisé le narcissisme de la jeune femme qui se voit tout à coup comme un individu sorti d’une normalité, et semble nier son originalité, sa féminité ou son élégance au quotidien. L’expérience est le lieu des retrouvailles du soi, là où la maternité semble avoir laissé quelque chose de l’ego de la jeune femme dans les bras de son enfant.
Il est également intéressant de remarquer que tout au long de l’expérience, on voit l’attitude de l’enfant changer en fonction des états émotionnels de sa mère. Au début, l’enfant ne semble pas percevoir que sa mère porte un visiocasque. Puis, on sent que la mère se détache peu à peu de sa relation à l’enfant : elle entre en « immersion ». C’était « comme dans un rêve », dit-elle. Elle poursuit sur la description de la relation à son fils : « Il n’était pas très content le petit. Il y a eu un moment où je me suis sentie toute seule. Je l’avais oublié. Il a grogné. Alors je me suis retrouvée en présence de lui. »
Au-delà du fait que les technophobes pourraient trouver inquiétant qu’une expérience d’immersion fasse oublier à une mère la présence de son enfant à côté d’elle (en l’occurrence sur elle), j’ai relevé une réaction intéressante du bébé. Pendant qu’il perdait progressivement contact avec sa mère, il se retournait vers le public comme pour retrouver un contact visuel avec les autres personnes présentes à la scène. Là où sa mère avait comme « disparu » à elle-même, l’enfant était parti à la recherche d’une relation avec le reste du monde. Et l’enfant se rendant compte de la captation de sa mère ou de son absence relative, manifestait la nécessité de s’ancrer dans ce monde directement, matériellement, présent à lui.
Le besoin de réassurance du bébé en dit long sur la capacité du visiocasque à capter la présence humaine. Sur le sujet, il serait tout à fait intéressant de développer des débats sur les « intensités41 » de présences 134relatives aux « paliers d’immersion42 ». Autrement dit, il conviendrait de convoquer à une table ronde Albert Piette et Judith Guez et de leur demander de discuter les termes du dispositif selon les catégories fines qu’ils ont développées dans leurs travaux.
En effet, Albert Piette parle d’intensité de présences et détaille, via l’usage de schémas et de graphiques, la capacité d’un être humain à vivre une expérience de manière partitionnée avec plus ou moins d’intensité à l’« être », en fonction du niveau d’intérêt porté à l’activité pratiquée. Or, dans son travail de thèse, Judith Guez compare l’expérience des mondes virtuels et l’immersion à des passages de paliers en plongée sous-marine. Convoquer les deux chercheurs pour une analyse croisée du dispositif permettrait sans doute de faire varier les systèmes d’opérations herméneutiques. Au terme d’une telle démarche, il serait certainement possible de jalonner de nouvelles pistes de recherche pour les sciences cognitives. Ainsi, apporterions-nous une capacité d’analyse, des outils plus finement définis que la simple « digitalisation » du processus comptabilisé comme un 0 ou 1 : immergé / pas immergé.
Prolégomènes à toute expérience future
À présent que j’ai cherché à saisir plusieurs processus d’avatarisation, identification, immersion, dissociation, identité, mêmeté, présence, paliers d’immersion, je me demande si l’on peut parler d’expérience collective différée, là où chacun des usagers a vécu une expérience similaire ou visité « le même monde ». Et peut-on dans ce cas, parler de « monde persistant » ? Le monde « visité » dépasse-t-il notre capacité à entrer en contact avec lui ? Et en cela, est-il vivant ou mort ? En d’autres termes : quel est l’intérêt de concevoir des univers clos et d’en répéter l’expérience à plusieurs, mais « pas en même temps », c’est-à-dire, finalement, pas ensemble ? S’agit-il de trouver son identité en se séparant du reste du monde ? En cela, nous ne serions pas si éloignés des états de conscience modifiés décrits par les pères de l’anthropologie.
Pour conclure, j’ai choisi cette analogie du chamanisme et de l’avatarisation à cause de l’écran qui fonctionne comme le premier d’entre tous, celui du cinéma de la préhistoire qui se matérialise sous la forme d’une 135paroi de grotte, où l’on pouvait, il y a plus de 30 000 ans déjà, faire jouer des ombres portées par la lumière d’une flamme qui oscille. Cependant, l’analogie ne nous permet jamais que de saisir de manière distinguée pour mieux les définir, les passages d’un monde à l’autre. Cela nous invite à renouveler des questions plus précises afin d’interroger, par exemple, le couple perception/proprioception ou les organisations sensorielles multimodales qui permettent d’activer le sentiment même d’immersion. Qu’est-ce qui fait qu’on se laisse prendre au jeu : l’identification ? L’altérisation ? Ou contraire, la dissociation et l’ambiguïté ?
Roberte Hamayon dans son ouvrage Jouer, cherchant qui est agi du jeu ou du joueur, discerne ainsi les cadres de pratique du jeu qui ne sont autres que les normes de fabriques identitaires et sociales. Aussi, que nous disent les dispositifs immersifs de nos mondes contemporains ? Quels sont les besoins si urgents de sortie de monde, ou de sortie du corps, pour qu’on invente des dispositifs technologiques aussi lourds, qui plus est chronophages et énergivores, tels que les C.A.V.E43. et les salles d’immersion ? Et pourquoi ne pas se contenter des expériences habituelles de rêverie ? À quoi nous sert la digitalisation de nos élucubrations mentales ? À les partager, sans doute. Mais, ne serions-nous plus capables de « faire société » sans appareil à numériser les images ?
Ce sont toutes ces choses dont il faudrait prendre le temps de débattre précisément lors de tables rondes transdisciplinaires réunissant divers experts des mondes numériques qu’ils soient techniciens, technologues, psychologues, sémioticiens, biomécaniciens, neuroscientifiques, anthropologues, sociologues, joueurs, historiens des techniques, etc., afin que les sciences sociales puissent tenir leur rôle de médiateur au sein du débat politico-technocratique. Espérons que la recherche engagée par les Études Digitales nous porte en ce sens.
Anne Dubos
Anthropologue
1 Michel Hulin, La mystique sauvage, aux antipodes de l’esprit, Préface, 1993.
2 Albert Piette, Au cœur de l’activité au plus près de la présence. Réseaux no 182, Paris, La Découverte, 2013.
3 Bruno Paul Latour, Sur un livre d’Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence, « Métaphysiques », Paris, PUF, 2009. Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 2009.
4 Olivier Servais, « L’eschatologie “No life“. Incorporation et Avatarisation d’érémitisme digital », Social Compass, Sage, Vol. 64(1) 42–59, 2017.
5 Roger Caillois, Des jeux et des hommes, Gallimard, Paris, 1958.
6 Winnicott, Jeux et réalité, Gallimard, Paris, 1975 (Trad. de l’anglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis).
7 Roberte Hamayon, Jouer, une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, Bibliothèque de Mauss, Paris, La Découverte, 2012.
8 Étienne Armand Amato, Pour une théorie unificatrice du jeu vidéo : le modèle analytique de la co-instanciation, EDK, Groupe EDP Sciences, psychologie clinique, no 37, 2014. p. 52-66.
9 Processus décrit par Natacha Nisic au cours de l’entretien : Nisic et Dubos, « Présences et Déplacements, le ciel d’Andrea », Théorèmes no 7, avril 2016, en ligne.
10 Il s’agit plus d’un travail de mise en analogie de représentations qu’un travail d’anthropologie véritablement scientifique au sens où, au sein de l’article, je n’aurai ni le temps ni l’espace de développer l’analyse complète des modèles afin de les comparer rigoureusement.
11 Jean Clottes soutient la thèse qu’on trouvait déjà des chamanes à l’ère de l’Aurignacien, entre 39 000 et 29 000 ans avant Jésus-Christ.
12 Avatar est un film de fiction américain écrit, réalisé et produit par James Cameron. Il est sorti en salle en décembre 2009.
13 Après de nombreuses manifestations de l’avatar, Huyghe et Parreno ont appelé la fin du projet en transférant les droits d’auteur du personnage à l’association Annlee. En tant que corps juridique appartenant à l’avatar lui-même, le document signifiait qu’Annlee et son image ne pouvaient plus être exploitées. Cet acte a accordé au personnage simultanément la liberté et la mort. L’intérêt étant ici que l’œuvre met à jour et démonte l’ensemble des mécanismes économiques qui sous-tendent l’industrie de l’image qu’elle relève du cinéma ou des jeux vidéo.
14 Amato parle de métavers pour qualifier les univers parallèles proposés par les jeux tels celui de Seconde Life. Op. cit.
15 Michel Perrin, Les praticiens du rêve, Paris, PUF, 1992.
16 Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 2015.
17 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, Magie et Religion, Paris, Plon, 1958.
18 Roberte Hamayon, Op. cit.
19 Voici la suite de la citation qui permettra au lecteur d’en comprendre le sens : « Leurs démarches respectives illustrent cependant deux conceptions opposées de la relation entre spécialiste rituel et les esprits à qui il donne un “effet de présence” : l’esprit représenté est censé est dans le corps du possédé, hors du corps du chamane ». Michel Leiris (1980 (1938)) donne à son livre sur la possession chez les Éthiopiens de Gondar un titre qui en souligne les « aspects théâtraux ». Alfred Métraux (1955) parle de « comédie rituelle » dans la possession. Dans un chapitre de son ouvrage sur La Musique et la transe, Gilbert Rouget (1990 (1980)) envisage un fil reliant les cérémonies de possession au théâtre lyrique et à l’opéra. Le vocabulaire du jouer est répandu aussi à propos de la possession, mais son usage reflète alors une conception chamanique. Cf. Hamayon, Op. cit. p. 198.
20 Voir par exemple : Marcel Mauss : « esquisse d’une théorie générale de la magie », L’Année Sociologique, 1902-1903. Jacky Assayag et Gilles Tarabout : « La possession en Asie du Sud, parole, corps et territoire », Purusartha no 21, EHESS, 2000.
21 Les hindous attendent sa dixième incarnation.
22 Alain Danielou, Mythes et dieux de l’Inde, Paris, champs Flammarion, 1992.
23 Michel Hulin, Le Principe de l’Égo dans la pensée indienne classique. La notion d’Ahamkara, Paris, Publications de l’Institut de Civilisation Indienne, Collège de France, 1978 ;.
24 Antrhopologie Structurale I. Op. cit.
25 Gilles Tarabout, « Ancêtres et revenants. La construction sociale de la malemort en Inde », in BAPTANDIER Brigitte, De la malemort en quelques pays d’Asie, Karthala, 2001, p. 165-199.
26 Joffrey Becker, Humanoïdes, Expérimentations croisées entre arts et sciences, « frontières de l’humain », Presses Universitaires de Paris Ouest, 2015.
27 Emmanuel Grimaud et Zaven Pare, Le jour où les robots mangeront des pommes, « Anthropologiques », Petra, 2011.
28 Philippe Fuchs & al., Le Traité de la Réalité Virtuelle, Paris, Presses de l’École des Mines, 2011.
29 Slater & Wilbur, A Framework for Immersive Virtual Environments (FIVE) : Speculations on the Role of Presence in Virtual Environments, M.I.T. 1997)
30 Une démonstration du dispositif se trouve en ligne à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=ft_aHfoJME4
31 Le système expérimental est composé d’un écran vert, d’une kinect 2, permettant de capturer les mouvements et d’activer la commande gestuelle, et d’un casque de visualisation HDM. Le scénario principal consiste à téléporter l’utilisateur dans un paysage large et uniforme. Celui-ci peut, en levant les bras, léviter lentement avant qu’une modification de l’axe de la caméra selon l’inclinaison du corps lui permette d’effectuer un vol libre qu’il peut orienter avec ses bras. Une montagne apparaît : l’utilisateur se trouve alors contraint de parcourir un canyon dont il doit éviter de toucher les parois. Dès qu’il parvient à sortir de cette gorge étroite, il se confronte à un nouveau test qui consiste à éviter une pluie de météorites qui s’abat sur l’avatar autoscopique. L’équipe rapporte que : « plus de 37 % des testeurs disent avoir perçu des “sensations corporelles” pendant la phase de lévitation, première étape de séparation entre la réalité locale et la réalité virtuelle ». Reste à savoir ce qu’ils entendent par « sensations corporelles ». En cela, les valeurs d’analyse de Piette nous seraient d’un grand secours.
32 SARDAN Jean-Pierre Olivier de, « Émique », in L’Homme, tome 38 no 147. Alliance, rites et mythes, 1998, p. 151-166.
33 Signifie danser, bondir, remuer, s’agiter.
34 Clifford Geertz, “Local Knowledge” and Its Limits : Some Obiter Dicta. Yale Journal of Criticism 5(2), 1992, p. 129-135.
35 Sigaut explore la variabilité de l’aliénation qu’elle soit mentale, sociale ou culturelle. L’aliénation agissant comme frontière, il distingue alors trois pôles : ego, le réel et autrui. Selon lui, l’aliénation mentale isole ego du réel et d’autrui. L’aliénation sociale isole ego et le réel d’autrui. L’aliénation culturelle éloigne ego et autrui du réel. François Sigaut, « Folie, réel et technologie », In Technique et Culture 15, 1990, p. 167-179.
36 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Points, Seuil, 1990.
37 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Points, Seuil, 1990.
38 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Points, Seuil, 1990.
39 Dénommée alter ego par Husserl, et de l’Autre vers le Même, ce que Lévinas nomme l’apparition du visage de l’Autre.
40 Rupture, dissolution de l’unité intrapsychique du sujet (Larousse, 2016).
41 Albert Piette « Au cœur de l’activité, au plus près de la présence », Réseaux no 182, p. 57-88, 2013.
42 Judith Guez, Illusions entre le réel et le virtuel (IRV) comme nouvelles formes artistiques, présences et émerveillement, Thèse de Doctorat de l’Université de Paris 8, 2015.
43 Chicago Automated Virtual Cave.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-09288-9
- EAN: 9782406092889
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0115
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-06-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Shamanism, anthropology, avatar, game, immersion, virtual reality, time, narrative